Séance du 16 mai 2008

Séance du 16 mai 2008

avril 25, 2021 0 Par Karim Richard Jbeili

Séance du 16 mai 2008

 (à propos du film La guerre d’un seul homme)

Avatars de l’Empire — Fatalité du capitalisme — Système et individu — Hétéronomie et paranoïa — Rapports extimes de l’intégriste — Qu’est-ce qui naît dans la mort de l’Homme ?

Avatars de l’Empire

CB : On peut faire un parallèle entre Napoléon et Hitler.

CR : Chateaubriand, dans ses Mémoires d’outre-tombe, déclare à propos du débarquement de Napoléon à Golfe-Juan en 1815, de retour de l’île d’Elbe au début des Cent-Jours : l’histoire de l’Europe a commencé ici, quand le monastère (s’inspirant du modèle du Désert égyptien) a été fondé au large de Cannes dans les îles de Lérins, d’où les moines ont propagé le christianisme et le monachisme dans le Midi ; l’histoire de l’Europe s’est aussi terminée ici, avec l’arrivée du dernier Empereur d’Occident pour son dernier tour de piste.

KJ : On pourrait réserver cette discussion pour la prochaine fois.

CR : En faisant intervenir Hegel à cet égard.

KJ : Exactement, c’est ce que je voulais faire

CR : Dans le texte que tu nous as fait lire au début du séminaire, Introduction à la lecture de Hegel d’Alexandre Kojève, on trouve l’affirmation que chez Hegel, le moment précis de la fin de l’histoire, soit de la réalisation de l’Idée, c’est 1806.

KJ : La bataille d’Iéna.

CR : En fait, c’est beaucoup plus précis que ça. L’empereur autrichien François II de Habsbourg règne officiellement sur le Saint-Empire romain, que détient sa dynastie depuis plusieurs siècles, mais en proclame la dissolution pour empêcher Napoléon Bonaparte, déjà Empereur des Français depuis 1802 sur le modèle de Charlemagne, de s’approprier ce titre par le biais de ses États-satellites en Allemagne. L’Empire romain se termine donc officiellement en Occident en 1806. D’où l’absurdité constitutive de l’empire des Habsbourg, qui sera plus tard, à partir de 1867, austro-hongrois : empire qui n’a plus de justification transhistorique. En effet, empire romain et empire chrétien avaient été synonymes. Q’est-ce que ça veut dire d’avoir désormais une Europe relevant en grande partie d’une simple allégeance dynastique ? Car à quoi tient celle-ci, si l’empereur n’a plus cette espèce de mandat divin d’empereur romain, s’il n’est qu’empereur des territoires collectionnés au fil des siècles par la famille Habsbourg ? Au nom de quoi peut-il commander l’allégeance de peuples si différents, qui commencent à la transférer à des appartenances communautaires ou sociales revendiquées comme premières ? « L’empereur est nu » à partir de ce moment. Pourquoi disait-on « la Monarchie » pour parler de ses domaines, comme on l’a vu dans La marche de Radetzky de Joseph Roth au début du séminaire ? C’est qu’il n’y avait pas d’autre manière de décrire cet « empire », surtout après qu’il ait été transformé pour moitié en royaume afin de coopter la Hongrie, autrement que par le fait qu’il y avait une Couronne au milieu. Or le souverain avait perdu la base de ses prétentions ; il n’en restait plus que des allégeances contingentes ramassées sur une base territoriale, et qui avaient perdu leur raison d’être transcendante en 1806.

KJ : C’était une monarchie laïque finalement, un empire laïc qui n’est pas fondé sur une religion.

CR : Un entre-deux. On va ensuite avoir des empires fondés sur les nouvelles religions modernes, comme le IIIe Reich. Déjà le IIe Reich avait été une tentative de prendre le relais de l’Empire des Habsbourg avec un nouvel Empire d’Allemagne sur une base nationale. Ça a duré le temps que ça a duré : moins d’un demi-siècle, avant d’être reconduit sous une forme hypernationale, raciale, dans la tentative de resacraliser laïquement les bases de l’empire, qu’on voulait relancer pour mille ans, par une fusion du national et du transcendant, qui ne l’est plus une fois immanentisé de la sorte.

