Séance du 15 février 2008

Séance du 15 février 2008

avril 25, 2021 0 Par Karim Richard Jbeili

Séance du 15 février 2008

Odalisque de Ingres

Reconfigurations mosaïques : le tabou de l’esclavage — Apparition d’une troisième négation : ne pas mélanger — Régimes de savoir et de socialité en interférence — La violence fondatrice : victimes/coupables/témoins — L’angoisse nationaliste à l’ère du soupçon — (A)théologies politiques : vers le style du XIIIe siècle — Divan occidental-oriental des intégrismes

Reconfigurations mosaïques : le tabou de l’esclavage

(…)

KJ : Au moment où Freud écrit le Moïse, il y avait encore peu de Shoah. Les Juifs étaient comme des Juifs, mais plus vraiment tout à fait des Juifs en même temps. C’est ça qui est particulier : Freud s’apprête à leur enlever quelque chose de très important qui est Moïse. Dans ce texte, il a privé les Juifs de leur patriarche, Moïse. Alors, qu’est-ce qui lui a pris de faire ça? (…) Il le fait à un moment donné en lien avec une correspondance qu’il a avec un copain à lui qui a émigré en Israël et il trouve dans cette correspondance le courage d’écrire le Moïse et de le publier en 1938 Israël n’est pas encore Israël, mais c’est un espace de colonisation. La déclaration Balfour datait de 1917, donc le foyer national juif existait et n’allait pas tarder à devenir Israël. À ce moment, aussi, Hitler existait déjà. Quand Freud parle d’un Moïse égyptien, d’un Moïse qui n’est pas Juif, qui impose la circoncision aux Juifs, au moment même où Hitler est là. Si Hitler est là pour faire quelque chose, c’est pour expulser les Juifs de l’Europe, en tout cas de l’Allemagne, de l’Europe du Nord. Donc un Moïse qui s’arrange pour expulser les Juifs d’Égypte et qui, de surcroît, n’est pas Juif, ça peut donner à réfléchir. Mais j’aimerais en fait revenir un peu en arrière, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Je reviens à ce moment parce que je sui convaincu que la Première Guerre mondiale et toute la problématique de nationalités qui a été promue à ce moment-là par le traité de Versailles et par l’atmosphère de l’époque a été le terreau sur lequel s’est réinscrit une sorte d’antisémitisme modernisé, alors que chaque pays voulait devenir une nation. Sauf les Juifs, qui n’étaient pas intéressés à être une nation,.

(…)

En fait, avant la Première Guerre mondiale, c’était normal de ne pas être une nation. C’était le fait le plus courant. Après la Première Guerre mondiale, c’est devenu le prétexte de la purification ethnique massive. (…) On devait purifier des espaces et former une mosaïque de nations, alors qu’auparavant, on avait une mosaïque de communautés. Alors, à chaque fois que, dans ce séminaire, on arrive en ce point, c’est-à-dire en ce point de mutation, on est toujours pris d’un certain saisissement. On se dit : comment cette mutation a-t-elle pu avoir lieu? C’est une mutation importante, une mutation massive de l’esprit occidental et peut-être même de l’esprit mondial, Une sorte de nationalisation du monde. Comment cela a-t-il pu se produire? Quels sont les mécanismes en jeu dans ce phénomène?

Jusqu’à présent, pour comprendre cette mutation, nous avons utilisé Totem et tabou et ce que j’ai postulé à l’origine, c’est que Totem et tabou était un texte de Freud qui préparait la Première Guerre mondiale, qui était comme une sorte de rêve prémonitoire de ce qui allait avoir lieu deux ans plus tard avec la Première Guerre mondiale et toutes les mutations qu’elle implique. Dans Totem et tabou, (…) pour résumer rapidement, on  avait cet espace qui suit immédiatement la mort du père. Le père est tué, et tout de suite après, les gens se précipitent sur une proie pour la prendre « pour moi ». Et ce moment demeure enfoui dans le réel, comme dit Lacan, et on ne perçoit son existence qu’à travers les deux négations dont on a parlé, la première négation étant la négation du « pour moi », qui nous fait passer à « pour l’autre » et qui permet la naissance de l’échange économique, et la deuxième négation étant la négation du prendre pour obtenir ici le recevoir à travers le Père Noël, ou Dieu, qui donne au lieu qu’on prenne ici. Donc on a ces deux négations qui sont en jeu et le repas totémique de Freud, étant situé ici, est comme une parodie en négatif de ce fait réel qui s’est passé dans l’ancien temps, celui de ces gens qui se précipitent sur une proie parce que le père n’est plus là pour la défendre.

J’aimerais donner une teneur historique à ce phénomène, donner une consistance à cette espèce de curée en essayant d’imaginer ce qui se passe quand, tout à coup, le père n’est plus là, si bien qu’une jouissance qui m’était interdite devient tout à coup permise. Comment ai-je réagi à cela?

