Les aiguillages de la transmission

Les aiguillages de la transmission

avril 25, 2021 0 Par Karim Richard Jbeili

Les aiguillages de la transmission

Karim Jbeili

ColloquePeraldi

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Les aiguillages de la transmission

 Ce texte a été présenté lors du colloque «François Peraldi, 10 ans après, Voix, Legs, Parcours» le 23 mai 2003 à Montréal

Vous parler de François Peraldi me fait le plus grand plaisir. Dix  ans presque jour pour jour après sa mort cette tache me remplit de nostalgie pour une époque où les enjeux intellectuels étaient au fondement de notre dignité et de notre humanité.  Les bulldozers de l’obscurantisme n’avaient pas encore frappé.

Mise en Contexte

FP a commence à exercer à Montréal en 1973 ; Mai 68 n’était pas très loin. Le mouvement structuraliste avait encore toute sa force ; Les intellectuels parisiens étaient à leur zénith, Barthes, Foucault, Lévi-Strauss, Dumézil et, bien sûr, Lacan.   En débarquant à Montréal FP apportait dans ses bagages toute la fougue antiautoritaire de cette époque et, du fait qu’il était aussi linguiste, la conception structuraliste qui prétendait pour la première fois arrimer les  sciences humaines à la Science avec un  grand S grâce à l’efficacité de l’analyse structurale. Le grand rêve d’une science de l’homme on d’une science des hommes enfin scientifique alimentait de grands espoirs. C’était une période de romantisme scientifique.  Freud, Marx et Lévi-Strauss scintillaient au  firmament.

Peraldi, dès son arrivée, commence à travailler au Douglas comme psychanalyste.  Mais son esprit anti-institutionnel aidant, il se fait rapidement remercier.  Ce qui ne manqua pas de faire grand bruit.  Puis l’UdM lui ouvre ses portes au département de linguistique et c’est dans le cadre de ses cours qu’il lancera son fameux séminaire  où se côtoieront tant des étudiants en linguistique que l’intelligentsia québécoise.

Dissolution coup de tonnerre

Dans le ciel serein de cette période  la dissolution de l’école freudienne eut l’effet d’un coup de tonnerre ; suivi par l’orage des chicanes qui s’égrenèrent après la mort de Lacan  et la mainmise de JAM sur l’héritage lacanien.  Peraldi, comme d’habitude, prit le parti des exclus et comme bien d’autres refusa la dissolution et le détournement de l’héritage lacanien par un JAM qu’il traita d’usurpateur

Le coup fut terrible pour le mouvement lacanien. Les repères transférentiels que représentait l’école  Freudienne se sont trouvés pulvérisés et délégitimés.  De multiples écoles se reconstituèrent ici et la, comme des morceaux de verre brisés ; mais chacune avait perdu sa légitimité même l’école de la Cause, celle qui avait soi-disant recueilli l’héritage. On dira que sa prétendue légitimité était le fruit d’un coup d’état auprès d’un  Lacan  déjà sénile.

Incompréhension de tous

Les Lacaniens vivaient une grosse crise qui n’était pas près de se résorber.  Si Lacan semblait avoir renié ce qu’il avait transmis à ses meilleurs compagnons d’armes, Safouan, Mannoni, Dolto, et les avait somme toute déshérités, comment pouvions nous poursuivre la tâche de transmettre la psychanalyse?

Cette période fut particulièrement dure.  Nous étions éberlués par le cours des événements.  Chaque fois que nous recevions un visiteur de Paris, à cette époque le regretté Jacques Hassoun venait souvent, nous écoutions médusés la litanie des querelles et des excommunications.  Peraldi revenait lui aussi de brefs voyages avec son balluchon d’anecdotes sur l’incroyable débâcle qui sévissait là-bas.  Il était presque impossible pour nous de comprendre.  Le spectacle auquel nous assistions d’outre-Atlantique se déployait dans l’action et nous avions beaucoup de mal à le lire avec des mots.