CB : N’est-ce pas fondé sur un certain humanisme qui ne veut plus porter le nom de chrétien ?

CR : On sort vraiment d’un cadre chrétien avec le IIIe Reich ; les bases mêmes d’une quelconque civilité, d’une humanité, d’une moralité élémentaire disparaissent, parce qu’on pense en termes biologiques et techniques. C’est ça, le nazisme. Le IIIe Reich, c’est la tentative cohérente de mettre cela en œuvre, au même titre que le bolchevisme dans un autre système.

CB : Les Français, les Espagnols qui ont adhéré à cela, ne croyaient-ils pas adhérer à un certain humanisme ?

CR : Ils croyaient défendre la vieille civilisation chrétienne. C’est l’ambiguïté sur laquelle a joué Hitler avec son Ordre Nouveau, en faisant appel aux traditions de la vieille Europe, mais sous une forme idéologique préalablement vidée de son humanité : un humanisme vidé d’humanité, paravent au nihilisme que Jünger voyait clairement comme la raison d’être de toute l’affaire, et qui fait sa monstruosité. Quand on voit Mgr Jean Mayol de Lupé déclarer: « Ne méconnaissez pas le spirituel de la Légion des Volontaires français contre le bolchevisme », dont il était l’aumônier —le seul autorisé dans toute l’organisation SS, on retrouve la même équivoque sur laquelle était basé le régime de Franco.

CB : Quand j’étais au collège dans les années 1940, on avait beaucoup d’admiration pour Pétain, avec sa devise « Travail Famille Patrie ».

CR : Il était difficile de faire réaliser ce qui était en train de changer. La tentative même d’imposer ces valeurs (un terme éminemment moderne !), ces références, sous une forme idéologique, les vidait de leur sens et les discréditait, dans un cadre militaire en Europe et rien que par l’évolution sociale ici. L’idéologie religieuse au Québec est un phénomène moderne d’intégrisme apparu au milieu du XIXe siècle et qui a duré cent ans. Il ne s’agit pas du tout de ce que ça se voulait : la continuation directe de la vieille chrétienté française, mais bien plutôt de l’une des idéologies modernes : l’idéologie contre-révolutionnaire du XIXe siècle. Car du seul fait d’être si consciemment programmatique et mobilisatrice, celle-ci était fondamentalement moderne, comme l’intégrisme de toutes les religions aujourd’hui. C’est là la contradiction qui mine ce type de régime. Il sera intéressant de voir l’Iran dans dix ans traverser sa propre Révolution tranquille : une implosion de cet univers de sens qui va tous nous étonner.

MB : Dans la Résistance aussi, on se battait pour l’honneur, la patrie, la famille.

CR : Et souvent avec des moyens nihilistes également. L’Épuration, ce n’était pas joli non plus ; souvent, ces gens dans l’orbite du communisme auraient fait la même chose que les collaborateurs des Allemands, si les Russes avaient poussé jusqu’en France.

MB : Il y a aussi tous les maquisards de la dernière heure, ceux qui ont viré capot.

Fatalité du capitalisme

KJ : Ce qui me fascine dans cette période c’est qu’elle est peu connue, parce que pour nous, venant après, la connaissance de ce passé est oblitérée par la question des camps.

CR : Nous venons d’entendre Jünger : pour lui, c’était là une rumeur affreuse, sur laquelle il brodait dans son journal. Son jugement de fait était incorrect, mais il avait quand même visé l’essentiel, sous la forme d’une rumeur diffuse dans l’air du temps, sans qu’on puisse vraiment mettre le doigt sur sa base dans la réalité…

KJ : Il y a des éléments de cette période qui sont atypiques, qu’on ne retrouve ni avant ni après. Ainsi le signifiant biologie/technologie chez les nazis. Quels seraient les signifiants les plus importants, chez les communistes par exemple, permettant de les caractériser ?

CR : C’est pourtant John Henry, transfuge britannique au camp nazi, qui déclarait en 1944 : « Le capitalisme, c’est fini, il ne reste que deux voies : le national-socialisme et le communisme. » C’est fascinant de s’apercevoir comment on a enterré le capitalisme dans les années 20-30-40, jusqu’aux années 60, quand on était sûr que c’était un régime fini.