J’ai essayé de remonter dans mon propre passé et de trouver des exemples dans ma vie personnelle de situations de ce genre. Effectivement, je me suis rappelé que, durant mon enfance, nous avions des esclaves, mine de rien… Quand je vivais en Égypte, nous avions de  domestiques qui étaient payés de sommes absolument ridicules, de quoi acheter un chewing gum, pas plus, et qui étaient (…) virtuellement nos esclaves. Ils avaient un salaire, ce n’était pas une relation de possession. C’étaient des esclaves, mais sans contrat disant qu’on avait la possession de ces personnes. Donc moi j’avais une petite esclave de mon âge, une petite fille qui me servait tout le temps. J’étais gêné de cet état d’esclavage, si bien qu’un jour elle m’a apporté mes pantoufles et elle me les mettait religieusement dans les pieds. J’étais très dérangé alors j’ai lancé mon pied en avant pour manifester mon mécontentement, et ce pied lui est venu dans la figure. (…) C’est un moment de très grande gêne pour moi, dont je me rappelle cinquante ans plus tard. Le principe de cet esclavage était devenu désuet; il n’y avait plus personne pour garantir le rapport d’esclavage, si bien que mon intimité avec l’esclave est devenue comme un peu trop intime, tout à coup. C’est-à-dire qu’en l’absence de ce père de l’esclavage qui garantit la distance, l’esclave devient tout de suite envahissant. Et c’est à ça que j’ai réagi. C’est comme si l’intimité s’était accrue du fait de la disparition de ce père éventuel et je dirais que ce rapport d’intimité accru est resté présent. Et a gouverné, mettons, mes souvenirs, est resté très présent comme guide de ma pensée ultérieure.(…)

Alors, si vous voulez, ce que je postule, c’est que, de ce côté, les choses pourraient s’être passées d’une façon un peu comparable. Je pense, par exemple, à la culpabilité de l’Occident par rapport au colonialisme. La guerre 1914-1918 provoque un changement radical dans le rapport entre l’Occident et le colon. Le colonisé qui, jusqu’alors, était l’objet de la bienfaisance du colon, devient tout à coup problématique. Il faut le libérer. On va ressentir à son égard une grande culpabilité; on va lui accorder le statut de nation, mais tout ça est plein d’ambigüités. Donc si vous voulez, le changement qui se passe, s’il est décrit comme réel chez Freud, est à mon avis beaucoup plus apparent qu’on ne le pense. Il est surtout perceptible dans les sortes de malaises que les gens éprouvent, des malaises diffus qu’ils n’éprouvaient pas auparavant et qu’ils éprouvent tout à coup. Vis-à-vis du colonisé, vis-à-vis du Juif… Et puis il y a ceux qui éprouvent le malaise, et ceux qui n’éprouvent pas le malaise…

(…)

Apparition d’une troisième négation : ne pas mélanger

KJ : Ce que je postule, ce n’est pas que les uns ou les autres ont ressenti un malaise, mais que la distance entre les deux , qui était garantie par la présence de l’empereur ou d’une autorité, du père, n’était plus garantie. Elle devient tout à coup érotique, elle devient tout à coup jouissive, interdite. Alors qu’auparavant, elle était garantie par l’empereur, donc sécurisée, tout à coup, avec la chute des empereurs, le rapport de colonisation devient coupable.

CR : Il se fait de peuple à peuple au lieu de passer par une instance située au-delà de l’ethnicité… parce que c’est un peuple qui en viole un autre plutôt qu’une autorité libidinalement neutre qui, comme le père, assume une autorité sur un ensemble…

KJ : Oui. Donc ce moment, cet état de gêne est pour moi un indice de cela. De l’espace où je me précipite sur la proie pour la prendre comme le décrit Freud, comme coprésent au sentiment de gêne que j’éprouve vis-à-vis du colonisé ou qu’éprouve le colonisé vis-à-vis du colon. Parce qu’au fond, c’est des deux cotés qu’il y a une gêne, qu’il y a tout à coup une trop grande proximité qui n’était pas prévue, qui n’a été choisie par personne. (…)

Il faut introduire de la distanciation là où, tout à coup, il y a une trop grande proximité. Il faut donc introduire de la négation, en plus des deux dont nous avons parlé les dernières fois. Nous allons essayer d’introduire d’autres négations qui vont peut-être être plus sensibles à cette espèce de gêne. Nous savons que ce qui est problématique, c’est que nous avions un principe qui mélange des ethnicités et qu’il n’est plus là. On a donc affaire à des ethnicités qui se retrouvent face à face et qui doivent trouver des moyens de distanciation.

MB : Une identification, car l’esclave aussi doit s’identifier. Comme le maître que vous étiez, vous aviez votre place et l’esclave qui se distancie de vous doit trouver son identité. Donc aussi son appartenance et se regrouper quelque part.

KJ : Alors, le principeantérieur est celui que nous avons élaboré longuement au début de cette année et auquel je suis venu ajouter le petit travail que j’ai présenté lors de ma conférence du 25[1] où je parle de la différence de soi à soi et du manque. La différence de soi à soi, le fait d’être manquant, organise la cohérence du fait communautaire. Le fait communautaire, même si il détermine une appartenance, n’implique pas pour autant forcément une totalité. Il n’est pas encore question de totalité quand il est question de communauté. J’appartiens, j’adhère à ma communauté, mais ça ne veut pas dire que ma communauté est une totalité. C’est peut-être une totalité, mais ça demeure une totalité ouverte. C’est une totalité qui ne contient pas forcément ses limites. Qui n’est pas propriétaire de ses limites.

