Séance du 20 novembre 1930 : Textes du jeune Lacan

avril 25, 2021 0 Par Karim Richard Jbeili

Textes du jeune Lacan

  Troubles mentaux homochromes chez
 
               deux frères hérédo-syphilitiques

 

        par P. Schiff, Mme Schiff-Wertheimer et J. Lacan

 

                Société de Psychiatrie de Paris

                  Séance du 20 novembre 1930

     Chez deux frères, séparés par une différence d’âge de deux ans et qui ont pu être observés durant une longue période, nous avons constaté le même ensemble de troubles – instabilité, perversions instinctives, arriération physique et psychique – qui signalent le déséquilibre mental constitutionnel.  Plusieurs points sont à rele ver dans l’histoire de ces jeunes gens.  La similitude des desti nées d’une part:  l’homologie des causes pathogènes a entraîné celle des réactions psychiques et ces deux frères, nullement ju meaux, fortement attachés l’un à l’autre et ne désirant rien moins que se ressembler et s’imiter, ont reçu les mêmes entraînements, se sont montrés anti-sociaux de la même façon, ont eu une odyssée à peu près identique, ont commis les mêmes actes medico-légaux.  D’au tre part les difficultés du diagnostic étiologi que sont à sou ligner. L’origine précise des troubles chez le premier sujet n’a pu être prouvée que par l’examen du second.  Les deux frères, enfin, ont présenté des « crises » dont la valeur clinique est d’apprécia tion délicate.

     L’aîné, Eugène T…, 20 ans, a été suivi par l’un de nous à intervalles plus ou moins réguliers pendant quatre ans.  Il a les antécédents suivants:  convulsions dans la première enfance; cepen dant développement physique normal, première scolarité normale, puis vers la IIe année se manifeste un fléchissement de l’attention et une tendance à l’indiscipline.  C’est à ce moment, semble-t-il -ici les renseignements fournis par la famille sont abondants mais parfois contradictoires – qu’il aurait fait un épisode infectieux, avec fièvre pendant 4 jours, insomnie totale, diplopie, phases con sécutives de somnolence durant pendant plusieurs semaines.  Après cette maladie l’enfant, jusque-là très doué ne veut plus se pré parer au certificat d’études et est placé d’emblée dans une école de pré-apprentissage.  Après un an d’étude il se montre incapable d’un apprentissage suivi, il a essayé en deux ans une dizaine de places, toutes dans des professions différentes, et partout a été considéré comme capable de réussir « s’il voulait », mais il ne persévère nulle part, soit qu’on le renvoie, soit que lui-même fasse une fugue.  A partir de la 14e année il quitte en effet de temps à autre le domicile familial pour des escapades d’une ou plusieurs journées.  Deux de ces fugues ont même duré des semaines, il prétend gagner sa vie tout seul, a un besoin de grand air, va gabonde le long des routes et semble avoir commis des actes médico-légaux au sujet desquels il fait des déclarations que des contrôles ont prouvé mensongères.  Etant donné sa hâblerie mythomaniaque, la vanité qu’il tire de ses perversions, la difficulté d’enquêtes loin taines de vérification, il est difficile de se rendre un compte exact des méfaits qu’il a réellement accomplis.  En tout cas il avait déjà été accusé de vol à l’école et a reconnu des vols d’ar gent au domicile paternel.  Placé dans diverses oeuvres de relève ment, dans des patronages, à la campagne, il s’y est montré insup portable, intervenant sans cesse dans la marche des services, ina men dable et, malgré ses protestations et promesses de réforme, inin timidable, opposant aux diverses méthodes d’éducation, in discipline et instabilité, une mendacité tantôt utilitaire, tantôt gratuite, une nocivité maligne qui vont s’aggravant et paraissent être plus accusées encore dans le milieu familial.  Il y est cons tamment agressif vis-à-vis de sa mère, et aussi de son frère cadet (v. obs. no 2) qu’il paraît, au moins pendant de longues périodes, détester.  Il est sujet à des accès de colère paroxystique où il profère des menaces de mort et se livre à des voies de fait sur l’entourage.