KJ : On attendait la crise.

MB : Pourtant le pouvoir marchand est là ; on le sent, récupérateur.

CR : Lénine disait que les capitalistes allaient vendre aux communistes la corde dont ils se serviraient pour les pendre, mais l’inverse est encore plus vrai. Le capitalisme peut tout dissoudre, tout absorber, tout marchandiser, y compris les idéologies : Che Guevara se retrouve sur les t-shirts et les boîtes à lunch… L’argent est plus fort en tant que médiateur neutre universel qui, de signifiant, devient lui-même signifié. L’absence de contenu de ce contenant universel devient l’unique contenu universel. Il peut ainsi passer à travers l’attrait marginal de tout ce qui reste comme contingence pour différencier les phénomènes. Seule demeure la logique interne de quelque chose d’innommable, tenant à la fois de la technique et du calcul de profit, qui n’est pas vraiment du domaine de l’idéologie, étant plutôt ce qui se fraie un chemin à travers tous ces soubresauts, toute cette recherche d’alternatives à ce qui doit triompher inéluctablement à la fin du XXe siècle. Peu importent ainsi les tentatives frénétiques de ne pas aller dans ce sens de la part de peuples entiers tournés vers n’importe quoi d’autre que le capitalisme pur, ou que cette interchangeabilité neutralisante de tout sous l’égide du capitalisme et de la technique. On a tout fait soit pour la refouler, soit pour l’instrumentaliser au nom d’une valeur qui se voulait humaine, ou alors pseudo-religieuse comme le nazisme. La résistance humaine à la techno-marchandisation intégrale s’est investie où elle a pu tant qu’elle l’a pu, jusqu’au moment de céder sans recours. De toutes façons, il n’y a plus de structures propres à accueillir semblable résistance à une échelle socialement visible. Si résistance il y a, c’est à un microniveau qui lui-même fait partie du système. Donc on ne sait pas trop si, à la faveur d’une crise du système, quelque chose d’autre pourrait se cristalliser, ou si cet élément de résistance à la marchandisation est vraiment dissout dans la circulation sanguine du système technicien. 

KJ : Le comble de la techno-marchandisation, ce pourrait être le microcrédit, quand le plus pauvre des paysans du Tiers-Monde reçoit un prêt pour pouvoir payer une petite entreprise, un étal où il vend des petites affaires.

CR : Cela se veut pourtant un recours contre l’inhumanité du capitalisme, puisqu’il n’y a plus de dehors de l’économie monétaire. Le seul moyen d’exister, c’est d’y entrer à quelque titre que ce soit, même quand on est contre. Dans une visée humanitaire, on va essayer d’y faire entrer les derniers à ne pas en être tout à fait. C’est toute l’ironie du développement.

CB : C’est une façon de récupérer le sujet qu’on avait perdu. Les soubresauts du XXe siècle procèdent de la tentative de sauver un sujet ancien. Nous sommes actuellement forcés d’entrer dans le capitalisme, mais c’est le sujet qu’on cherche à récupérer, par le microcrédit par exemple.

CR : Le microcrédit ramène le capitalisme à une échelle humaine, ce qui est toujours à double tranchant, car cela signifie en même temps l’entrée dans l’économie monétaire, dont la logique mène à celle de la consommation, c’est-à-dire à une vie structurée par l’acquisition de signes de la consommation, au péril de ce qui fait l’humanité.

CB : Ce n’est pas nécessairement contradictoire avec l’existence du sujet.

JMD : Peut-être qu’il s’autoinstrumentalise par l’accès à cette marchandisation. Il y a une confusion du sujet avec le support qui l’aide à être sujet, ou une superposition à cet ordre des choses, sauf que c’est une impasse.

CR : La sphère économique/monétaire à notre époque a toujours tendance à s’autonomiser. Elle n’est plus encastrée dans des relations sociales d’échange du genre que Karim décrit dans son livre comme « orientales », mais qui sont tout simplement prémodernes, basées sur la logique du don, soit du va-et-vient constituant le tissu social.

CB : Le sujet est aliéné dans la logique capitaliste, mais il essaie de s’en libérer en conservant le système capitaliste.

CR : Telle est sa tentative ; ce que ça vaut, c’est une autre question.