Crise dans la transmission

Peraldi a analysé ces événements à travers ses concepts anti-institutionnels et a estimé que ce qui avait mené à la catastrophe était à repérer dans la transmission à la verticale dans le cadre du transfert.  Il a pensé que le rapport d’autorité qui accepte ou refuse une candidature ne peut se mélanger à la relation transférentielle.  En d’autres termes, on ne peut autoriser ou non un analyste puisque cette autorisation polluerait en quelque sorte la relation transférentielle.  Ce que, du reste, Lacan a formulé dans sa célèbre phrase : «L’analyste ne s’autorise que de lui-même et de quelques autres».»  Les «quelques autres» étant des collègues ayant eu un cheminement comparable ou, en tous cas, étant rendus au même point que lui dans leurs cheminements respectifs.  La transmission semblait devoir se faire latéralement plutôt que verticalement ; par voie de contact dans le cadre du transfert de travail.  Les séminaires et les cartels étant les lieux privilégiés de cette transmission latérale.

Crise dans la dimension verticale

Le processus de la passe que Lacan avait instauré semblait militer en faveur de cette vision hyper démocratique de la transmission.  Le candidat s’adressant à des candidats potentiels comme lui.  Encore qu’il y eut une dimension verticale dans la passe puisque le passeur s’adresse à un jury qui doit statuer sur la candidature ; ce jury se présentant ou se prétendant lieu d’écoute plutôt que lieu de sanction.  Mais avec la dissolution et la mort de Lacan puis, ce qu’on a perçu comme une usurpation de l’héritage, il y a eu une crise de légitimation de la psychanalyse.

On a tous eu le sentiment que Lacan s’était expulsé de la chaîne de la transmission; qu’il effaçait et accomplissait pour lui-même, l’excommunication qu’il avait subie vingt ans plus tôt l’excluant de l’IPA.

Personne bien sûr n’osait cependant le penser en ces termes.  Nous étions pris avec ce réel, avec le vague sentiment d’être soudain coupés de la branche qui nous portait.  Comme ces pommes éparses au pied du pommier, il nous fallait faire preuve de solidarité entre nous pour rompre la solitude de l’exil hors du courant psychanalytique dans lequel nous n’étions plus ou que lui-même n’était plus.

Peraldi organise la solidarité horizontale

Pour organiser cette solidarité, Peraldi a créé en 1986 le «réseau des cartels» de Montréal.  Cette petite organisation a réussi à mobiliser énormément les énergies des gens qui se sont réunis avec beaucoup d’assiduité en travaillant assez fort.

Peraldi appelait ça la transmission réticulée ou transmission par réseau.  Quelque chose qui préfigurait Internet longtemps avant sa création.  La transmission se faisait en somme par les liens qui se tissaient dans le cadre d’un réseau de relations de travail qui pouvait éventuellement devenir un réseau de relations amicales. 

Il y avait cependant une dimension qui venait s’ajouter à ce réseau tissulaire, une dimension plus centralisatrice qui venait donner sa consistance au réseau, c’était le séminaire.  Le réseau n’aurait pu exister sans le séminaire et s’il y avait effectivement de la transmission dans le réseau, il y en avait aussi et surtout dans le séminaire.

Le séminaire

On peut dire que le séminaire de Peraldi a été presque un phénomène de société.  Toute l’intelligentsia québécoise s’y retrouvait cote à cote avec les intellectuels immigrants.  Le brassage d’idées avait quelque chose de particulièrement stimulant, mêlant les apports du structuralisme parisien à cette dimension de rupture propre à la scène intellectuelle québécoise.  Peraldi était aussi en rupture avec Paris et en tant que tel était très québécois.

Faire un séminaire de psychanalyse à Montréal n’est pas chose facile.  Surtout pour enseigner Lacan.  Plusieurs se sont essayés avec un succès mitigé.  La principale difficulté vient du fait que c’est la voix de Lacan qu’il faut transmettre et non ses écrits.  Je veux dire par là que, de façon assez évidente, tout le mouvement tourmenté de la pensée de Lacan se trouve dans sa parole et pour bien le comprendre il faut suivre ce mouvement verbal.

Succès de la voix de Peraldi

Ceux qui ont essayé de transmettre sa pensée se sont sentis tenus de transmettre cette voix à l’exclusion de la leur et en sont  venus à devenir des clones de Lacan dont le talent se perdait à rendre cette imitation la plus saisissante possible.  Et si d’aventure cette imitation était trop bien réussie ils encouraient souvent le risque de se voir reprocher à juste titre de se prendre pour quelqu’un d’autre.