     Au point de vue intellectuel, pas d’arriération nette, les réponses aux tests de Terman sont celles de la moyenne des sujets de son âge.

     Il s’estime malade, accuse des étourdissements, des céphalées, des lipothymies, mais on ne constate aucun signe caractéristique d’épilepsie jusqu’en ces dernières semaines où, après des excès alcooliques (affirmés par lui) il aurait eu à diverses reprises, dans une même journée, six crises en 6 heures, crises comportant, dit-il, un vertige initial, une chute avec perte de conscience, des morsures sanglantes de la langue, de l’écume aux lèvres.  Nous n’avons pu observer une de ces crises, et comme le sujet a été hospitalisé à plusieurs reprises dans des services où se trouvaient des comitiaux, qu’il aurait été, selon ses dires, infirmier dans plusieurs asiles et maisons de santé, une forte sursimulation de nous paraît pas devoir être d’emblée exclue.

     Au point de vue physique c’est un adolescent d’aspect gracile, avec un retard du développement pileux, un facies adénoïde à voûte palatine ogivale et prognathisme du maxillaire supérieur.  Les examens biologiques, à part une albuminorachie discrète, donnent des résultats normaux.  Sang:  Urée à 0,170/00 réactions de Bordet-Wassermann, de Sachs-Georgi, de Besredka négatives. Liquide cépha lo-rachidien:  tension normale, albumine 0,40 0/00.  Sucre:  0,63 0/00, globulines:  0.  Bordet-Wasstermann négatif.  Benjoin:  00000.02222.I0.000.

     On a pratiqué à ce moment dans le sang des parents les réac tions de Bordet-Wassermann, de Sachs-Georgi et de Besredka:  elles sont négatives.  De plus le père nous dit qu’une ponction lombaire, qu’il avait antérieurement réclamée à son médecin « pour découvrir l’origine du déséquilibre de son fils », est négative.  Nous avons suspecté chez Eugène T. une syphilis blastotoxique ou transplacen taire.  Cependant l’ignorance où les résultats négatifs obtenus sur ses parents nous laisse sur l’origine des troubles mentaux de cet adolescent, la notion d’un épisode infectieux apparu chez lui vers la IIe année portent à attribuer une particulière importance aux résultats de l’examen oculaire.  Le réflexe photomoteur est, aux deux pupilles, vif mais incomplet et parfois il « tient mal ».  Ce signe pourrait être considéré comme la phase tout initiale d’un signe d’Argyll, mais il se trouve aussi dans les cas d’encéphalite épidémique.  En outre Mme Schiff-Wertheimer a constaté que les mouvements de convergence sont insuffisants et qu’après les efforts de convergence des secousses nystagmiformes de grande amplitude apparaissent dans le regard latéral.

     C’est là un trouble fonctionnel qui paraît avoir été signalé jusqu’ici dans l’encéphalite épidémique seulement, et nous avons d’abord conclu qu’Eugène T. a été atteint d’une encéphalite épi démique fruste qui n’a pas réagi sur l’intelligence mais a entraîné une détérioration tardive du caractère, détérioration devenue mani feste, comme il est fréquent, après un temps de latence et au mo ment de la crise pubérale.

     Ces conclusions provisoires sont revisées quand nous avons à traiter son frère.

