séance du 19 mai 1932 : Spasme de torsion et troubles mentaux post-encéphalitiques

avril 25, 2021 0 Par Karim Richard Jbeili

Textes du jeune Lacan

Spasme de torsion et troubles mentaux post-encéphalitiques
 

 

     par MM. Henri Claude, Pierre Migault et Jacques Lacan

 

 

                 Société Médico-Psychologique

                     séance du 19 mai 1932

     Nous présentons à la Société médico-psychologique une malade qui nous a paru remarquable, tant par le groupement des symptômes qu’elle présente que par leur évolution.

     Il s’agit d’une femme de 28 ans, Mme G…  Peu de choses à noter dans les antécédents héréditaires, en dehors d’une chorée survenue chez la mère à l’âge de 17 ans et ayant duré 2 ans.

     Enfance normale.  Mariée à 17 ans.  Activité efficace (se crétaire).  Comportement affectif tout à fait normal.  En parti culier, pas d’animosité, à l’égard de la belle-mère contre laquelle elle manifeste ultérieurement, pendant sa maladie, des sentiments de haine.  Un enfant mort-né un an après le mariage.

     Il y a 4 ans, épisode infectieux à début brutal.  Apparence de grippe banale.  Fièvre oscillant autour de 39o pendant une semaine.  Céphalée extrêmement violente faisant dire à la malade: « je me sens devenir folle ».  Courbature.  Pas de diplopie.  Pas de somnolence suspecte  Au bout d’une semaine, amélioration puis guérison à peu près complète; cependant persistance de céphalées intermittentes mais violentes.  A noter en même temps que les troubles infectieux une aménorrhée qui dure deux mois.  La malade reprend son travail 5 mois environ après le début de l’épisode infectieux.  A ce moment et très rapidement apparaissent des modifications passagères du caractère et de l’humeur (Mésentente avec son chef de service, dé pression, idées de suicide).  Hospitalisée à l’Hôpital Henri-Rous selle, elle est considérée comme étant dans un état de dépression atypique.  On note dans l’observation des idées de négation:  « Tout est vide, mon estomac, tout », un sentiment d’inhibition:  « J’éprou ve de la difficulté à parler », de transformation:  « Je n’urine plus comme avant », « dans mon regard c’est faible, il n’est pas profond, je ne peux plus fixer le sgens.  Tout moi est au ralenti ».  Surtout l’idée obsédante:  « Je vais devenir folle » et un sentiment d’étran geté et de malaise permanent.

     A l’examen somatique rien n’est noté d’anormal en dehors d’une tachycardie à 120 qui se produit à l’occasion de manifestations é motives.  Elle sort de l’hôpital Henri-Rouselle pratiquement gué rie, au bout de 4 mois.  Cet état persiste pendant deux mois envi ron, puis brusquement apparaît une période de mutisme presque com plet pendant laquelle la malade communique néanmoins par écrit avec son entourage. Activité sensiblement normale dans le domaine ré duit de son intérieur.  Etait à ce moment enceinte.  Au cours de la ges ta tion, elle aurait présenté quelques mouvements nerveux aux dires du mari, qui ajoute qu’on aurait à cette époque prononcé le nom de Parkinson.  Dès ce moment attitudes longuement conservées (pendant 1/2 heure reste le visage contracté à considérer sa main tendue).

     Pendant toute la gestation, même présentation.  Evolution nor male de la grossesse et accouchement également normal.  Quelques propos bizarre pendant le travail:  « Volonté orientée en sens inverse »… sentiment exprimé de dédoublement de la personnalité.  Après l’accouchement mutisme complet.  Au cours d’un séjour en Vendée rompt le silence pour demander à être internée.  Elle est alors placée à la Roche-sur-Yon, puis après un bref séjour à Henri-Rousselle est internée à Perray-Vaucluse.  Considérée alors comme atteinte d’un état dépressif symptomatique de démence précoce.  On signale chez elle, à ce moment, un mutisme obstiné, des tics, des grognements et des gestes stéréotypés.

     Du 6 septembre au 11 décembre 1930, dans les différents certificats, on note:

     « Syndrome de maniérisme, avec stéréotypies verbales et motrices. » (Courbon, 7 sept. 1930).

     « Etats stuporeux avec mutisme mélancolique. » (Génil-Perrin, 20 sept. 1930).

     Cet état stuporeux persiste jusqu’à la fin de novembre 1930.  Le mutisme reste obstiné (refus de répondre autrement que par la plume).  Pas d’éléments confusionnels.

     En décembre 1930, Mad. G. sort très améliorée depuis peu, avec le certificat suivant: Psychose discordante en régression (Courbon).

