Les intégrismes juif, musulman et chrétien

Les intégrismes juif, musulman et chrétien

avril 25, 2021 0 Par Karim Richard Jbeili

Les intégrismes juif, musulman et chrétien

Les trois intégrismes en foire

Comme je l’ai signalé dans la chronique précédente, lorsqu’un État se désagrège d’avoir perdu sa légitimité, la société se brise en ses multiples communautés. Celles-ci perdent alors totalement leur caractère religieux dont elles avaient déjà perdu une bonne partie en cédant la gestion de leurs affaires publiques à l’État, et deviennent des communautés politiques plus préoccupées par le contrôle de leur espace vital. Certaines vont même jusqu’à reconstituer un mini état communautaire qui peut éventuellement polariser autour de lui les autres communautés.

L’Europe déborde et se déverse vers la Palestine et l’Égypte

Une situation comparable se présente, mais à plus grande échelle lorsque l’équilibre d’un continent est secoué par des conflits majeurs qui ne semblent pas avoir de solutions prochaines. Une communauté peut alors émerger, issue de plusieurs états à la fois et développer des ambitions politiques à l’échelle poly-étatique.

Le premier exemple qui vient à l’esprit, est le temps des croisades. Les multiples crises de l’Europe féodale ont provoqué l’émergence d’une communauté chrétienne dont les ambitions politiques se sont exprimées à travers le désir de reconquérir le Saint Sépulcre. L’Europe en crise s’est investi dans une universalité politique chrétienne pour laquelle ses frontières sont devenues étroites et étouffantes. La quête de soi passait désormais par la conquête de l’autre. L’autre étant curieusement avec une régularité étonnante cette jointure fascinante entre l’Afrique et l’Asie que sont l’Égypte et la Palestine.

Jamais aucun territoire à part peut-être l’Inde n’a exercé autant de fascination sur l’Europe que ce point de suture d’ou a émergé le monothéisme. Toutes les aventures européennes les plus folles ont commencé ou fini en ce point ou l’ont considéré comme un point d’appui majeur dans leur entreprise. Ce point permet de distinguer nettement entre l’Europe continentale centrée sur l’Égypte et la Palestine et L’Europe périphérique, qui est surtout orientée du côté de l’Océan et, au-delà de l’Océan, des Indes.

Mais pour en revenir à la notion de crise continentale , l’épopée napoléonienne aussi bien que l’aventure nazie relèvent de ce même processus qui commence par une crise majeure impliquant le continent dans son entier. Par la suite, une communauté particulière invente une nouvelle universalité de nature essentiellement politique. Ce projet universel doit retrouver des alliés ailleurs partout en Europe. L’ampleur du mouvement est tellement puissante qu’il franchit les limites de l’Europe vers la suture afro-asiatique.

 

Le Sionisme religieux et nationaliste laïc Dans ces deux cas cependant, le caractère religieux de la quête est moins apparent. Il se camoufle derrière une religion très Européenne: le nationalisme. Ce mélange très original de religion de géographie et de linguistique reste malgré son extraordinaire extension, très marqué par ses origines européennes.

Dans la série de projets universalistes européens, le projet sioniste occupe une bonne place. Dans sa première forme, il a répondu aux crises qui ont précédé et suivi la première guerre mondiale. Les grands empires européens qui ne connaissent pas le nationalisme se sont écroulés laissant une grande inquiétude en Europe et la plupart des communautés juives dénudées et sans protection face à l’extension soudaine du nationalisme: La protection dont bénéficiaient ces communautés de la part de l’Empire Ottoman ou de L’Empire Austro-Hongrois était désormais chose du passé. La menace nationaliste avait déjà un caractère inquiétant dès la fin de la guerre. Le sort des Arméniens aux mains des nationalistes laïcs turcs était éloquent.

Un certain nombre de Juifs ont alors décidé d’embarquer eux-mêmes dans un projet nationaliste laïc, celui que leur offrait le sionisme. En mettant en exergue son aspect religieux, le sionisme semble s’apparenter aux croisades. Dans ce retour à la terre biblique à partir de tous les coins de l’Europe, dans cette haine profonde assidue contre ceux qui profanent de leur présence inopinée, inattendue, cette terre sacrée qui aurait dû normalement être vierge de toute trace humaine (terre sans peuple), il y a certainement la dimension mystique qu’avaient pris les croisades.

Cet aspect n’est cependant que partiel. Le sionisme a un côté nationaliste laïc qui est au moins aussi important que son aspect religieux. On le repère aisément dans le caractère très nationaliste de la démarche, dans les structures laïques de l’État. On le voit également transparaître dans l’absence criante de la dimension divine.

Dans les communautés ou l’aspect religieux prédomine, on laisse habituellement une certaine place à l’impondérable, confiants que l’on est que Dieu y pourvoira. Et si d’aventure, Dieu semble orienter les choses autrement, on s’interrogera sur ses desseins quitte à les trouver en fin de compte impénétrables ». Lorsque l’inquiétude est si grande que rien n’est laissé au hasard, lorsque la seul présence de l’étranger est une menace quasi mortelle, c’est que le rapport au divin est brisé qu’on ne peut plus compter sur sa protection pour arranger les choses. On est rentré de plein pied dans le nationalisme.

Le sionisme traumatique La double dimension religieuse et nationaliste ne suffit pourtant pas à rendre compte de la complexité de la situation. Israël n’est pas un pays « normal ». Il est né dans des conditions très particulières pour compenser un traumatisme subi par les Juifs lors de la « dernière » guerre. C’est ainsi qu’on l’a appelée, parce qu’elle fut si atroce qu’on a souhaité très fort qu’elle soit vraiment la dernière. De la même façon qu’on a souhaité (surtout les USA) ardemment mettre les Juifs à l’abri pour toujours contre toute agression derrière des frontières sûres.