CR : Ce qui permet d’accéder à d’autres totalités.

KJ :Oui, c’est ça. Il y a comme une ouverture aux totalités voisines. Mais il y a un certain nombre de critères… J’ai essayé de différencier les deux mondes… C’est ainsi que j’ai défini un monde comme étant l’Orient et l’autre comme étant l’Occident, mais ici je les définis comme les périodes avant et après la Première Guerre mondiale.

(…)

Donc, pour mettre tout ça ensemble, j’ai repris la notion d’intrication que nous avons un peu traversée ce matin, car elle permet d’encore mieux expliquer en quoi il y a un changement total dans la façon d’être ensemble : entre l’Orient et l’Occident, entre avant la guerre et après la guerre, entre le colonisé et le colonisateur.

(…)

Je vais donc introduire un autre étage qui correspond à la différence Orient-Occident que j’ai faite, mais en l’adaptant à la situation avant-guerre/après-guerre. Et cet autre étage, je vais essayer de le capturer avec la notion d’intrication. Je reprends une thématique que j’ai abordée ce matin.[2] C’est la question des interférences.

Régimes de savoir et de socialité en interférence

Vous vous rappelez que Newton soutenait que la lumière était faite de particules et que s’il y avait des lumières de couleur, c’est qu’il y avait des particules différentes. Des particules rouges, bleues, jaunes, les couleurs de l’arc-en-ciel. Donc il n’était pas question que la lumière soit un rayon sinusoïdal; c’était des particules qui étaient projetées. Jusqu’à ce qu’Augustin Fresnel en France et Thomas Young en Angleterre découvrent les interférences. Les interférences, c’est quand on projette un rayon lumineux à travers un écran dans lequel on a pris soin de percer deux petits trous, ce rayon traverse les deux trous, ce qui me donne deux rayons. Ces deux rayons aboutissent à un écran, où, contrairement à ce à quoi on aurait pu s’attendre, à savoir deux cercles, on obtient le phénomène de l’interférence, c’est-à-dire des barres sombres et des barres lumineuses. Une barre sombre, une barre lumineuse, une barre sombre, une barre lumineuse. Ceci est le signe caractéristique du fait que la lumière est une onde. C’est un phénomène sinusoïdal qui s’ajoute à son voisin ou qui se retranche de son voisin. (…) Un siècle plus tard, on découvre les particules et la mécanique quantique et on s’aperçoit que contrairement à ce que disaient Fresnel et Young, les particules sont discrètes et qu’en même temps, elles peuvent être abordées comme étant des ondes. Alors comment combiner les deux aspects?

Cela a posé de sérieux problèmes théoriques aux physiciens, jusqu’à ce qu’un certain Louis De Broglie décide qu’il existait ce qu’il a appelé une mécanique ondulatoire, une mécanique, c’est-à-dire un déplacement de particules en ligne droite, ondulatoire, c’est-à-dire sous forme d’onde. Alors à chaque particule était associée une onde de probabilités, une onde et une particule étant deux aspects du même phénomène. On a donc pris des électrons, qui sont des particules, et on a essayé de faire avec eux la même expérience que celle de Fresnel. On a ainsi obtenu des interférences avec des électrons, pas seulement avec de la lumière. Donc, ces électrons qui traversaient les deux trous interféraient entre deux interféraient entre eux une fois passés les deux trous, ce qui provoquait les interférences. Un petit peu plus tard, quand on a su mieux manipuler les particules, on a décidé d’en envoyer une après l’autre, pas toutes en même temps de telle sorte que celles qui étaient envoyées ne savaient pas, en principe, qu’on en avait envoyé avant elles, ni qu’on en enverrait après elles. Et on a supposé que, puisque par conséquent les particules ne pouvaient pas interférer entre elles, on n’aurait pas de phénomène d’interférence. Eh bien, croyez-le ou non, la première surprise a été que, même si les électrons allaient l’un après l’autre percuter l’écran, on obtenait quand même un phénomène d’interférence. Ce qui était tout à fait extraordinaire : comment un électron pouvait-il interférer avec lui-même? Donc un électron n’était plus un électron; A n’égale pas A. Alors, on a poussé l’expérience encore plus loin, et c’est là que ça devient intéressant, On a pu se poser la question : s’il interfère avec lui-même, c’est peut-être parce qu’il passe par les deux trous à la fois. Est-ce possible? On va se demander par quel trou passe l’électron. Et on a mis un mouchard qui :un œil qui regarde par quel trou passe la particule…. Donc cet œil, au moment de l’expérience, peut dire si l’électron est passé par en haut ou par en bas. Et donc on fait se succéder les électrons et, ô surprise, au lieu d’avoir une interférence on obtient ce résultat. Deux sortes de trous qui correspondent aux deux trous qu’on avait ici. Ici l’interférence est disparue. Pourquoi? Tout simplement parce qu’on a un prélèvement de savoir. C’est vraiment ça, un prélèvement de savoir qui change le mode d’être-ensemble des particules. Donc nous avons deux formes de socialité qui diffèrent l’une de l’autre parce que l’une est à l’état de nature et l’autre a été promue à un état de savoir.