     Dans cette dernière période (de décembre à août 1931) qui pré cède immédiatement son entrée dans le service, claustration, com por tement de plus en plus bizarre.  Ralentissement de l’ac tivité, ne pouvait venir à table avec les siens.  Mangeait seule et à ses heures.  Elle paraissait ne pas se sentir chez elle – dit le mari – elle était comme une étrangère.  Ses actes étaient accomplis avec une extrême lenteur (elle mettait 2 heures à faire un travail de 10 minutes).  Des attitudes incommodes du type catatonique survenaient par crises.  Son regard restait fixé en un coin de la pièce où elle se trouvait.  La fin de ces crises cataleptoïdes était marquée par une respiration suspirieuse.  Mutisme à peu près complet et irré duc tible (continue à s’entretenir par écrit avec l’entourage, mais de moins en moins).

     En dernier lieu, apparition d’agitation.  Attitude menaçante à l’égard de sa belle-mère avec ambivalence.  (Elle appelle sa belle-mère auprès d’elle, la reçoit bien, puis brusquement prétend ne pas pouvoir la supporter.)  Désintérêt complet à l’égard de son enfant.  C’est son agitation à caractère menaçant qui provoque une nouvelle entrée de la malade à l’Asile.

     Observée à la Clinique (août 1931), elle se présente ainsi:

     Attitude mimique de défense et de souffrance.  Tête inclinée sur l’épaule gauche.

     Démarche oblique, précautionneuse, extrêmement lente et manié rée.  Tous mouvements lents.

     Impulsions motrices:  cris, grognements, « hennissements ».

     Réponses lentes, faites à voix basse, après un temps d’inhibi tion considérable.  Dans le débit très lent, arrêt brusque, puis reprise.

     Propos tenus spontanés ou provoqués (soit verbalement soit pas écrit):

     « Toujours la vision » (elle indique sa gauche) de l’endroit où j’ai été enfermée (Asile de Vaucluse). – « Je suis toujours sous l’impression d’être dans la même atmosphère qu’à Vaucluse. »

     « Je n’ai jamais été comme les autres. »

     « Je n’ai jamais parlé comme tout le monde. » – « Je crois que j’ai toujours été une personne un peu anormale. »  – « Ma belle-mère que j’aime pourtant bien… j’ai cru lui en vouloir… mais je ne lui en voulais pas du tout. » (ambivalence). – « Je perds toute la notion de temps, je ne fais rien en temps. » – « Je ne pouvais me mettre à table avec ma famille. » – « Je sens que mes sentiments ne sont pas naturels. » – Pas d’idée délirante en dehors d’un sentiment très vague d’influence.  En somme présentation dépressive atypique avec quelques éléments obsessionnels (vision de l’asile où elle était internée et mimique d’obsédée) et d’autres éléments de la série catatonique (impulsions, maniérisme).  Phénomènes de barrage extrêmement fréquents.

     A l’examen physique, peu de choses à noter en dehors d’un phénomène de la roue dentée net au bras droit, d’une contracture permanente des grands droits abdominaux.  Pas de troubles de la réflectivité.  Pas de troubles oculaires.  Liquide céphalo-rachi dien normal:  glycorachie:  ,53.

     L’état de la malade resta dans le service longtemps station naire; elle présentera de brèves poussées d’anxiété, au cours des quelles elle demandera toujours à voix basse à retourner chez elle.  A haute voix elle ne prononcera que des injures à l’égard de ses compagnes.  Lorsqu’elle recevra la visite de son mari et de son enfant elle restera le plus souvent indifférente, ne voulant pas les embrasser.

     Progressivement le peu d’activité fictive qu’elle avait con servée disparaît complètement, elle reste immobile dans les cou loirs, répjtant sans cesse quand on l’interroge et à voix basse:  « Je veux retourner chez moi. »  Sa mimique est toujours la même (contraction du visage rappelant dans une certaine mesure la mimi que anxieuse).  De temps à autre, elle émet des « grognements » ou des « hennissements » particulièrement sonores lorsqu’elle ne se sent pas observée.  Elle présente en outre quelques phases d’agitation au cours desquelles elle se livre à des bris de carreaux qui déter minent son internement en janvier dernier (était jusqu’alors au service libre de la Clinique). Depuis son passage au service fer mé, elle reste sensiblement dans le même état.  Sa présentation est toujours identique.  Mimique, dans l’ensemble, anxieuse.  Faciès peu mobile sans immobilité véritable.  Ebauche d’oméga mélancoli que.  Yeux mi-clos avec mobilité incessante des globes oculaires (jamais de regard direct).  Lèvres pincées et animées d’une sorte de tic d’avalement de la lèvre inférieure, très légère flexion de la tête avec mouvements d’oscillation latérale.  Attitude oblique du tronc avec bras gauche, par instant, complètement projeté en arrière en hyperextension et la paume de la main regardant en arrière.  Du bras droit mouvements stéréotypés et furtifs (index sur la joue droite, grattage de l’aile gauche du next et du bord inférieur du maxillaire inférieur).

     Marche extrêmement lente, hésitante, provoquée par le com mandement mais avec un retard appréciable.  Démarche générale oblique « en crabe », précautionneuse et maniérée.