CB : Le système veut récupérer le sujet, l’abolir en le récupérant. Le sujet lui-même peut se poser post-capitaliste, il ne se sauve pas du capitalisme, mais essaie de l’intégrer à son projet.

Système et individu

CR : Se faire une humanité, même dans les systèmes précédents, a toujours été un défi, car de tous temps, toutes les logiques sociales fonctionnent pour un genre de machine qui nous dépasse, qui a sa fin en elle-même, pas nécessairement propre à satisfaire aux besoins du sujet, loin de là. C’est donc un jeu que l’être humain doit mener au sein de tout système, en essayant de le faire correspondre un tant soit peu à ses propres besoins particuliers.

KJ : Il me semble que le concept de machine ou de système est un peu aliénant. On accorde un bénéfice préalable à quelque chose en le qualifiant ainsi, en lui accordant une force insurmontable au début du raisonnement, et qu’on va forcément retrouver à la fin : sa puissance va nous écraser, puisqu’on l’a posée au départ.

JMD : Il faut la déconstruire.

KJ : Je préfèrerais une métaphore plus organique, respectant le foisonnement auquel nous avons affaire, même si, parfois, des formes extrêmement structurées, comme la corolle de tournesol qui est quand même un être organique.

MB : Et capable de se tourner vers le soleil.

KJ : Il ne faut pas se laisser désespérer par le concept de système. La croissance, le mouvement de la fin du XVIIIe, s’affirme au début du XIXe, se répète au début du XXe. Nous sommes en train de repérer des régularités psychanalytiques, une pensée des siècles qui s’élabore et façonne les sociétés et les groupes politiques, plutôt que de penser à un système structuré qui écrase. La notion de système est proche de la notion de rationalité ; c’est quelque chose qui est de plus en plus suspect.

CR : On parle de système pour notre organisme aussi, en tant qu’ensemble cohérent qui est plus que la somme de ses parties, qui a une sorte de vie autonome par rapport à celle de ses composantes. La vie interne de nos cellules et celle de notre entité comme organisme ne coïncident pas ; elles ne sont pas entièrement coordonnées, il y a des écarts et du jeu et pourtant ça tient ensemble. La même chose vaut pour l’individu dans toute société. C’est en ce sens que j’employais le mot « système ». Et j’employais aussi le mot « machine », pour souligner que c’est quelque chose qui peut à la limite se passer de nous en tant que sujets distincts, ce qui est vrai de tout système social, que ce soit l’empire de Chine ou une tribu tricotée serrée dans ses règles extrêmement strictes. Par exemple, les Aborigènes d’Australie vivent aussi dans des systèmes. Il ne s’agit pas nécessairement d’un système rationnel, mais d’un système symbolique extrêmement défini, contraignant, voire pervers, où tout est distingué entre genres qui s’excluent radicalement, en une sorte de logique générale structurale qui laisse peu de place à l’expression des nuances dans la singularité des individus. Dans tout système, on trouve la tendance à fonctionner comme une machine, avec plus ou moins de sensibilité à la logique propre de ses composantes, comme un corps qui ignorerait l’état de ses propres cellules et se traiterait lui-même comme une machine (un paradigme certes trop cartésien). C’est là la tendance de toute société dès qu’elle s’institue comme telle. Des formes d’instrumentalisation surgissent avec les moindres hiérarchies et distinctions, même horizontales.

MB : On revient au cycle des quatre générations d’Ibn Khaldoun: le système s’organise, il se met en place, il vieillit, puis finit par laisser place à un autre. Donc il n’y a rien d’éternel. C’est une consolation.

JMD : Il y a système et système : le rapport du sujet à ce qu’il peut présupposer être un système. Il adhère ou pas, il intègre ou pas, et alors l’intégrisme peut s’installer comme un autre système, dans le mouvement du sujet vers lui. Il faut voir comment ça s’articule quand on veut s’en libérer.

KJ : Première question : est-ce que la notion de système pose a priori une différence entre individuel et collectif ?