(…)

La violence fondatrice : victimes/coupables/témoins

CR : Et puis si il y a un témoin, et comme dans l’expérience, ça change tout. On n’a plus ce flou ondulatoire, mais on voit les individus qu’on pourrait consciemment mettre de côté ou non. Tout le processus victimaire apparaît clairement et c’est là qu’on se sent coupable. Parce que normalement, nous fonctionnons dans un mode où on catégorise les gens sans les voir en tant qu’individus, c’est plus commode comme ça : c’est la pensée communautaire. Et s’il y a un témoin qui nous fait voir ce qu’on fait, on ne peut plus fonctionner de façon aussi automatique. Il y a donc comme une sorte de culpabilité qui interfère avec notre « luminosité » mentale.

KJ : Mais, je pense, Jean-Marc, que tu viens de soulever un point fort important : c’est que jusqu’à la Première Guerre mondiale, le maître ne pouvait pas tuer l’esclave. Mais ça n’a justement plus été vrai après la Première Guerre mondiale. C’est là qu’il est devenu possible de tuer l’esclave.

(…)

Et maintenant, c’est l’esclave qui court après son meurtre. Il n’a plus besoin du maître pour se faire sauter : il se fait sauter tout seul.

CR : C’est sa forme de souveraineté. C’est lui qui devient le maître de la vie et de la mort. Il y avait déjà ça chez Hegel. C’est ce qu’Alexandre Kojève va mettre en lumière : la souveraineté de l’esclave par rapport au maître, puisque lui n’a rien à perdre, ayant déjà tout perdu. Il a voulu justifier avec ça… les révolutionnaires du prolétariat et tout le mouvement communiste. Évidemment, les intellectuel français ont carburé là-dessus, ce rôle historique du prolétariat, de toutes les marginalités l’une après l’autre, du fait de la souveraineté, soit ce point-limite par rapport à la distinction entre la vie et la mort où les deux pôles s’indifférencient, qui n’était plus intégrée dans les structures symboliques et qui est devenu conscient du temps de Kojève, avec Bataille, par exemple… Tout ce que la culture s’est toujours efforcé de conjurer, ce moment d’indifférenciation de la crise sacrificielle, comme l’appelle Girard, l’aspect lynch mob d’hystérie collective orgiastique et violente : toutes les cultures ont canalisé cela, l’ont conjuré, ont trouvé des moyens d’exorciser cela par des boucs émissaires…

Or voilà que c’est devenu le véritable sujet de l’histoire incarné, notamment, par les mouvements révolutionnaires communistes et fascistes et par toutes sortes d’exacerbations (…) justement, dès lors que c’est dans l’orgie violente que réside le souverain de l’histoire. C’était un peu le fantôme qui la hantait, ce contre quoi la culture, l’humanité s’était constituée, parce que c’est là une possibilité humaine que les animaux n’ont pas et que la culture a été faite pour conjurer. Aussi, quand on fait sauter les mécanismes de la culture, c’est cela qui devient souverain et fondateur en l’absence de tout fondement, dans la négation de tout fondement.

KJ : Oui; je dirais que la frénésie orgiastique a une présence continue contre laquelle on ne cesse pas de se négativer ou de négativer.

(…)

CR : C’est là le mécanisme fondamental de la culture, sauf que c’est maintenant comme s’il y avait un témoin qui à la fois nous en faisait prendre conscience et nous obligeait à le refouler avec toujours plus de frénésie… Car il y a une sorte de redoublement où l’on s’acharne sur ce qui nous fait prendre conscience de ce qu’on est en train de faire, en quelque sorte. Parce que la structure symbolique qui sublime et institutionnalise le sacrifice ne fonctionne plus. Le sacrifice lui-même est désacralisé et il n’en reste que le massacre systématique, qui tient lieu, à bout de bras, de symbolique, mais qui n’est pas capable de transcender la culpabilité, comme un système symbolique traditionnel fonctionnel arrive à le faire. Donc il donne dans la surenchère pour essayer de réprimer, en la projetant sur l’autre, une violence qui s’emballe et ne peut plus être réintégrée par la culture.

KJ : Peut-on dire que le repas totémique se fait à l’intérieur des murs de la cité? Le massacre ou sa frénésie se porte vers un individu hors des murs de la cité, car ce n’est pas un des nôtres qu’on tue. Il s’agit toujours de trouver quelqu’un à l’extérieur.

CR : L’extérieur et l’intérieur ont toujours été solidaires là cet égard… MB : Il ne faut pas oublier non plus que si ça s’est porté sur les Juifs, c’est que traditionnellement, les Juifs ont toujours été plus ou moins des parias, des exclus. Donc c’était plus logique à cet égard.

CR : Parce que c’était une société communautaire. Il y avait la communauté chrétienne générale et il y avait la communauté minoritaire des Juifs(…).