Je crois que Peraldi a réussi à éviter cet écueil.  Il a transmis Lacan avec sa propre voix qu’il avait du reste fort mélodieuse.  Il savait jouer de ses intonations avec une habileté consommée. Il écrivait toujours ses textes mais on n’avait jamais l’impression qu’il les lisait tellement il réussissait à en restituer la vitalité, comme s’il les avait improvisés sur-le-champ.

Je crois que le titre de ce colloque est particulièrement adéquat d’évoquer la voix concernant Peraldi.  La voix fut une composante non négligeable de son charme et de l’attrait intellectuel qu’il pouvait susciter.  Je crois qu’on se bousculait à son séminaire aussi bien pour sa voix que pour ce qu’il avait à dire.

Beaucoup se sont demandés depuis sa mort si Peraldi avait innové au niveau théorique et si en somme il méritait d’être retenu par l’histoire comme ayant fait œuvre originale.  Je crois que cette question a un caractère « livresque », issue de notre accoutumance au livre,et qui ne rend pas vraiment justice à Peraldi.  Lorsqu’il est question de livres, il est assez manifeste que le savoir peut s’accumuler sous forme écrite et, par conséquent, s’ajouter à ce qui a été produit auparavant.  Il est alors légitime de se demander si un auteur a ajouté quelque chose au savoir accumulé ou pas.

Les voies orales de la transmission

Il est quand même assez clair que concernant la psychanalyse  les choses ne se passent pas du tout de cette façon.  Même si Freud et Lacan et d’autres ont écrit des œuvres qui leur font honneur, ce savoir écrit n’aurait absolument aucune valeur s’il n’était porté par la pratique clinique et théorique d’une lignée d’analystes qui maintiennent vivant ce savoir en le pratiquant.

Peraldi a transmis la tradition de Freud et de Lacan en territoire américain.  Je dirais qu’il a mieux réussi en cela que Lacan lui-même.  Les quelques voyages de Lacan en Amérique n’ont pas du tout réussi à émouvoir la terre américaine déjà saturée par le caractère très anglo-saxon de l’ipéisme.

Peraldi en Amérique

Roudinesco raconte la savoureuse anecdote de Lacan voulant avoir les honneurs d’une visite privée du Metropolitan en hommage à sa renommée transatlantique.  Pour ne pas trop décevoir le maître en lui révélant que les responsables du musée n’avaient pas la moindre idée de qui pouvait être Lacan, son hôtesse d’alors a dû le faire passer pour Jean-Paul Sartre.  Lequel fut donc accueilli avec tous les honneurs dus à son rang jusqu’à la courtoise question : comment va Madame Simone de Beauvoir ?  Il paraît que  Lacan n’a pas compris la méprise en raison de son anglais rudimentaire.

Peraldi a réussi, lui, à transmettre Lacan en terre américaine.  Outre le travail qu’il a fait au Québec même, il a essaimé à travers le Lacanian Forum, aux USA et au Canada anglais.  Il y a des gens un peu partout en Amérique du nord qui se sentent redevables à Peraldi de leur avoir transmis quelque chose.

Peraldi a très bien compris le principe de la transmission orale.  Il s’agit de transmettre en son nom propre et avec sa propre voix.  Il s’agit d’imposer une nouvelle génération en prenant le risque d’ébranler la précédente.

Il a dit non au clonage

Il a rompu avec la France, avec l’esprit parisien, pour venir transmettre ici.  En transmettant il a pris des décisions que j’ai nommé aiguillages, d’où le titre de ma présentation.  Il a pris ces décisions à la lumière de sa propre expérience, de sa propre analyse.

Il n’a pas transmis par clonage.  Il a inséminé la psychanalyse par son expérience de linguiste, d’analyste, par son intérêt soutenu pour la variété des pratiques sexuelles et, pourquoi pas, par l’analyse de sa propre homosexualité.

Il a transmis la psychanalyse de façon sexuée, en allant chercher hors de la psychanalyse de quoi l’enrichir. 