     L’interrogatoire de plus en plus difficile n’amène après de longs efforts que la même réponse stéréotypée, faite à voix ex trêmement basse et avec hésitation « je voudrais… rentrer… chez moi », parfois aussi « je ne suis pas… comme les autres… »

     La malade reste le plus souvent immobile, entreprenant parfois avec l’aide d’une autre malade une courte promenade dans la cour toujours avec la même attitude que nous avons déjà décrite.

     Les visites de son mari et de sa fille déclanchent maintenant le plus souvent une crise de larmes, sans qu’elle puisse dire autre chose que ce qu’elle nous dit habituellement:  « Je voudrais… rentrer… chez nous. »

     Elle ne se livre habituellement à aucune occupation.  Quant à ses écrits, rédigés avec une extrême lenteur, mais spontanément, ils sont rares.  Au début de son séjour dans le service, leur gra phisme était normal, et leur contenu cohérent, mais indiquant tou jours les mêmes sentiments de bizarrerie, d’étrangeté, d’ambivalen ce et de désintérêt (déjà signalés) de subanxiété également.  Pro­gressivement le graphisme s’est altéré, le contenu s’est réduit à quelques formules stéréotypées:  « J’ai eu beaucoup, beaucoup de chagrin, de chagrin, de chagrin. » – « Je m’ennuie, je m’ennuie, j’en­nuie à mourir. »

     Son état physique, malgré de courtes périodes de refus partiel d’aliments, est bon.  Pas plus que lors de son entrée, un examen physique complet de révèle à l’heure actuelle d’autres signes qu’une certaine hypertonie musculaire avec phénomène de la roue dentée (à droite).  Dans le domaine des signes négatifs, on relève l’absence de tremblement et de troubles de la réflectivité.

     Les conclusions à tirer de l’étude de cette malade nous paraissent devoir être les suivantes:

     1)  Dans les antécédents, tant héréditaires que personnels, rien d’important n’est à retenir.

     2)  Le début de l’affection actuelle a été nettement infec tieux (température oscillant autour de 39o, céphalée extraordi nairement violente, insomnies, courbatures, etc…).

     Evidemment, à cette époque, on ne peut poser à coup sûr, et surtout rétrospectivement, le diagnostic d’encéphalite épidémique (rappelons qu’on n’a noté ni somnolence, ni diplopie, ni myoclo­nies).  Mais on sait la fréquence des encéphalites atypiques.  C’est donc à une telle affection que l’ensemble des autres symp tômes, et d’autre part les manifestations morbides présentées actuellement par la malade, nous paraissent le mieux se rapporter.

     3)  Quant aux troubles mentaux, ils peuvent se diviser ainsi:

     a)  Début dépressif atypique avec quelques éléments obses sionnels, pouvant faire penser à une démence précoce à son origine;

     b)  Dans le cours de la maladie:  signes de dissociation (troubles du cours de la pensée, troubles de la notion du temps, bradypsychie, phénomène de barrage, sentiment d’étrangeté, de dé­personnalisation).  Signes de la série catatonique (phénomènes cataleptoïdes, stéréotypies verbales, motrices et respiratoires, maniérisme, etc…).

     c)  Les troubles de l’affectivité méritent une mention spé ciale.  La malade a traversé indiscutablement des périodes d’indif férence totale vis-à-vis de son enfant et de tout ce qui l’entou rait:  « Je ne m’intéressais plus à rien du tout… à tout ce qui se passait autour de moi » écrit-elle en octobre 31.  Cette inaffecti vité fait place par moments à une ambivalence:  « Ma belle-mère que j’aime pourtant bien est rentrée… j’ai cru lui en vouloir, mais je ne lui en voulais pas du tout. » (même lettre).

     Ces symptômes rentrent évidemment dans le cadre classique de la démence précoce.  Mais il faut mentionner quelques manifesta tions divergentes.  La malade pleure au cours des visites de son mari et de son enfant, et leur écrit:  « J’ai pleuré après ton dé part…, je m’ennuie à mourir. »  Nous ne voyons pourtant pas là une véritable objection, car il s’agit probablement de manifestations émotives sans véritable substratum affectif, comme tout le compor tement de la malade semble par ailleurs l’indiquer.  Du reste, ses plaintes restent exclusivement égocentriques, et il faut bien voir là une transformation profonde de l’affectivité normale de la ma lade.

     d)  Parmi de multiples troubles, notons une attitude particu lière, au repos et dans la marche, comparable au spasme de torsion, rencontré dans les séquelles encéphalitiques;  tête inclinée sur l’épaule gauche, torsion du tronc avec légère flexion, hyperexten sion intermittente et projection en arrière du membre supérieur gauche.

     A cette dystonie d’attitude s’ajoute, marque de l’hypertonie, le phénomène de la roue dentée à droite.

     En résumé, cette malade nous a surtout paru intéressante par la netteté des symptômes qu’elle présente et qui montre une fois de plus l’existence d’un syndrome de dissociation survenant après une maladie infectieuse du type encéphalitique et se combinant avec une dystonie d’attitude, analogue au spasme de torsion.