MB : Oui mais il y avait des quartiers juifs partout…

CR : Il y avait des quartiers chrétiens dans les communautés musulmanes aussi (…). Mais il faut voir que, dans la chrétienté d’Occident, il y a quelque chose qui a changé, au moment où elle est devenue l’Occident, par rapport même à la chrétienté d’Orient, au sens où il ne suffisait plus de distinguer les communautés les unes des autres; il y avait désormais une hantise par rapport à ce qui n’était pas la communauté. Aussi a-t-on commencé à avoir des pogroms contre les Juifs, ou des persécutions à une échelle de génocide contre les sorcières qu’on a inventées pour mieux les détruire, en vertu d’une hantise de quelque chose qui ne s’intégrait plus dans le système général de la chrétienté. Les communautés étaient déjà là et leur présence n’avait pas été tellement problématique avant la fin du Moyen-Âge, comme elle n’a pas été problématique même dans les sociétés chrétiennes orthodoxes jusqu’au XIXe siècle, avec l’occidentalisation nationaliste. Donc l’antisémitisme, actif, étatique, c’est un phénomène de désagrégation de la chrétienté et probablement aussi de l’islam lorsqu’ils ne sont plus capables de maintenir leur cohérence comme communauté symbolique, et donc le réflexe normal, c’est de trouver un bouc émissaire, afin de se reconstituer contre lui en tant que totalité culturelle efficace… On fait ça contre un ennemi héréditaire et essentialisé, mais c’est en fait une façon de masquer, par des vieilles méthodes qui ne fonctionnent plus, une sorte de déraillement intérieur de la communauté majoritaire.

KJ : C’est ça. En songeant peut-être que, par exemple, la notion d’intérieur et d’extérieur, qui jusqu’à présent était tout à fait relative, devient tout à coup absolue.

MB : Relative jusqu’à un certain point. Les Juifs d’Espagne…

CR : Ça aussi c’est au moment de crise de la fin du Moyen-Âge…

KJ : Ne parlons pas des Juifs; parlons plutôt de toutes les formes communautaires. Il y a un état de la communauté qui est ouvert, c’est-à-dire que son intérieur se différencie de l’extérieur d’une façon relative dans la mesure où la bordure, la frontière n’est pas bien dessinée, si vous voulez.

(…)

Alors on a un changement au niveau des structures de la frontière. Des frontières qui n’existaient pas ou étaient tout à fait diffuses entre les communautés deviennent des frontières tout à fait impératives, impossibles à franchir. Ce sont là des phénomènes moins importants que cette notion de  savoir, cette insertion du savoir comme facteur d’oubli. C’est ça qui est paradoxal: le fait que nous avons un savoir communautaire, un savoir de l’incertitude, un savoir qui est proche du religieux, un savoir de la non-identité à soi qui, tout à coup, disparaît corps et biens. Il est entièrement refoulé et il est remplacé par un autre type de savoir, qui est le savoir comptable. C’est-à-dire le savoir d’individus ponctuels, observables, dont on peut faire quelque chose. Il y a là une mutation… Au fond, c’est la mutation majeure qui m’interroge. Qu’on fasse de la purification ethnique à partir de ce moment-là, c’est un peu compréhensible : …les Arméniens en Turquie, les Juifs en Allemagne, en Europe. Mais là, si on suit le raisonnement, on a un savoir qui est emporté par une sorte de tsunami culturel, le tsunami du mouchard. Il y a un mouchard qui fait disparaître un savoir ancien.

L’angoisse nationaliste à l’ère du soupçon

CR : C’est pour ça qu’on parle, de point de vue de l’histoire culturelle, de l’ère du soupçon, des maîtres du soupçon, de ceux qui font voir ce qui n’avait pas été vu jusque là, Freud, Marx, Nietzsche, qui font voir les rapports de pouvoir, de désir que la culture avait toujours sublimée jusque là et dont on devient conscient, si bien que les vieilles structures culturelles ne fonctionnent plus parce qu’on les voit en termes très brutes et matériels d’oppositions frontales binaires, une chose chassant l’autre Il n’y a plus d’unité qui peut se constituer à partir d’une intrication qui fait coexister les contraires. C’est vraiment le choc d’énergies qui sont arbitrairement distinguées, qui semblent dépourvues de toute complémentarité….

KJ : C’est ça… On peut, par exemple, dans le phénomène qu’on a mis en valeur ici, reconnaître l’infrastructure et la superstructure de Marx. Ça c’est facile. On a un trou économique qui est déterminant en dernière instance et puis un divin, une idéologie qui vient justifier l’économique. Mais même si on est dans l’ère du soupçon, on est déjà en dehors du coup, ici. C’est qu’en arrière de ce moment de soupçon, c’est-à-dire même chez Freud, même chez Marx, qui voulaient aller chercher ce qu’il y avait derrière des choses. Ils manquaient le coche parce qu’ils étaient déjà au-delà de la négation. Bon, c’est vrai que Freud a parlé de ce mythe qui est celui de la horde primitive, celui de la dévoration, tout ça… Et Marx a parlé d’un temps où c’était l’idéologie qui prévalait et non pas l’économique, donc le temps du Moyen-Âge où ce qui était déterminant en dernière instance, ce n’était pas l’économique, mais l’idéologie. Mais on peut ajouter à ce phénomène un changement dans la structuration du collectif. On a ici une structuration collective animée par le manque et la non-identité à soi et là, nous avons le post-Première Guerre mondiale, avec une structuration collective individualisée. Chaque individu est un point, désormais, d’un ensemble collectif commensurable. On n’est plus dans l’incommensurable. Il y a une mutation dans la structure du collectif…

CR : On arrive dans l’existentialisme….