Il récusait les réplications par clonage.  Peraldi n’avait de cesse de tourner en dérision ceux qui miment Lacan sachant que le clone peut aisément, le ridicule aidant, devenir clown. Dans la civilisation du livre et de l’imprimé dans laquelle nous vivons nous sommes accoutumés à transmettre par clonage. Chaque livre se réplique à des milliers d’exemplaires. Dans une tradition où l’oralité joue un rôle majeur comme la psychanalyse, la transmission doit être sexuée. Le corpus à transmettre doit s’éclairer d’apports extérieurs constamment.  Lacan l’avait déjà très bien compris et Peraldi aussi.

Le noeud borroméen

Mais pendant qu’il faisait ce magnifique travail à Montréal, il s’est passé des choses tout à fait décisives à Paris dont on n’a pas fini de parler et qu’on n’a pas fini de comprendre.  Environ en même temps que Peraldi débarquait à Montréal, en 1972, Lacan découvre le nœud borroméen et en parle pour la première fois dans le séminaire «Ou pire…» d’une manière tout  à fait fortuite.

On sait l’impact considérable que cette découverte aura sur la théorie de Lacan.  Ce qui est moins connu c’est l’impact que cette découverte aura sur la pratique clinique de Lacan.  Il semble bien, et les témoignages semblant aller dans ce sens, qu’un certain nombre de règles d’éthique vont progressivement être abandonnées et le temps des séances va se réduire considérablement.  Le clinique et le théorique, enfin, vont presque se trouver réduits l’un à l’autre.

Les analysants vont quelquefois être mis à contribution dans la recherche borroméenne et, à l’inverse, les mathématiciens sollicités par Lacan dans sa démarche vont pratiquement vivre une situation transférentielle avec lui.  Transfert, pour certains, particulièrement intense.  Je veux parler de Pierre Soury qui a été dans l’intimité théorique de Lacan pendant quelques années. C’est lui qui a, semble-t-il, trouvé la solution mathématique du problème que Lacan se posait autour d’un nœud borroméen à quatre brins.

L’accident et le suicide de SourySoury s’est suicidé en février 81, peu avant la mort de Lacan qui date d’octobre 81.  Donc un an après la lettre de dissolution datant de janvier 80.  J’ai appris d’une personne qui l’a côtoyé à Vincennes qu’il disait qu’il ne survivrait pas à la mort de Lacan.  Ce qui est moins connu de leur relation c’est qu’en 1978, ils ont eu ensemble un accident d’auto qui semble avoir considérablement affecté Lacan, aux dires de témoignages directs recueillis par Roudinesco.

Pour ma part j’accorde une grande importance à cet accident.  Il arrive souvent que le réel intervienne de façon presque prévisible pour briser des situations jouissives intolérables.

Entre l’accident de 78, la dissolution de 80, le suicide de Soury en 81 et le semi-suicide de Lacan en octobre de la même année, il y a comme une parenté, une mise en écho d’un événement à l’autre.  On dirait qu’il y avait trop de jouissance entre eux, que beaucoup de barrières éthiques ne jouaient plus.  Il fallait donc du réel pour briser ces cercles borroméens, apparemment vicieux.

Dédale et IcarePour mieux comprendre ces événements,le mythe de Dédale et Icare m’a paru éclairant.  Pour sortir du labyrinthe où est enfermé le fruit de la plus extrême jouissance qu’est le Minotaure, Dédale et son fils Icare empruntent la voie des airs.  Ce qui fut fatal à Icare.

Il y a dans ce mythe l’idée que le savoir une fois qu’il a achevé son oeuvre, son enfermement des secrets de la jouissance et de la filiation, ce savoir capture aussi bien son auteur dans ses filets.  Si bien que celui-ci ou ceux-ci puisqu’ils sont deux, ne peuvent s’en extraire que par la voie des airs.  Ce qui a, cependant, pour effet de détruire les fruits de la filiation.  Dédale en enfermant les excès de jouissance dans les entrelacs de son savoir labyrinthique doit s’extraire des vicissitudes de cette jouissance mais, ce faisant, perd le fruit de sa filiation.

La perte du filsEn d’autres termes, Lacan, en concentrant son savoir sur la jouissance dans le nœud borroméen a fini par cerner l’écheveau de son savoir tout en s’y trouvant pris dedans.  Le nœud fut un piège pour Lacan et Soury.  Pour s’en évader ils ont dû s’élever au-dessus de bien des contingences éthiques.  Mais Lacan a perdu ce faisant la capacité de se reproduire ou de transmettre ce savoir.  L’École Freudienne, lieu de cette transmission, fut, pour lui, la prison labyrinthe de laquelle il a voulu s’extraire, avec ce fils qui devait mourir des suites de cette extraction.