CR : Le fait nouveau dans la pensée moderne occidentale, qui se dessine de la scolastique médiévale à la modernité, jusque dans la néo-scolastique au XXe siècle, c’est l’opposition individu/société. Elle apparaît explicitement au XVIIe siècle, avec des prérogatives individuelles indépendantes ou distinctes des exigences de la vie dans une société donnée. Auparavant, on se demande plutôt ce que doivent des individus situés de telle ou telle façon dans la société, de par leur rôle assigné, à telles ou telles instances sociales. C’est plutôt cela la norme universelle, et la question de l’intériorité humaine y est parallèle dans ses mutations. Au départ, on ne pose pas l’individu et la collectivité comme des êtres distincts, peut-être parce qu’il y a une certaine évolution tout à fait particulière de la société moderne qui permet cette distinction.

KJ : À partir de quel moment perçoit-on le système comme radicalement distinct de l’individu ? Peut-être à partir de la phrase : « Lénine, réveille-toi, ils sont devenus fous ! » C’est le moment d’angoisse de l’Europe vers 1968, où l’on s’aperçoit que les systèmes, si beaux et idéalistes soient-ils, sont un ennemi irrémédiable de l’individu même qui y aurait adhéré. Le communisme tue les communistes avant tous les autres.

CR : Le communisme peut se servir de tous les autres, c’est le communiste convaincu qu’il ne peut pas digérer. Un système totalitaire a besoin d’individus malléables et sans principes. Les êtres convaincus de leur propre idéologie au point de l’intérioriser comme une éthique, comme les pionniers de la Révolution, c’est précisément ce qu’il ne peut pas supporter. En revanche, un nazi retourné qui sait se rendre utile n’a pas de souci à se faire : il ira loin.  

JMD : Il y a une aliénation au système.

CR : Ou plutôt, une logique propre au système. Il s’agit d’entrer dans une logique technicienne d’instrumentalité : est-ce qu’on joue ce jeu technicien de manipulation, ou est-ce qu’on lui oppose une instance quelconque, qu’elle soit individuelle ou même idéologique ? La logique systémique s’idéologise dans différents systèmes idéologiques qui finissent tous par se ressembler.

KJ : Il y a différents systèmes.

CR : Je parle du système totalitaire du milieu du XXe siècle.

KJ : Qui abolit l’individu celui-là.

CR : Où l’individu est toujours coupable par définition, dans la mesure où, en tant que tel, comme être distinct du tout social, il a toujours la possibilité de faire appel à des instances autres face à ce que dicte le système à un moment donné dans l’unique souci de son fonctionnement régulier. Il est coupable en tant qu’individu face au système.

CB : Comme si les hommes du XXe siècle avaient du mal à mettre ensemble le collectif et l’individuel, la société des frères et l’industrie soviétique, à inscrire dans un même système ces deux composantes essentielles au système contemporain. D’un côté, on a les romantiques pour lesquels il n’y a que l’individu, de l’autre côté, les collectivistes pour lesquels il n’y a que le collectif. On ne parvient pas à mettre ensemble ces deux entités.

CR : Les deux apparaissent en même temps d’ailleurs. La société et l’individu apparaissent en même temps, au moment où ils se scindent et deviennent un problème l’un pour l’autre.

KJ : Voilà la bonne formulation.

Hétéronomie et paranoïa

CR : Des penseurs du milieu du XXe siècle ont fait des distinctions intéressantes qu’on peut faire jouer ici. Paul Tillich, penseur protestant issu des milieux socialistes religieux et qui a eu une énorme influence théologique, philosophique, et plus généralement, existentielle, a lancé une formule qui a fait fortune et qu’on oublie souvent de lui attribuer: c’est la distinction entre autonomie, hétéronomie, théonomie. Pour lui, le Moyen Âge avant son déclin était l’époque théonomique de la culture, où l’individu et la société pouvaient communier dans un univers de sens commun, parce qu’au centre, il y avait une orientation commune qui formait du même mouvement les institutions extérieures et l’intériorité de l’individu —dans la mesure où on peut déjà les distinguer. À partir  du moment où ce système, à l’origine traditionnel, s’est calcifié comme l’imposition de l’extérieur à l’individu d’une certaine allégeance, cet individu s’est vu réduit à se prévaloir de son intériorité comme source de sens. C’est alors qu’est intervenue cette distinction entre les prérogatives de l’individu et celles de la société, où la société pouvait être perçue comme une imposition hétéronomique et où l’individu pouvait se prévaloir d’une prétention à l’autonomie. La problématique de la modernité émerge comme une désintrication à partir d’une culture plus intégrée que Tillich appelle théonomique, au-delà de cette distinction entre ce qui est de soi et ce qui est de l’autre, puisque les deux sont liés à leur source divine qui informe tout le système de sa symbolique d’une façon que tous en son sein peuvent comprendre de façon intuitive.