Quelles que soient les chances de succès de telles ambitions, toujours est-il qu’elles ont fondé l’état d’Israël sur le sentiment de culpabilité des Européens qui se sont sentis « en dette » envers les Juifs et ont voulu compenser pour les tords qu’ils leur ont été causés. L’État d’Israël est par définition un état de Traumatisés auxquels tout le monde a reconnu qu’ils avaient été traumatisés. La réalité du traumatisme est là reconnue par tous et elle est « démontrée rétroactivement » par l’existence même de l’état. Mais l’état, même s’il veut compenser le traumatisme de par son existence, n’a pas pour autant la capacité de le faire disparaître. Le traumatisme devra durer même compensé, il lui faudra se maintenir aussi longtemps que durera l’état d’Israël. Si Israël est la preuve du trauma il s’en suit que si on oublie le Trauma ou efface l’existence  d’Israël. Car Israël ne peut pas être la preuve de rien.

En d’autres termes au lieu d’être compensé, le trauma a été démontré. Chaque Israélien doit donc prendre en considération cette démonstration permanente de l’existence du trauma et l’assumer en revendiquant une nouvelle compensation qui, comme elle ne peut plus s’adresser aux Européens (puisqu’il y a eu matériellement compensation) va devoir se manifester autrement.

Ce sont les Arabes et plus particulièrement les Palestiniens qui vont en faire les frais. La demande de compensation issue de la compensation (indéfiniment insatisfaisante) qui s’interprète comme une demande de reconnaissance du trauma va s’adresser aux Arabes et aux Palestiniens. Chaque Israélien se sentant responsable d’Israël comme preuve du trauma, va réclamer dès lors cette compensation à cors et à cris. Chaque refus des Arabes et des Palestiniens de leur céder une parcelle de terre sera interprétée comme un refus de reconnaissance du trauma et les amènera à redoubler d’efforts pour la conquérir. Tous les malentendus de la relation des Israéliens avec les Européens vont se trouver déplacés vers les Arabes et les Palestiniens avec cette difficulté supplémentaire que ceux-ci ont du mal à saisir qu’on les prend pour d’autres, et le comprendraient-ils, ne sont aucunement prêts à se mettre à la place de celui qui bat sa coulpe face à des Israéliens qui viennent de leur piquer leurs terres. Les Occidentaux peuvent ainsi se payer le luxe de contempler sereinement le conflit en prônant bien sûr la paix et la fraternité sur la terre et au ciel tout en remerciant la providence de ce que la rage Israélienne se déverse sur les Arabes plutôt que sur eux.

Libération nationale Petit à petit cependant les Israéliens ont pris conscience de leur aliénation par rapport à l’Europe. Ils se sont aperçus qu’ils pouvaient rester indéfiniment dans cette position demandante qui par ricochet sur les Arabes demande aux Européens qu’ils reconnaissent un traumatisme qu’ils ont déjà reconnu. Ils ne pouvaient rester indéfiniment dans ce corps à corps conflictuel avec l’Europe par le biais des Arabes ou, en langage lacanien, prisonniers de la jouissance culpabilisée des Européens. Ils ont pris petit à petit une certaine distance par rapport au trauma. Ce qui leur a permis de découvrir qu’il y a un peuple, sur cette «terre sans peuple».

Ils ont décidé alors, au moins pour certains d’entre eux, que moyennant une suspension du processus religieux-nationaliste-traumatique qui les animait jusqu’à présent, ils pourraient faire la paix avec ce peuple dont ils venaient de découvrir l’existence sous leurs bottes.

Le virage d’Oslo Cette période nationaliste de libération nationale de la tutelle européenne a duré jusqu’aux accords d’Oslo. Ceux-ci semblent être un renversement de la période nationaliste qui l’a précédé en ce sens que la reconnaissance mutuelle remplace la négation de l’autre et la paix remplace la guerre. Les Israéliens reconnaissent que les Palestiniens existent et qu’ils leur ont causé des dommages.  En compensation de ces dommages ils s’engagent à … ne plus les attaquer.  En réalité ils ont renoncé à leur hargne contre l’Europe.  Quant à compenser les Palestiniens, il n’en a jamais été vraiment question.  C’est déjà un cadeau de reconnaître qu’ils existent.  Ils n’iront pas plus loin.

Les accords d’Oslo se sont concrétisés sous les auspices d’une idéologie libérale et pragmatique. Les négociateurs ont non seulement été convaincus qu’aucun des protagonistes n’obtiendrait jamais la victoire, mais qu’il était possible de coexister pacifiquement, fructueusement, exclusivement sur la base des échanges économiques.  Oublié le Nationalisme laïc, oublié le trauma de L’Holocauste, les Israéliens ont décidé de se soustraire à la tutelle européenne en suspendant la rage qui les accrochait à ce continent.

Toutes les légitimations idéologiques de nature nationaliste dans les deux camps se sont trouvées aux orties, au profit d’un pragmatisme économiste heavy duty qui était supposé tenir lieu de compréhension mutuelle. Ce qui semblait être l’apothéose enfin pacifiée de la période nationaliste s’est révélé être une rupture radicale sur cette période avec des conséquences incalculables.

Israël, qui jusqu’alors était le fer de lance de l’énième version d’un fantasme européen continental centré sur la suture afro-asiatique s’est trouvé désarrimée de ses bases arrières européennes, pour être aussitôt pris en charge par un ensemble tout à fait différent qu’on a pris l’habitude d’identifier aux USA et à son indéfectible alliée la Grande Bretagne.

La ceinture océanique Ces deux pays qui ont récemment entraîné dans leur sillage en Irak un certain nombre de pays de l’Europe périphérique comme les Pays Bas, le Danemark, et l’Espagne, ont des caractéristiques particulières qu’on pourrait résumer en disant que

1)      philosophiquement, ils sont orientés du côté du pragmatisme et de l’économisme tandis que

2) géographiquement, le lieu sur lequel ils exercent leur talent est l’Océan et plus spécialement l’Océan atlantique; et enfin

3) le Terre à laquelle ils aspirent au-delà de l’accessible n’est pas la Palestine ou l’Égypte, mais les Indes et ce non pour des raisons idéologiques mais pour des raisons économiques. Depuis l’Antiquité, la route des Indes a joué un rôle important dans l’imaginaire Occidental. Tous les pays de l’Europe périphérique ont construit leur identité contre l’Islam qui a eu le monopole de la route des Indes jusqu’à ce que leurs vaillants navigateurs contournent le Cap de Bonne Espérance. C’est en cherchant une autre route des Indes que Colomb découvre l’Amérique. D’ailleurs, la reconquête de l’Espagne sur l’Islam s’est achevé l’année même de la découverte de Colomb.