KJ : Oui, c’est ça, la conscience de soi, l’ère de la conscience de soi. Mais ce que je voulais aussi mettre en valeur, c’est que chez les gens de ce champ-là, on a un sentiment d’appartenance hors de l’espace et du temps. Le sentiment d’une  appartenance communautaire est très particulier. D’abord, le mot appartenance n’est pas adéquat parce que ce n’est pas l’adhésion à quelque chose, il y a quelque chose de différent là-dedans… Enfin, je vous dirais que les gens de ce champ là sons rassurés. Il font partie de quelque chose —peut-être pas tout à fait d’un tout, ou bien ils font quelque chose avec les autres. Ils ont comme une destinée transhistorique qui leur donne une sorte de satisfaction naturelle qu’ils ont du mal à identifier. Et ces mêmes gens, quand ils en arrivent à là, quand ils passent d’un champ à l’autre, et qu’ils découvrent qu’il ne sont plus capables de produire de l’intrication, éprouvent un sentiment de perte absolue. C’est ce que j’appellerais l’angoisse nationaliste. C’est des gens qui, tout à coup, perdent ce sentiment de la continuité transhistorique. Comme le Québécois dans les années 1960 qui balance le bon Dieu et se retrouve dans une situation comparable.

(…)

Il y a l’angoisse du vide nationaliste. C’est-à-dire le sentiment du nationaliste que ses congénères ne peuvent plus constituer un projet historique et que le seul élément rassurant de sa situation serait l’inscription dans une totalité limitée, dans un espace géographique limité qui fait groupe, groupe purifié, ethnicisé, ou autre, à la place de ce projet-là. C’est-à-dire qu’au lieu qu’on ait un projet vaguement ethnique transhistorique qui nous porte, au lieu qu’on s’inscrive dans un temps porteur, on s’inscrit plutôt, à cause de l’angoisse, dans un espace circonscrit. Donc on passe d’un projet temporel continu, historique, à un projet spatial où les individus sont égaux entre eux, où on cherche à promouvoir une nouvelle légitimité dans la notion d’égalité, dans la notion d’égalisation de l’espace et de toutes les formes de collectivité, au fond.

(…)

CR : Le projet moderne, c’est d’établir des règles objectives pour l’interaction de l’individu au sein de rapports contractuels… Cela présuppose la maîtrise de soi-même des individus… alors que…l’individualité elle-même est totalement contingente. Nous sommes complètement le produit des circonstances sociales et culturelles au sein desquelles nous apparaissons, auxquelles nous continuons d’être intégrés au moment même où nous nous en distancions…et c’est ça qu’il faut reconnaitre, aussi : l’individu doit avoir l’humilité de se reconnaitre dépendant de circonstances qu’il ne peut jamais contrôler individuellement ou collectivement. On commence à avoir prise sur quelque chose de fluide une fois qu’on reconnaît la complexité, l’indécidabilité du réel et qu’on apprendà vivre avec tout en sachant qu’il n’existe pas de lieu individuel et collectif d’où on puisse avoir la maîtrise de tout ça.

(…)

KJ : Au fond, apporter ces éléments là c’est mettre en valeur qu’il y a un savoir perdu qui, dans le fond, est peut-être encore là quelque part et nous attend.

(…)

(A)théologies politiques : vers le style du XIIIe siècle

CR : Ceci me rappelle le cas historique de la Turquie, qui est tellement paradigmatique. Ce qui prend la relève de l’Empire ottoman, cette continuité transhistorique par excellence du Califat, a cette idéologie jacobine devenue en même temps ethnique qui, sur un territoire, invente de toute pièces une identité turque, homogène, qui s’impose par tous les moyens de la modernité, par un nouvel alphabet et par l’imposition à la société des droits civiques des femmes avec plus ou moins de succès, mais d’une façon tout à fait idéologique. Cette sorte de prise en bloc qui prend la place du grand flou impérial et qu’on impose par une sorte de mobilisation totale de la société est tout à fait le style de l’entre-deux guerres. C’est magnifique de pouvoir observer cela dans le cas de la Turquie: le fait que ça ne nécessite pas une sorte de grande idéologie de type marxiste ou fasciste, tout en demeurant au cœur de cette problématique d’une société qui a fonctionné dans ce régime historique de l’intrication floue de communautés qui coexistent en une vague allégeance à un père suprême, quand, pour remplacer cette configuration, on s’accroche à une sorte de modernité caricaturale, l’investissant d’un caractère ethnique. On construit ainsi de toutes pièces un espace d’homogénéisation moderne qui espère reconstruire de façon fantasmatique l’unité perdue, mais sur la base de l’individu, donc dans un paradoxe continuel, puisque l’on promeut, dans le même mouvement, l’individualisme juridique et la prise en bloc nationale. Tel est le paradoxe de la Turquie moderne, créée dans le déni systématique de ses origines religieuses en s’appuyant sur la mythologie tout à fait récente d’une identité turque niant les autres cultures qui étaient là avant, qui y sont encore, auxquelles on a imposé des noms et des identité turques alors que ça ne leur correspondait pas… Nous avons vraiment affaire ici au paradigme de cette névrose profonde, de ce déni intérieur de la complexité du réel par l’investissement, dans le moderne, de cette angoisse de la transition des prémodernes vers autre chose.