KJ : En termes psychanalytiques, quand le père disparaît, le fils devient un morceau de la mère, devient aliéné à la mère. Il trouve cela intolérable, car entre lui et la mère, il n’y a plus d’extériorité, donc la mère devient une totalité pour lui, à laquelle il est complètement intégré.

CR : Plus subtilement, peut-être est-ce le père qui finit par absorber la mère, par devenir aussi absorbant qu’elle. Il devient quelque chose de complètement extérieur, dont la logique n’est plus saisie de l’intérieur par une symbolique commune englobante qui laisse une place à la spontanéité tout en l’orientant. Au lieu de cela, c’est simplement quelque chose qui est imposé mécaniquement de l’extérieur par le pouvoir de l’argument d’autorité plutôt que par l’exercice intérieur de l’autorité.

CB : Une espèce de régression vers le signifiant maternel…

CR : …qui est le plus souvent absorbé par l’instance ostensiblement paternelle.

KJ : Nous en avons parlé très souvent —n’est-ce pas Claude ?— de cette « instance ostensiblement paternelle » qui semble être en réalité une instance maternelle, puisqu’elle ne reconnaît pas une certaine forme d’altérité, mais se constitue en totalité.

CR : Tout est alors dans l’explicite de la loi et du commandement. Il n’y a pas de place pour cet univers d’ambivalence, de pluralité, de spontanéité du giron maternel, où il y a du jeu pour l’interprétation en même temps que la clarté potentiellement aveuglante de l’appartenance ; c’est essentiel que cela demeure dans une culture, que tout ne soit pas rigidement ordonné de l’extérieur, qu’il y ait du jeu et que celui-ci ait néanmoins ses règles qui se découvrent  à l’usage. Il y a aussi de cela dans cette composante maternelle de la culture qui est effacée à partir de la fin du Moyen Âge, avec la Renaissance. Tout cet aspect féminin de la culture est alors assujetti pour de bon, avec la chasse aux sorcières notamment, ce génocide qui annonce tous les autres, quand on s’est mis à avoir peur des femmes, peur de tout ce qui est en marge, peur des pauvres.

MB : Peur des artistes, peur des nomades.

CR : Peur de tous ceux qui n’étaient pas explicitement inscrits dans les circuits sociaux, qui n’avaient ni feu ni lieu.

CB : Le mal absolu, c’est alors la femme.

CR : Plutôt peur de l’ambiguïté, peur de quelque chose qui n’est pas entièrement défini d’avance. C’est ça qui s’est institué avec, par exemple, l’Église de la fin du Moyen Âge, et l’opposition classique qui se structure alors comme la matrice de tout le reste de l’histoire de l’Occident, entre l’hétéronomie catholique et l’autonomie protestante, cette déchirure à l’intérieur du monde antérieurement théonomique de la chrétienté. L’Église catholique s’est érigée en instance hétéronome de commandement direct, absolu, intégral, extérieur : une hétéronomie, puisqu’on peut invoquer un argument d’autorité pour exercer un contrôle direct sur tous les aspects de la vie. Contre cela, tout l’Occident moderne s’est érigé dans la tension d’un projet d’émancipation par l’autonomie.

KJ : On a fini par beaucoup simplifier les choses: entre une totalité aliénante parce que sans extériorité et l’élément d’incertitude, de risque, de danger auquel on fait appel à travers les étrangers, à travers n’importe quel atypique. Celui qui est enfermé dans un univers total sans référence transcendantale extériorisante, mettons une société religieuse où la foi s’affaiblit jusqu’à presque disparaître, va partir à la recherche d’une source de danger. Toute la société est alors fascinée par une source d’incertitude, parce qu’elle la dégage de l’enfermement dans la totalité.