De sujet à objet En signant les accords d’Oslo, Israël s’est remise sous la tutelle des peuples de l’Océan. Rabin a renoncé à l’idéologie nationaliste messianique pour adopter une idéologie pragmatique disant que si les deux peuples doivent forcément vivre ensemble autant qu’ils le fassent en paix. Il faisait le même pari que tous les peuples de l’Océan à savoir que l’économie et le commerce suffisent à unir et réconcilier les peuples.  Après avoir été le centre d’une problématique méditerranéenne, Israël quitte la tutelle européenne pour devenir le centre d’une problématique océanique. Un peu comme les mouvements de libération nationale de l’après guerre qui, prenant leur indépendance du colonialisme européen se sont réinscrits aussi sec dans la mouvance du néocolonialisme américain.

En renonçant au nationalisme avec tout ce qu’il comporte de romantisme, les Israéliens se sont retrouvés en somme indépendants mais prisonniers de la survie de leur état. Ce n’est plus l’esprit de conquête et de légitimation de cette conquête qui les a animés, mais la pure nécessité de conserver un certain nombre d’acquis. Au lieu d’être les acteurs passionnés d’un destin héroïque, ils sont devenus les modestes fonctionnaires d’un état contesté. Tout doit converger dans le destin de chacun vers la sauvegarde de l’état. La mobilité qui avait caractérisé la période précédente se transforme en captivité. L’élan subjectif qui les a jusqu’à présent animés s’est évanoui. Ils ne sont plus que les objets de la sauvegarde de leur état.

Le deuxième traumatisme Tout le dynamisme bonapartiste de la période précédente a dû être jugulé.  Après avoir renoncé à leur rage contre l’Europe, face à laquelle ils brandissaient leur esprit conquérant, ils se sont retrouvés seuls face à la sauvegarde de leur état, tenus à une immobilité inhabituelle qui les a fragilisés à l’extrême.  Tant et si bien qu’avec la deuxième Intifada, une pierre lancée par un enfant sur un char d’assaut suffisait à provoquer une réponse à balles réelles.

C’est de là que débute le deuxième traumatisme.  La sauvegarde de l’état va l’emporter sur toute autre considération.  Autrefois leur soumission à l’Europe leur était intolérable. Ils y répondaient par ce nationalisme rageur contre les Arabes.  Cette fois ils sont soumis à leur propre état et ne peuvent en aucune façon y réagir.  En langage lacanien on dirait qu’ils sont soumis à la jouissance de l’état.  Le risque ici est d’être tellement soumis aux impératifs de l’état qu’ils en viennent à disparaître.  Tout mouvement inconsidéré pourrait soit nuire, soit paraître nuire, à l’existence de l’état.

Durant la période précédente l’état était la preuve du trauma qu’il fallait assumer, cette fois l’état est la cause du trauma puisqu’il aliène toute la société à ses exigences.  Le danger de ne pas satisfaire aux exigences de l’état, ou d’être si indépendant par rapport à lui que l’on provoque son mécontentement, ce danger va croître progressivement.  Chaque Israélien va certes être tenté de se soumettre totalement à l’état mais à un niveau subjectif plus profond il va chercher à transgresser cet impératif de soumission en faisant appel à quelque chose qui au contrairemenace l’état.  Il s’agit, bien-sûr du Palestinien terroriste qui va incarner la subjectivité israélienne.  C’est ainsi que prend forme le deuxième traumatisme avec la deuxième intifada.  Les Palestiniens vont tout à coup acquérir un énorme pouvoir de nuire qui va se concrétiser par la pierre jetée par un gamin et par les attentats suicide.

Se faire assimiler La subjectivité israélienne va aussi s’exprimer dans des fantasmes de dévoration qui portent la surestimation du pouvoir de nuire des Palestiniens à son apogée. «Quelques années et les Arabes seront majoritaires dans notre pays. Ce qui veut dire que notre pays juif ne sera plus juif. Ce qui implique qu’on sera dans un corps qui n’est pas le nôtre. En d’autres termes, on aura été dévoré.»  C’est qu’après avoir joué le rôle d’une alternative au caractère impératif de l’état, les Palestiniens deviennent aussi proches et aussi impératifs que lui pour l’Israélien.  D’où la nécessité de poursuivre la guerre et d’aller chercher le manque dans l’Autre qu’est devenu le Palestinien, d’aller chercher sa faiblesse.

La seule façon de maintenir une distinction d’avec l’ennemi devenu trop proche est de provoquer un état de guerre quasi permanent. La guerre va ainsi maintenir une distance salutaire et jouer le rôle de l’idéologie nationaliste à laquelle il a fallu renoncer en faisant la paix. Ce genre de guerre est forcément endémique puisque le but de la guerre n’est pas de vaincre mais de maintenir une frontière et protéger de l’assimilation.

Ici je crois que le mot assimilation prend toute son ampleur. Être assimilé c’est être pris pour quelqu’un d’autre, c’est être aliéné, c’est perdre ses caractéristiques identitaires, mais être assimilé pour les Juifs qui ont connu l’Holocauste c’est aussi être dévoré et détruit par l’autre.

La protection du nationalisme laïc Dans les premiers temps qui ont suivi l’Holocauste, les Juifs sionistes n’ont pas pu imaginer aller vivre simplement en Palestine en partageant le même état que les Autochtones pour deux raisons. D’une part parce que leur crainte d’être assimilés était encore très importante, dans les deux sens du terme, d’autre part parce qu’il eut fallu pour cela qu’ils soient demeurés Juifs dans le plein sens du terme. Or les événements en avaient fait des Juifs politiques nationalistes et laïcs.

Se fondre en tant que Juifs dans la population était impensable, pour eux. Le nationalisme leur a servi d’écran de protection contre un danger qu’ils avaient connu en Europe. Mais cet écran est devenu une aliénation définitive dans un judaïsme politique alors qu’ils ne risquaient plus du tout les mêmes dangers en Palestine.

On peut dire qu’en Palestine, ils ne risquaient nullement d’être assimilés ni dans le sens d’être dévorés, ni dans le sens de perdre leur identité. Au contraire s’ils avaient conservé leur identité communautaire, ils auraient très bien cadré dans le décor. Tout le monde en Palestine et ailleurs au Moyen Orient a une identité communautaire.