MB : La même chose s’est passée en Iran.

CR : Oui parce que le grand-père du chah d’Iran avait voulu faire comme Atatürk, avait voulu faire une sorte de république laïque obligatoire et nationaliste, et c’est le clergé qui était intervenu en lui faisant conserver la structure monarchique. Il s’agit donc d’une sorte de Turquie avortée…

MB : Les intellectuels avaient appuyé la démarche du père pour moderniser…mais comme ça été trop loin et qu’il y a eu Mossadegh qui a été renversé, (…) et que le chah suivant a voulualler trop vite dans ses réformes soutenues par la CIA parce que ça servait les intérêts pétroliers américains, ces intellectuels ont voulu faire la révolution pour retrouver leurs origines perses et n’avaient en aucun cas prévu une révolution religieuse. Mais comme il y avait un vide d’autorité, de père, l’ayatollah Khomeini est arrivé et s’est emparé du pouvoir, mais ce n’est pas ce que les gens qui avaient fait la révolution voulaient. Ils ont été les premiers surpris de voir l’emprise de cette religion. Il ne faut pas croire que les gens souhaitaient un retour à l’islamisme.

KJ : C’est peut-être un des monstres que l’Occident a créé, ces nationalismes religieux. J’ai l’impression que le nationalisme laïc est l’extrême limite possible du projet nationaliste. Quand on dépasse ce niveau et qu’on tombe dans le nationalisme religieux, ça donne quelque chose de vraiment caricatural, encore que l’Europe n’est pas demeurée en reste.

CR : Elle a inventé ses propres nouvelles religions politiques plutôt que d’en recycler d’anciennes, mais cela a donné d’impressionnants résultats dans le genre de la surenchère.

KJ : C’est ça. Je pense que le Moyen-Orient entre dans une période de quelque siècles de tourments, si l’on en croit ce qui est arrivé à l’Europe et qu’on prévoit que c’est ce qui va se passer pour le Moyen-Orient…

CR : J’aime à faire un parallèle dans la séquence de l’évolution des religions. En effet, nous sommes au XIIIe siècle de l’ère musulmane et que le XIIIe siècle de l’ère chrétienne, est celui d’une papauté qui exerce des prétentions totalitaires alors que les États-nations se consolident par réaction en élevant des prétentions absolutistes… Là aussi il y a une sorte de désintrication, une sorte d’affrontement frontal entre l’autorité temporelle et l’autorité religieuse, donc une sorte d’hypersolidification idéologique du religieux qui s’érigeait en puissance temporelle rivale des autres et du temporel qui s’annexait le religieux en tant que puissance politique. C’est bien quelque chose que vit l’islam vit à son propre XIIIe siècle. Si on garde à l’esprit la suite de ce qui s’est passé en Occident, ça ne fait que commencer! C’est une sorte de boutade, parce qu’évidemment le rythme de l’histoire est aujourd’hui beaucoup plus rapide.

Divan occidental-oriental des intégrismes

KJ : Alors je peux me vanter de quelque chose de tout à fait nouveau dans mon histoire d’intellectuel, c’est que cette semaine, je viens d’être censuré par un journal algérien. Vous connaissez la situation de l’Algérie. Or et un journal, Midi Libre, francophone et laïque, me pose des questions sur l’intégrisme, toutes ces questions qu’on a l’habitude de poser. Et je leur réponds spontanément, en y mettant le paquet parce qu’ils m’ont pressuré à mort en me disant qu’il faut répondre en 24 h, alors j’ai tout dit. Le passage qui les trouble, c’est que je dis que le kamikaze est quelqu’un qui est sur le point de se soumettre à l’autre et qui, plutôt que de se soumettre, se détruit, se donne la mort. Alors le type me répond : « Même le Palestinien? » Alors je dis oui… Et c’est là que j’ai été évacué. Donc là j’ai le sentiment d’avoir atteint un niveau intéressant dans ma démarche parce que je n’appartiens plus… Je me suis fait abondamment censurer en Occident, et maintenant je me fais censurer en Orient; j’en suis heureux, j’ai l’impression d’avoir atteint un équilibre!