CR : Ça me fait penser à l’obsession judéo-maçonnique dont on vient de voir des manifestations dans La guerre d’un seul d’homme. Cette paranoïa constitue une part centrale de l’imaginaire occidental, notamment catholique à partir de la fin du XIXe siècle. Dans la mesure où le catholicisme perdait sa puissance sociale, il s’est imaginé un Autre satanique et a eu tendance à se reconstituer idéologiquement contre cet Autre fantasmatique. Les idéologies nationales ont repris cette formule, comme l’a fait le nazisme avec les mêmes éléments : Juifs et Maçons, en permettant à la nation ou à la race de se constituer contre son Autre.

CB : Cela expliquerait le fondamentalisme soit arabe maintenant, soit chrétien catholique à l’époque. Un mouvement accidentel d’une certaine manière, dans la mesure où c’est un mouvement de défense des victimes, alors que la position du catholicisme, celle que tu définissais tout à l’heure comme hétéronomique, est celle d’une autorité qui descend de haut en bas et couvre tous les échelons de la vie humaine.

MB : Un pouvoir de droit divin.

Rapports extimes de l’intégriste

CB : Ceci soulève la question du rapport homme/femme.

JMD : Lacan parle d’« extimité » par opposition à l’intimité. Il serait intéressant de pouvoir jouer sur l’opposition intériorité/extériorité. Car ici le sujet, pour échapper à la totalité, soit de son propre système ou du système dans lequel il est, se crée une extériorité, qui peut être intégriste. Il y a de l’intégrisme dans tout, un intégrisme catholique, un intégrisme politique, des intégrismes religieux. Chaque système a sa sortie.

KJ : J’introduirais une nuance ici : c’est que ce dont on parle maintenant me paraît davantage correspondre à l’Occidental qui a peur de l’intégrisme, ce qui est une étape ultérieure du phénomène. Un franchissement. Auparavant, l’individu est pris dans une totalité. Pour avoir une source de respiration, il fait intervenir le danger ou l’extime ; ça, c’est une étape. Mais l’étape ultérieure, où l’individu se déchire du système et n’a plus besoin de l’extime : ça, c’est l’intégriste. Il déchire les signifiants les uns des autres et donc ne craint plus cette appartenance à la totalité puisque…

JMD : …il a rebâti une autre totalité. L’intégrisme est sa totalité, totalisante pour lui. Il passe d’un système à un autre.

CB : De l’imaginaire au symbolique.

KJ : Il y a pourtant beaucoup de réel.

CB : Il y a une ossification, une pétrification dans l’intégrisme.

KJ : Alors que le premier système est une perte du père et le sujet se retrouve pris dans la mère, le deuxième système, intégriste, est un meurtre de la mère, qui suit celui du père. Un deuxième meurtre est commis : celui de la mère.

CB : Est-ce qu’on ne sort pas du symbolique, carrément ?

KJ : Oui, là on sombre dans une semi-folie.

CB : On n’est pas dans la symbolique de la mère ; on est hors symbolique.

KJ : Je ne sais pas où nous sommes rendus, mais c’est plutôt loin.

JMD : Le meurtre de la mère, est-ce tuer sa propre mère? N’est-ce pas un essai de symbolisation ? Tuer l’aliénation à la mère, par le meurtre de la mère ?

CR : En devenant la « mère », une « mère » qui a tous les traits d’un père à la poigne forte.

JMD : Le passage à l’acte dans le réel.

CR : On aurait affaire à une identification totale et sans reste à une figure parentale qui n’est plus dans un système où le mot « parent » aurait un sens ; il s’agirait d’une identification totale de l’individu à la société, ou plutôt de la société à l’individu, lui-même en dehors des coordonnées de la vie et de la mort.

JMD : Déjà, l’extime n’est pas une extériorité comme telle, mais une extériorité qui appartient à une figure humaine. Un ennemi intime, mais intérieur/extérieur. Le meurtre de la mère serait un acting out, un acte qui veut être montré à l’autre. Le sujet ne connaît pas le désir qui anime son propre acte. Il cherche chez l’autre la réponse à son propre désir pour qu’il soit nommé dans le désir qui agit cet acte-là. (…) L’intégrisme aujourd’hui est montré comme l’ennemi, conjuré, maléfique ; les caméras sont braquées sur les intégrismes, donc l’intégrisme fait partie de l’acting out pour le sujet qui montre son intégrisme. Ce faisant, il peut « savoir sans savoir » ce que signifie l’intégrisme pour lui.