Israël accouche des Arabes Mais ils ont tenu à rester Européens, à conserver déployé le bouclier du nationalisme. Tant et si bien que le Monde arabe lui-même s’est converti au nationalisme. Avant Israël, pas un seul État arabe n’était nationaliste. C’est en 52 que cela a commencé en Égypte avec le Coup d’état des Officiers Libres, puis ça s’est propagé comme une traînée de poudre. 20 ans plus tard, l’Algérie, la Tunisie, la Libye, l’Égypte, le Yémen, l’Irak, la Syrie et la Palestine, ce qui représente en termes démographiques l’écrasante majorité de la population arabe, étaient rendus des États nation.

Le Nationalisme arabe ne date certes pas de 48; il a été propulsé dès le XIX siècle par la lente chute de l’Empire ottoman. On peut même estimer que le sionisme a été provoqué par cette même cause. N’oublions pas que les Juifs étaient les protégés privilégiés de l’Empire ottoman. Toujours est-il que même si la création d’Israël n’a pas créé le Nationalisme arabe, elle a tout de même été l’étincelle qui a mis le feu à toute la plaine.

Israël par l’effet du Nationalisme a provoqué l’existence du Monde arabe qui avant lui était inconnu de tous, y compris de lui-même. Avant Israël, le concept d’Arabité se limitait à la péninsule arabique, à la langue arabe et au nomadisme. L’ampleur que ce concept a pris avec Nasser était un pur effet du Nationalisme. On a du mal à imaginer aujourd’hui combien ce concept  était inexistant avant 48. Comme on a aussi du mal à imaginer que des Juifs puissent être seulement Juifs, c’est-à-dire sans référence au sionisme.

Le post nationalisme traumatique Aujourd’hui que tant le Nationalisme arabe que le sionisme sont moribonds on a beaucoup de mal à imaginer ce qui va suivre. On conserve les derniers symboles du Nationalisme par crainte de ce qui pourrait advenir s’ils disparaissaient.

C’est que même Bush et Sharon et probablement Blair qui sont les principaux animateurs de cette nouvelle ère post-nationaliste ont du mal à savoir ou ils mettent les pieds. La situation est idéologiquement tout à fait nouvelle. Même si elle date déjà de quelques années, les concepts pour l’appréhender ne sont pas encore élaborés.

La principale difficulté vient de ce qu’un des protagonistes majeurs, Ben Laden, et le mouvement intégriste islamique de façon générale, ont été diabolisés pour des raisons évidentes et qu’il devient difficile de les comprendre hors de cette appréhension démoniaque. Pourtant comme dans la période précédente les effets de miroir sont importants et les ressemblances entre les camps, au moins au niveau politique, sont assez apparents pour celui qui veut bien se donner la peine de leur accorder un peu d’attention.

Au nom de la religion Si le fait communautaire se caractérise par la formule «Au nom de Dieu», le nationalisme (c’est-à-dire le communautaire politique) se caractériserait plutôt par la formule: « Au nom de Moi ». C’est au nom de mon Moi, de mon existence charnelle que je me prononce et que j’agis. S’il m’est demandé quelles sont les qualités dont on pourrait prédiquer ce moi, je réponds haut et fort en parlant d’une certaine langue particulière ainsi que d’un territoire particulier, puis j’ajoute, sotto voce, en ayant presque honte d’en parler que je suis de telle religion mais que ça n’a aucune importance dans le fait que je sois nationaliste. La nationalisme a toujours eu un rapport extrêmement ambigu avec la religion. Partout ou il a pu l’utiliser à son profit comme dans l’Espagne de la Reconquista, la France de la Saint-Barthélémy ou la Révocation de l’Édit de Nantes,  il l’a fait sans vergogne. Mais dès que la religion prenait trop d’importance, il n’a pas hésité à la remettre au pas avec une très grande cruauté. On peut penser à des exemples très récents comme la condamnation des Frères-Musulmans en Égypte, des massacres de Hama en Syrie et la guerre que Saddam Hussein a menée contre l’Iran.

L’intégrisme se caractérise le mieux par la formule: « Au nom de la religion ». Dieu n’est déjà plus très présent parce que le Nationalisme est déjà passé par là pour substituer le pouvoir de l’état à celui de Dieu. L’intégrisme efface la langue et la géographie du blason nationaliste et le remplace par une mise en valeur du religieux.

C’est une erreur de croire que partout où il y a du religieux il y a du divin.  Le seul moment où on peut être sûr que le divin accompagne le religieux, c’est dans les premiers temps de la naissance d’une religion.  Par la suite, après le décès du fondateur, la présence du divin peut varier en importance et éventuellement être remplacée par l’état ou alors, tout simplement, comme c’est le cas dans les phénomènes actuels, disparaître complètement.

Il y a dans l’intégrisme un profond désespoir. Pour lui, ni Dieu, ni la loi de l’état ne sont en mesure d’assurer la moindre protection. Il ne reste plus que le recours à la religion sans dieu en tant que code de règles et de procédures désormais formelles pour ne pas dire formalistes, c’est-à-dire à peine justifiables. L’intégrisme est donc une sorte de nationalisme religieux sans Dieu ni maître. Il rejoint en quelque sorte l’anarchisme sans vraiment s’en rendre compte puisqu’il continue à croire qu’il croit.

La loi religieuse s’affiche de façon impérative et totalisante sans qu’il y ait un Dieu ou un État qui puisse moduler cet impératif en y mettant des nuances. La loi religieuse apparaît à l’observateur comme inique, absurde ubuesque. Pourtant son seul défaut est de ne pas avoir de tiers divin, ou éventuellement politique comme ce fut le cas lors des premiers temps de cette religion. Le poids de la religion est écrasant tout simplement parce qu’elle n’a pas de tiers pour la soutenir et jouer l’alternative à son caractère exclusif.