     Observation II. – Deux ans après Eugène, en effet, son frère Raoul entre à l’hôpital Henri Rousselle our des désordres identi ques de la conduite et du caractère.  D’emblée on constate à l’e xamen physique une certaine ressemblance d’aspect mais ce qui frap pe chez le cadet ce sont, à la mâchoire supérieure, deux incisives d’Hutchinson typiques, avec incisure semi-lunaire en coup d’ongle. L’imprégnation hérédo-syphilitique est chez lui évidente.  Les dystrophies craniennes sont plus accusées que chez Eugène, son liquide céphalo-rachidien, par ailleurs normal, contient 5 lympho cy tes au mm3.  Dans le sang on trouve une réaction de Bordet-Was sermann négative mais une réaction de Mcinicke partiellement posi tive.  Enfin l’examen oculaire montre un signe d’Argyll-Robertson complet:  pupilles déformées, réflexe photomoteur presque nul avec réaction pupillaire conservée à l’accommodation convergence.  En outre il existe un petit strabisme convergent.

     L’histoire clinique de Raoul est la suivante.  Né à terme.  Retard de la parole et de la marche.  Péritonite tuberculeuse à 6 ans.  Pott lombaire (?) vers 8 ans.  Scolarité jusqu’à 14 ans, apprend mal, est incapable de passer le certificat d’études.  Très bon caractère jusqu’à 15 ans, mais à partir de ce moment, à la crise pubérale de nouveau, changement de caractère, inadaptation sociale complète: instabilité mentale et motrice, indocilité continue, grossièretés, fugues, mensonges, vols répétés et commis avec artifice, sabotage de machines dans les ateliers où il est employé, est renvoyé de partout:  16 places et 10 métiers diffé rents en 2 ans.  Relations suspectes pour finir, après avoir quitté la maison paternelle, il devient, contre la nourriture et le cou chage, plongeur dans un bar mal famé.  Récemment, crises multiples, semblables à celles de son frère:  lors de la première il a avoué à son père qu’il avait simulé.

     Outre son instabilité, Raoul présente une arriération psychi que plus nette que son aîné et qui est d’ordre intellectuel autant que volontaire.  Ses réponses au test de Terman sont nettement in­férieures à la normale.  La diminution de l’intelligence s’accuse d’ailleurs progressivement dans la lignée T:  après Eugène et Raoul se place un troisième fils, Tony, âgé de 11 ans, à la face dyssymé­trique, porteur d’un tubercule de Carabelli à droite, doux, apathi que, qui a dû redoubler une classe et dont l’âge mental, au point de vue clinique comme aux tests de Terman, ne dépasse pas 8 ans. Les réactions biologiques sont négatives chez lui, comme chez la dernière née, une soeur de 6 ans qui témoigne aussi d’un retard intellectuel, retard survenu chez elle plus précocement que chez ses trois frères.

     Un traitement spécifique a été entrepris chez tous les en fants, il n’a chez les aînés amené jusqu’ici aucune amélioration.

     La tare syphilitique nous paraît peser sur toute la descen dance T. et conditionner en particulier le déséquilibre mental « constitutionnel » des deux aînés, déséquilibre qui s’est manifesté surtout à la puberté et les a entraînés dans des odyssées médico-légales identiques.

     Nous insistons sur les signes oculaires fonctionnels qui avaient légitimement conduit à penser, chez l’aîné, à une infection encéphalitique.  Il semble possible que la syphilis ait pu provo quer chez lui ce symptôme de l’encéphalite épidémique parce qu’elle a lésé son cerveau à des points que touche plus électivement le vi rus de l’encéphalite épidémique.  Les accès de colère présentés par les deux frères, les sautes d’humeur, les convulsions, d’aspect tan tôt pithiatique, tantôt épileptique sont également à rapprocher des mêmes signes observés chez les encéphalitiques[1].  Ces troubles psychiques, comme les phénomènes oculaires, nous paraissent dûs à une encéphalite chronique hérédo-syphilitique qui a donné des trou bles du caractère, un tableau comme on le voit après l’encéphalite épidémique, peut être parce qu’elle a eu les localisations produi tes habituellement dans cette dernière affection.

 

[1]  _________________(?) – La cure sucrée dans l’épilepsie.  Presse Médicale, 7 nov. 1925.