KJ : Il n’est pas intégriste, il est intégriste-pour-quelqu’un.

JMD : Tout à fait. Il dit à l’autre publiquement ce qu’il en est de son intégrisme, sans le savoir lui-même.

CB : Sans symboliser. Peut-on dire que l’intégrisme est dans la mort ? Donc dans le réel, puisque la mort est du réel. Il serait dans la mauvaise mère, dans la mort.

KJ : La rupture homme/femme est alors évidente, parce que curieusement, la puissance du désir féminin est terriblement impérative. Donc il faut à tout prix le contrôler, par tous les moyens, car on ne peut rien refuser au désir de la femme. Il est suprême, donc il faut absolument rompre les liens avec elle, sinon elle va sûrement l’emporter totalement.

Dans le silence absolu… C’est curieux où nous mène la discussion. Il est déjà quatre heures et demie : nous n’avons jamais atteint ces limites !

Qu’est-ce qui naît dans la mort de l’Homme ?

KJ : La semaine prochaine, je vais vous parler d’un certain nombre de choses qui font lien avec ce qu’on a dit aujourd’hui. Je reste avec un souci de me dire que cette période de l’entre-deux-guerres est encore très mystérieuse, ne m’a pas révélé tout son suc, qu’elle m’échappe beaucoup.

CR : La dernière parole d’Ernst Jünger dans le film et son Journal de Paris est très intéressante : cette douleur infinie, en même temps de l’enfantement et de l’agonie, un soleil éclatant qui se couche mais en même temps se lève autrepart, un autre monde qui naît en même temps que celui-ci agonise. Il ne s’agit pas tant d’une altérité que des deux en même temps, à la fois une mort et une naissance, peut-être la naissance d’une mort vivante, la mort d’une vie morte. Il y a une très forte ambiguïté.

KJ : C’est très étonnant, alors qu’en 1917, il y avait les lendemains qui allaient chanter pour toujours, puis on arrive à 1945 et c’est l’atroce noirceur.

CR : Pas tant que ça. À la Libération, tout le monde se lance à corps perdu dans les nouvelles idéologies dominantes, en même temps que certains esprits font le deuil de l’idée même d’humanité. L’humanité triomphe, mais en même temps, son idée même est perdue. C’est l’affreux soupçon dont l’existentialisme est un symptôme.

CB : La fin des idéologies, la fin du sujet.

KJ : L’homme devient un animal. En 1945, on a l’impression que l’homme a perdu son humanité.

CR : C’est la mort de l’Homme, comme on dira deux décennies plus tard. Mais c’était déjà arrivé. Après la guerre, on exalte l’Homme, et en même temps, il est déjà mort : on ne sait pas trop ce qui reste, ce que nous sommes, si nous ne sommes pas cela.

MB : Le IIIe Reich voulait ériger le Surhomme ; après, on déboulonne le Surhomme, puis on achève l’homme.

CR : C’est comme le communisme qui voulait établir le genre humain contre les hommes en particulier. Il s’est mis à poursuivre ceux-ci de plus belle à partir de ce moment, à une échelle qui rivalisait très facilement avec celle du nazisme, où il l’a surpassé. C’est drôle qu’on ait gardé le nazisme comme paradigme du mal alors que dans les faits, le communisme a fait ça à une échelle bien plus vaste, et bien plus longtemps. Soljenitsyne disait que le nazisme est une version d’enfant de chœur du totalitarisme par rapport au stalinisme, et on pourrait en dire autant du stalinisme par rapport au maoïsme, et du maoïsme par rapport à la Corée du Nord et aux Khmers rouges. Jusqu’où le communisme est allé, c’est tellement au-delà de l’imagination qu’on ne l’enregistre pas.

MB : C’est le mauvais père, cette figure parentale hitlérienne, stalinienne, Pol Pot : une mauvaise image paternelle.

KJ : Nous sommes comme les taureaux : on nous glorifie pour mieux nous achever à la fin…