De la répétition Il advient alors un phénomène très étonnant à chaque fois qu’il advient, phénomène que l’on retrouve très fréquemment tant au niveau individuel que collectif, dans les traumatismes. Au niveau individuel le traumatisé a tendance à répéter ou a revivre le traumatisme qu’il a subi en le reproduisant dans ses rêves nocturnes ou dans ses rapports avec son environnement dans sa vie diurne. Cette tendance à répéter le traumatisme est totalement aberrante puisqu’elle cause un tort considérable au traumatisé, tort qui vient s’ajouter à celui qu’il a déjà subi par le traumatisme lui-même. En termes psychanalytiques, on dit que pour échapper à la jouissance de l’Autre, le sujet va chercher du tiers dans la répétition du trauma. La répétition du trauma sert d’alternative au caractère exclusif du trauma originel. A un niveau collectif, l’intégrisme va chercher l’attentat pour se sortir ne serait-ce que momentanément du poids écrasant de la loi religieuse. Après l’attentat il y a un certain soulagement qui ne dure pas très longtemps. Le sentiment d’étouffement reprend un peu plus tard. Il faut alors recommencer et répéter un autre attentat pour sortir du carcan. En somme, l’Intégrisme souffre de l’absence de Dieu et de l’absence d’État qui puisse trianguler son rapport à une religion devenue bureaucratique du fait de ces absences.

C’est dire que les problèmes de l’intégrisme sont des problèmes de proximité. La religion est  trop proche parce qu’elle n’est pas médiatisée par Dieu ou l’État, mais l’ennemi devient trop proche aussi et il est impossible de l’éloigner par des moyens verbaux ou résultant d’une entente. Pour l’éloigner il faut user de moyens matériels comme des voiles, des murs très élevés ou des systèmes électroniques.  L’intégrisme cherche à se défaire du système religieux qui lui colle dessus en s’attaquant à un ennemi qui finit par lui coller dessus de la même façon que sa propre religion.

Le sacrifice La question du sacrifice se pose également concernant l’intégrisme. Comment se fait-il que tant de jeunes et de moins jeunes sont prêt à mourir pour la cause? Pourquoi cet engouement pour une mort quasi certaine sans l’éventualité de défendre chèrement sa peau? Le kamikaze s’avance vers la mort comme vers un but qu’il a depuis longtemps espéré. Pour lui mourir est un but en soi, un aboutissement.

Ce phénomène qui peut paraître tellement étonnant, devient un peu plus compréhensible si on se réfère à ce qui a été dit plus haut d’une religion totalitaire qui aurait perdu successivement son Dieu et son État. L’intégriste seul devant cette religion sans alternative et sans extériorité ne peut échapper au pouvoir tentaculaire de la religion. S’il s’y soumet, il disparaît sans laisser de traces, il devient un simple objet domestiqué par un système. En se sacrifiant à la cause il se livre enfin au système mais du même coup il lui échappe en mourant. Et si enfin il tue des ennemis, il aura vraiment mérité de laisser une trace mémorable et ne mourra pas dans l’anonymat de la soumission.

A un niveau encore plus profond, qui relève des traditions collectives très archaïques, Dieu peut être conçu comme un monstre dévorateur auquel il faut donner des proies en pâture. Les Sémites avaient des dieux dévorateurs auxquels ils offraient les premiers nés des familles.

Ces sacrifices étaient surtout pratiqués en période de danger. Flaubert dans Salammbô nous offre une spectaculaire description d’une scène de sacrifice collectif alors que Carthage est assiégée. Les enfants étaient sacrifiés à Baal-Moloch, dieu volcanique et dévorateur. On les précipitait dans sa gueule enflammée.

Il est difficile de comprendre ce genre de choses sans comprendre le concept de sacrifice. Lorsqu’un dieu est particulièrement vorace il risque fort d’assouvir son appétit en dévorant ses fidèles, leurs enfants, leurs récoltes ou leur cheptel. Il est plus prudent de lui offrir une part du butin pour atténuer quelque peu sa voracité et surtout pour détourner la jalousie qu’il pourrait éprouver devant les récoltes et la prolifération de la communauté ou du cheptel. Et lorsqu’on a l’impression qu’il nous persécute en nous envoyant des malheurs en rafale, on peut essayer de l’amadouer en lui offrant ce qu’on a de plus cher.

Tous les peuples de la terre et toutes les religions offrent des sacrifices à leurs divinités. Offrande des prémisses ou libations, brûler des parfums ou de l’encens, égorger des moutons, se priver de certaines choses etc. sont des formes de sacrifices qui peuvent subsister jusqu’à nos jours même si les dieux ont perdu leur voracité d’autrefois. Même les plus athées font, sans en avoir conscience, des sacrifices ne serait-ce qu’en buvant à la santé de quelqu’un. il y a là une offrande qui ôte à l’acte de boire son caractère égoïste qui pourrait susciter la jalousie divine. C’est l’équivalent d’une libation.

Mais pour en revenir à l’intégrisme, on peut dire que la religion ne pouvant plus bénéficier ni de la médiation de dieu, ni de celle de l’état devient tellement impérative et intransigeante sur le fidèle qu’elle en vient à être l’équivalent d’un dieu vorace et jaloux. Le kamikaze s’offre en pâture à cet Islam sans dieu comme Carthage offrait ses premiers nés à Baal-Moloch.

Il est bien-sûr très difficile à un musulman d’imaginer qu’il est en train de sacrifier à un dieu aussi féroce et vorace. Le fait de faire subir un dommage à l’ennemi devient le prétexte à l’accomplissement du sacrifice, sa rationalisation en quelque sorte. L’hommage à ce dieu qui appartient certainement à la préhistoire des Sémites serait en somme totalement inconscient. Seuls transparaîtraient certains de ses traits dans la rigueur de l’Islam intégriste et son caractère exclusif.

Problématique comparable Nous venons de voir successivement une problématique traumatique comparable chez les Israéliens et chez les Musulmans intégristes. Chez les premiers, après avoir quitté une problématique où Dieu était omniprésent pour une aventure ou c’est l’idéologie nationaliste qui les protège, doivent renoncer au nationalisme et se retrouvent sans protection face à un État dont dépend leur survie. Les intégristes de la même façon n’ont plus ni la protection de Dieu ni celle de l’État et se retrouvent sans protection face à une religion très exigeante dont dépend leur survie.