(…)

L’idée, c’est que le kamikaze est pris dans une situation où les signifiants différentiels finissent par se fondre l’un dans l’autre et ne plus être différentiels. Sa réaction, c’est : « je déchire les signifiants l’un de l’autre », c’est-à-dire que je deviens, d’un saut, moderne. Je me modernise en plongeant dans la mort. Je déchire le père du fils, je déchire l’intérieur de l’extérieur, l’homme de la femme, la parole du silence, je déchire tous les signifiants d’un seul coup.

(…)

Alors que mon patient dont j’ai parlé ce matin est un paysan marocain qui décide de venir faire une analyse chez moi et se couche sur le divan pendant deux ou trois mois et puis qui, à un moment donné, dans un moment de résistance, se lève du divan et s’assoit, parce que le divan est intolérable… Quand on parle de l’extrême, pour lui, le divan est un extrême parce qu’il sépare le regard de la parole. Il y a une extrémité. Alors que quand il revient sur le fauteuil, la parole et le regard se remixent, donc il n’y a plus cette distanciation parole-regard du divan. Ce patient qui a été sexuellement traumatisé par une femme à l’âge de six ans (…) vient , il s’assoit sur le divan, ce qui, en tant que tel, n’est pas tout à fait oriental, et puis à un moment donné, il revient sur le fauteuil. Je reviens dans le mixage, d’une certaine façon. Au contraire du kamikaze, qui prend le chemin inverse.

JMD : Il part du fauteuil pour s’en aller sur le divan.

KJ : (…) Finalement, il n’y a pas de possibilité de passer à l’extrême, sinon c’est la mort.  Or c’est la mort qui en dégage le kamikaze —et il devient individu. Il n’est plus dans un projet historique, transhistorique. Tous les projets transhistoriques sont perdus chez le kamikaze. C’est en général quelqu’un qui est en Occident et qui a perdu le sentiment de sa tradition. Je suis en train de lire un livre qui est une enquête auprès d’islamistes en prison en France… Tous disent : je suis capable de lire le Coran dans le texte. C’est pour eux un mérite de retourner à une capacité de lire le Coran dans le texte.

CR : Ça suppose une distance. Quelqu’un qui aurait été élevé là-dedans ne dirait pas ça…

KJ : (…) Donc pour lui, être islamiste, c’est une retour aux sources, un retour à l’islam. Mais en réalité, non; c’est plutôt une transformation de l’islam qu’il effectue…Les islamistes, tels qu’il apparaissent dans le livre, sont des gens qui sont hors de l’islam. Qui ont perdu leur traditions. Qui sont plus ou moins diplômés, occidentalisés et qui reviennent au Coran comme signe de leur appartenance traditionnelle. Mais en fait, en revenant à ce signe, ils le modifient complètement puisqu’ils le transforment en quelque chose d’autre, où les signifiants sont déchirés.

CR : C’est exactement comme les born-again Christians. Ce sont des Américains moyens qui, tout d’un coup, sont convaincus par un prêcheur qu’il leur faut revenir à la Bible dans le sens littéral et dans le sens de toute une idéologie de littéralisme qui se construit d’une façon tout à fait semblable à l’islamisme en termes de politique, en termes de camps qui s’opposent aux autres, autour de l’idée d’être un bon soldat de l’armée de Jésus (…) d’une façon qui est étrangère à la tradition chrétienne. C’est profondément anti-traditionnel, c’est de l’intégrisme fondamentaliste, détaché de toute tradition, dehors de la transmission réelle de la tradition chrétienne et de son projet transhistorique. On privilégie dans le texte des mots mis en rouge : les paroles littérales de Jésus, comme si ils avaient plus de poids en vertu d’une différence ontologique entre le style direct et le style indirect. C’est une sorte de fétichisation d’un texte en-dehors de la tradition dont il provient.

JMD : Ils modifient rétroactivement, totalement toutes leurs traditions.

CR : Ils créent leur propre réalité, au même titre qu’un communiste fervent, qui vit dans son utopie par rapport à laquelle tout le reste est instrumentalisé par une exclusion du principe de réalité, pour entrer dans unparadigme créationniste et apocalyptique, et tout le reste est carrément nié.

(…)

Le born-again Christian choisit de vivre dans le texte plutôt que dans la réalité et donc, d’avoir un rapport à la réalité qui renforce son identification à l’imaginaire de cette interprétation soi-disant littérale du texte, comme le ferait le communiste en Corée du Nord, choisissant de nier tout ce qui ne confirme pas l’imaginaire du texte, qui se confond avec le rejet de la complexité du réel. Le texte lui-même est alors dénué de substance (…) dès lors que sa fonction, sa réalité n’est plus que d’exclure le réel qui fait problème.

JMD : C’est un cyberréel, finalement.

CR : Exactement. Il s’agit de vivre dans une réalité virtuelle qu’on s’invente ou adopte. Un fondamentaliste actif dans les hautes sphères de la politique à Washington a déjà confié à un journaliste juste après la première élection de George W. Bush : « We create our own reality. » C’est ça la politique américaine actuelle: la projection d’une situation imaginaire sur le Moyen-Orient. Les forces du Bien vont arriver là et tout le reste va s’effacer et s’il ne s’efface pas, c’est nous qui allons l’effacer.

(…)

[1] Référence?

[2] Au séminaire parallèle sur Orient et Occident.