Incapables de se protéger les uns contre l’État, les autres contre la religion, incapables de résister à leur disparition subjective, ils projettent leur inimitié devant ces institutions totalitaires sur un ennemi vraisemblable qui contribue à les stimuler infiniment à travers une querelle endémique. Être continuellement sur le qui-vive, se battre contre l’ennemi et éventuellement mourir leur permet de ne pas disparaître subjectivement de ne pas être l’objet de la jouissance de l’état ou de la religion.

Le traumatisme consiste à se mettre sans cesse dans un état d’hyper vigilance en prenant de nombreux risques avec l’ennemi par crainte de sombrer dans la désubjectivation. L’État est devenu traumatisant parce qu’il a perdu son idéal nationaliste, la religion est devenue traumatisante parce qu’elle a perdu son dieu. C’est pour remplacer ce tiers indispensable qu’on va solliciter l’ennemi par la violence.

Au lieu d’être trois, la société, l’état et l’idéal nationaliste, ou bien la communauté, la religion et Dieu, il y a une chute dans la dualité lorsque le troisième terme est abandonné. Les dangers sont alors très importants de tomber dans la confusion des deux termes restants.

Habituellement, un élément tiers permet de maintenir les différences de façon durable. Lorsque ce tiers fait défaut et que la confusion des éléments restants devient possible, tout est alors fait pour restaurer les différences par des moyens de fortune. Le recours à un ennemi éventuel permet alors de transférer sur lui toute la rage de se distinguer de soi. Sans compter que l’ennemi peut percuter inopinément sans crier gare démontrant ainsi qu’il n’y a pas que la dualité. Cet ennemi qui peut venir de nulle part et de partout à la fois est la preuve que la dualité n’est pas toute seule. Chaque fois que les risques de sombrer dans l’unaire se font importants, il suffit de provoquer un tant soit peu l’ennemi pour que celui-ci se sente aimablement invité à manifester son inamicale présence.

Le trauma états-unien La perte du tiers que nous avons observée pour les Israéliens et pour l’Intégrisme islamique s’est également manifesté récemment de façon massive pour les États-Unis. C’est bien entendu à partir du 11 septembre que le trauma a débuté. Tout le monde s’accorde là-dessus. Ce qui est beaucoup moins clair toutefois c’est par quel procédé le traumatisme s’est concrétisé? Quelles sont les forces qu’il a mises en jeu? Et surtout comment expliquer les comportements atypiques de l’État qui ont suivi le trauma? Tout le monde a convenu de dire que plus rien ne serait comme avant, mais il reste à expliquer comment et où se situait la rupture.

Au lendemain du 11 septembre un commentateur avait dit que les États-Unis avaient perdu leur virginité. En précisant que jusqu’à présent ils avaient bénéficié d’une protection géographique inespérée, pour ainsi dire, naturelle. Bob Dylan disait ironiquement: «God is on our side.» Cette naïve certitude que rien ne pourra les atteindre contrastait avec l’ampleur de l’attaque qu’ils ont subie et l’importance des dégâts et des pertes en vies humaines. C’est ce contraste qui a constitué le coup d’envoi du traumatisme beaucoup plus que l’atteinte elle-même. Si les États-Unis avaient eu le plus petit état de vigilance par rapport à cette attaque, si par un aspect ou par un autre ils se seraient attendus à ce qu’elle les atteigne, le trauma aurait été, pour cette même attaque et avec les mêmes dégâts, d’une bien moindre ampleur.

Ils étaient d’autant moins préparés à l’événement que la protection dont ils avaient bénéficié jusqu’à présent n’était pas le résultat d’un effort concerté face à un danger identifié. La protection était naturelle puisque provenant essentiellement de l’éloignement géographique. L’isolation le fait d’être presque une île au milieu de l’Océan, était une composante essentielle de l’identité états-unienne; composante qu’ils ont du reste héritée de leur précédente métropole tutélaire l’Angleterre.

Le fait d’être loin de tout isole et protège en même temps. La virginité que les États-Unis ont perdu, c’est cet état naturel de protection par la géographie. La mondialisation aidant, les océans se sont rétrécis, les frontières se dissolvent, les tunnels se creusent, la promiscuité augmente. La protection que l’Océan offrait au monde anglo-saxon n’est plus. Non pas théoriquement comme une vague inquiétude, mais très concrètement comme les attentats du 11 septembre.

Les États-Unis ont été touchés, mais l’Angleterre pourrait, elle aussi, se sentir visée. Blair ne s’y est pas trompé qui a embarqué dans la réaction démesurée des Américains. Il sait combien une géographie changeante pet atteindre un peuple profondément. L’Angleterre n’est plus une île depuis le tunnel sous la manche. L’Espagne, les Pays-Bas, le Danemark ne se sentent plus protégés par leur façade océanique. Leurs dirigeants et quelquefois leur peuples se sont sentis aussi visés dans les attentats.  Pour les mêmes raisons, même s’ils se situent loin de l’Europe, le Japon et l’Australie se sont sentis visés. Tous ces pays ont embarqué dans l’aventure irakienne aux côtés de Bush parce qu’ils ont tous conclu que l’Océan ne protège plus comme autrefois et qu’il fallait se solidariser avec les États-Unis.

Démocratie bureaucratique Les océans rétrécis sous l’effet de la mondialisation peuvent expliquer la solidarité de certains pays ou plutôt de leur dirigeants avec les États-Unis. Il leur est cependant plus difficile d’expliquer la réaction des États-Unis elles-même. Cette réaction fut complexe et atypique. Elle doit mobiliser un plus grand ensemble conceptuel pour être comprise.

Ayant perdu leur virginité cette protection qui semblait leur être due, les Américains ont eu le sentiment que, pour le moins, Dieu ne semblait plus se tenir à leurs côtés. En tous cas pas pour le moment. Ce Dieu qui les protégeait et qui les guidait en direction d’un certain destin, ce dieu tout à coup ne leur montrait plus le chemin. Au contraire, il leur a envoyé des signes particulièrement difficiles à interpréter notamment le fameux:  «Why do they hate us so much?»

En suivant la mécanique du traumatisme on peut en déduire que la perte de la pertinence de Dieu entraîne l’État et la société états-unienne dans un rapport duel dans lequel la formidable démocratie américaine devient subrepticement une énorme bureaucratie. L’État qui jusqu’alors était relativement inconscient de certains risques, puisqu’il comptait sur sa bonne étoile pour l’en protéger, se sent tout à coup coupable d’avoir failli à ses obligations. Ce dont on ne manque pas de l’accuser abondamment du reste. Il doit faire preuve d’une vigilance irréprochable pour camoufler ce sentiment de culpabilité  et tenter d’oublier que la tâche qui lui est demandée est virtuellement impossible.

Ce sentiment d’être abandonné de Dieu et de tous face au danger l’amène à une minutie défensive qui rappelle le célèbre proverbe chinois: «Quand le doigt montre la lune, l’imbécile regarde le doigt.»  La minutie face aux détails du danger fait oublier la source du danger elle-même.

Ou pour reprendre la célèbre histoire de Poe «La lettre volée», on peut dire que l’État américain se comporte dans sa crainte du terrorisme comme les policiers à la recherche de la lettre volée. Leur minutie procédurière  les rend aveugles à l’évidence. Le détective Dupin qui, lui, comprend l’ensemble de la situation peut voir et trouver ce que la loupe de la minutie a fait manquer aux policiers.

Les États-Unis se retrouvent ainsi dans une véritable tragédie, telle que la définit Aristote. Le héros tragique obtient exactement l’inverse du résultat escompté. Les États-Unis partis en guerre en Irak pour éradiquer les dangers de l’Intégrisme lui ont offert un nouveau et immense territoire pour exercer ses talents. Tant et si bien que D. Rumsfeld, l’architecte de ce désastre, ira en Irak pour rassurer ses troupes en disant: «Nous ne nous enfuirons pas.» Il est réellement difficile pour le contingent de se sentir rassuré par de tels propos.

Le traumatisme du 11 septembre a eu un effet désastreux sur la façon de gérer le danger. Il a eu également un effet non négligeable sur les rapports de l’État avec la société civile. Celle-ci est devenue tout aussi inquiétante pour l’État que le monde extérieur. Avant le trauma, il pouvait flotter comme une incertitude concernant le danger. S’il fallait assurément se protéger, on pouvait quand même laisser certaines choses entre les mains de Dieu ou de la Providence. Le traumatisme impose qu’à ce niveau il y ait des certitudes. Il faut être absolument sûr de l’absence de danger. On ne peut donc  absolument pas se fier à qui que ce soit. Toute dépendance si ténue soit-elle engendre une incertitude inacceptable.

Dangereuse certitude La nécessité de demeurer dans la certitude bloque déjà la possibilité de compter sur autrui. Ceci implique un isolement dramatique par rapport à Dieu, à la Providence, ou plus simplement par rapport aux pays voisins ou amis. Par rapport à la société civile il faut se méfier pareillement. En premier lieu éviter les incertitudes. Les personnes qui par leur teint, leur origine ethnique ou leur classe d’âge pourraient ressembler à un danger, doivent être sévèrement contrôlés. Les personnes qui par leur récriminations se plaindraient de ne pas avoir été suffisamment protégées sont en revanche particulièrement appréciées parce qu’elles augmentent le niveau de vigilance. Enfin beaucoup plus dangereux qu’un Arabe Musulman Intégriste de 25 ans ayant séjourné plusieurs mois en Afghanistan, sera le blanc démocrate qui aura tendance à relativiser l’importance du danger en soutenant qu’il est temps de s’occuper d’autre chose. L’Intégriste attaque et on peut toujours se défendre contre l’attaque; le Démocrate par contre va distraire l’attention du danger, il va abaisser le niveau de vigilance, danger contre lequel on ne peut absolument pas se défendre.

Ici la société civile disparaît en tant que telle. Elle est entièrement prise par les préoccupations défensives de l’État. Toutes les questions qui la concernent spécifiquement s’estompent devant l’imminence du danger qui polarise l’appareil d’État. Pour avoir le droit de parler d’autre chose, pour avoir droit de cité, il faut commencer par reconnaître que oui il y a danger, que oui il est imminent et que c’est, bien-sûr, ça qui compte avant tout.

Phagocytée par l’État, pour survivre à la mêmeté qui l’étouffe, pour contrer l’uniformisation et créer de la différence, la Société civile va cautionner toutes les aventures belliqueuses de l’État. Se différencier de l’ennemi pour éviter de périr englouti dans le garde-à-vous identitaire.

Oui l’Amérique est traumatisée comme les Juifs peuvent l’être à travers Israël, comme les Musulmans peuvent l’être à travers l’Intégrisme. Les trois monothéismes sont atteints de la même façon. Ils sont coincés dans une structure institutionnelle qui aurait pu être saine et structurante si ce n’était qu’elle a perdu une extériorité qui lui conférait un caractère léger et aérien. Une structure institutionnelle sans extériorité perd sa légèreté et s’écrase sur ses membres sans appel. Ce mécanisme a besoin d’être compris sous ses aspects les plus divers.

Car il est un fait somme toute inquiétant, c’est qu’il est contagieux et a tendance à s’étendre régulièrement au point de recouvrir une bonne partie de la géographie terrestre. On a même l’impression qu’il s’agit là de la nouvelle structure politique la plus courante, voire la plus naturelle, qui vient progressivement se substituer au déclin du nationalisme.

La route continentale des Indes Cette formule de gouvernement qu’on pourrait appeler post-nationaliste a un espace de déploiement symptomatique différent de celui du nationalisme. Ce dernier avait une prédilection particulière pour la suture afro-asiatique qu’il venait irriter en toute occasion. Le post-nationalisme affectionne pour des raisons historiques évoquées plus haut le Route des Indes. Il a entrepris systématiquement de l’irriter par tous les moyens possibles.

La Syrie, l’Irak, l’Iran l’Afghanistan, le Pakistan, l’Inde, l’Indonésie, les Philippines sont systématiquement perturbés par la problématique post-nationaliste. Il y a comme un vieux contentieux qui date sans doute du temps ou cette zone était source de richesse économique pour celui qui la contrôlait. Aujourd’hui cette zone contient assurément des richesses non négligeables surtout au niveau pétrolier, mais elle dispose surtout d‘une denrée de plus en plus rare: de l‘intimité familiale et communautaire.

La route continentale des Indes, pour la distinguer de la route des Indes océanique, a toujours été entre les mains des Musulmans depuis qu’elle fut conquise par les premiers califes à l’aube de l’Islam. Elle a toujours été dominée par les Empires pour lesquels la famille et la tribu sont une composante essentielle de la vie collective. Ils les ont donc toujours respectées, et n’en ont jamais violé l’intimité. Jusqu’à nos jours et malgré la chute du dernier empire oriental qui a dominé cette région, il y a un siècle, l’esprit communautaire continue de prédominer sans conteste.

Ce fait pourrait en soi être anodin et ne pas mériter qu’on s’y attarde aussi longtemps sinon pour dire que cette propension à l’esprit communautaire peut faire obstacle à l’émergence de l’État. Pourtant il faut garder à l’esprit que la solidarité communautaire au temps de l’Empire Musulman permettait une homogénéisation du continent qui avait une efficacité économique non négligeable puisqu’elle permettait la fluidité des échanges sur la route continentale des Indes. Elle est la trace, ou le reste de la trace des Empires qui savaient la mettre à profit. Depuis que l’Occident prédomine et surtout depuis la chute de l’Empire Ottoman, ces zones sont tombées quelque peu dans l’oubli. L’intimité familiale et communautaire se transformant en cocon opaque protégé du regard occidental.

La convoitise périphérique Pourtant la mobilisation pour ou contre la guerre en Irak a servi de révélateur à un phénomène insoupçonné et inattendu qui démontre que ces zones oubliées de l’histoire sont l’objet d’une convoitise non négligeables. On pourrait appeler ce phénomène la convoitise périphérique.

Le phénomène apparaît dès lors qu’on observe la liste des pays qui ont appuyé l’agression de l’Irak. On retrouve dans cette liste d’abord les pays des peuples de l’Océan: la Grande Bretagne, l’Espagne, le Danemark, les Pays Bas et bien sûr les États Unis dont la destinée océanique est plus récente. On y retrouve ensuite les pays de la périphérie de l’Europe qui caressent le projet d’y entrer ou qui, tout en y étant, sont marginalisés par le couple Franco-Allemand. Il y a enfin le Japon et l’Australie qui sont géographiquement périphériques et semblent manquer d’un rapprochement d’avec le continent.

Ces pays, ou les dirigeants de ces pays seulement, ont embarqué dans l’attaque de l’Irak qui faisait suite à celle de l’Afghanistan pour des raisons qui paraîtraient obscures- En quoi la Pologne ou la République Tchèque pourraient en vouloir à l’Irak?- sauf à comparer la liste de ces pays à ceux qui ont refusé d’accréditer l’aventure. Ces derniers sont tous des pays dont la destinée a toujours été continentale. La scission entre les deux listes s’est opérée entre l’Océan et le Continent, ou plus précisément entre la périphérie et le centre continental. Comme si le centre continental suscitait la jalousie ou l’envie des pays périphériques et qu’il était attaqué pour cette raison. Un peu comme si tout le monde était convaincu, à tord ou à raison, qu’au cœur du continent il se passe quelque chose de majeur qu’il faut aller chercher. Il ne s’agit pas seulement du continent asiatique. L’Europe aussi est objet de convoitise en son centre par les pays qui souhaitent s’intégrer à l’Union Européenne. L’appui de ces pays à une hostilité avérée à l’égard de l’Irak en dit long sur leur propre sentiment d’hostilité à l’égard du centre européen. Le centre du continent asiatique aussi bien que celui de l’Europe sont l’objet d’une hostilité soutenue de la part de ceux qui pensent ne pas y avoir accès.

L’invariance géographique On dirait que ces centres continentaux polarisent les passions comme autrefois, du temps des nationalismes, la suture afro-asiatique pouvait le faire. Il est difficile d’imaginer pourquoi ces centres continentaux suscitent une telle passion. Mais on ne peut que constater la récurrence du phénomène.

Lorsque l’Europe a délégué à d’innombrables reprises des forces militaires pour mettre la main sur l’Égypte et la Palestine, on aurait pu croire à des raisons religieuses. Les croisades puis l’État d »Israël ont une coloration religieuse évidente. Pourtant le phénomène a été tellement répétitif qu’on peut aisément soupçonner des mécanismes géographiques qui viendraient sous-tendre le phénomène religieux.

De la même façon que l’inflammation de la route continentale des Indes que nous avons compris comme un assaut du centre par les pays périphériques peut avoir des raisons aussi bien religieuses que géographiques

Il est vrai que d’un point de vue religieux, dans tous ces cas c’est l’Islam qui est assiégé dans sa jouissance intimiste par l’Occident. Pourtant le modèle de cette querelle multiséculaire se trouve chez Alexandre le Grand qui bien avant que l’Islam n’existe, a voulu conquérir Tyr et l’Égypte puis a ouvert la route des Indes.

Sans vouloir trop approfondir ces mystérieuses répétitions, on peut au moins dire qu’au-delà des vicissitudes de l’Histoire des zones géographiques de la planète conservent des caractéristiques qui restent invariables en dépit des changements apparents.

Conclusion Pour conclure sur cette question, on peut dire que la problématique enflammée du nationalisme européen s’est aujourd’hui apaisée après tant de conflits si virulents. Elle s’est transformée en un débat pour la construction de l’Europe, débat qui ne semble pas traîner trop de passions dans son sillage.

Israël qui s’enflammait dans le cadre de la problématique nationaliste européenne s’est intégré à une autre problématique de dimension plus planétaire: celle qui oppose les peuples de l’Océan à la route continentale des Indes.  Cette fois cependant les Peuples de l’Océan n’ont plus du tout envie de contourner le continent asiatique. Ils sont au contraire bien décidés à y prendre piedmanu militari en y bousculant l’ordre tribal multimillénaire.

Dans cette longue querelle qui redouble d’intensité, il n’est plus question de nationalisme, mais de néolibéralisme. La différence entre les deux tendances est traditionnellement associée à la question économique. Le néolibéralisme ayant tendance à promouvoir les lois du marché au détriment de celle de l’État. Il est pourtant une autre différence qui, pour être moins apparente n’est est pas moins importante, c’est le fait que le nationalisme apanage traditionnel de l’Europe mettait en valeur l’image de soi comme protection majeure contre les avanies aussi bien extérieures qu