Le savoir absolu sur la jouissance dont dispose le père de la horde intellectuelle ne peut se partager et encore moins se transmettre à aucun de ses enfants.  Le père de la horde ne peut rien transmettre à aucun de ses enfants parce qu’il transmettrait paradoxalement un monopole.

Les candidats à l’électionIl y a, bien sûr, une technique mitoyenne pour transmettre des monopoles de jouissance qui a déjà été utilisée dans le passé : celle de l’élu ou du peuple élu.  Elle consiste à désigner un élu ou, pour le candidat à l’élection, de prétendre avoir été désigné comme tel.   La technique est boiteuse et oblige ceux qui se prétendent élus à s’assurer de la reconnaissance des autres le plus souvent par la force.  Chaque auto désignation, aussi bien intentionnée soit-elle, rencontre la rivalité des autres et donc de sérieux problèmes de légitimité.

Beaucoup se sont essayés à restaurer la légitimité lacanienne.  JAM a tenté par une sorte de coup d’état à se faire élire par Lacan avec un succès mitigé.  Peraldi a essayé également de concrétiser dans une forme organisationnelle précise le mouvement intellectuel qui s’est créé autour de son séminaire.  Malheureusement lors du premier colloque organisé par le réseau des cartels en 1987, Peraldi s’est aventuré à dire que les travaux présentés manquaient de tenue.  Cette remarque a suffi pour susciter une énorme indignation chez certains de ceux qui avaient présenté.  Ils s’étaient saigné aux quatre veines pour avoir le courage de s’exprimer en public et n’ont pas du tout apprécié qu’après avoir vaincu leurs réticences on leur fasse de telles remarques.

Ce fut la dernière fois que Peraldi s’est mêlé du réseau des cartels. Il s’est replié depuis lors sur son séminaire et a commencé à préparer ses cours sur Lacan qui ont été publiés par la suite sur Calame.

Aujourd’hui la mouvance lacanienne a toujours des problèmes de légitimité. Lacan se discute dans des regroupements à la structure assez lâche mais ont du mal à se cristalliser dans une école à la structure reconnue.

Accords de voixAucun des fils du père de la horde, qu’il ait été élu ou non par celui-ci, n’a une légitimité suffisante pour briguer la succession.  Seul un accord entre les fils, comme l’avait pensé Peraldi, pourrait permettre de conserver, transmettre et rénover l’héritage psychanalytique ;

Un accord où chacun pourrait faire entendre sa voix sans pour autant se substituer à la voix de Lacan.  Car on peut plus facilement pardonner à quelqu’un de parler plus fort qu’un autre, mais ce qui est toujours impardonnable et finit toujours par être sanctionné c’est de profiter de la mort de Lacan pour parler à sa place.

La tâche de chaque psychanalyste est triple : conserver, transmettre et rénover.

Conserver l’héritage lacanien, c’est mettre à la disposition de tous le corpus de textes et de voix qui constituent la pensée psychanalytique.  Pour Freud, la tâche aurait dû être relativement facile puisque l’essentiel de son œuvre est écrite.  Pourtant ses œuvres complètes ne sont toujours pas accessibles en français.  On peut néanmoins les lire en anglais ou en allemand.  Concernant Lacan on est loin du compte.  L’essentiel de son œuvre est orale et on ne dispose que de très peu d’enregistrements de ses séminaires.  On a heureusement réussi à sauver les transcriptions pirates des séminaires grâce à une rude bataille juridique contre JAM.  Il reste beaucoup à faire, en particulier au niveau des enregistrements. Le travail de conservation me paraît essentiel dans la mesure où, lorsqu’il n’est pas suffisamment accompli, il vient parasiter le travail de transmission. 

Transmettre c’est repenser la psychanalyse à travers sa propre analyse et sa propre voix.  Ce travail sans lequel il n’est assurément pas d’analyste, est fréquemment annulé par les carences dans le travail de conservation.  Les psychanalystes sachant que le corpus des œuvres de Lacan est insuffisamment disponible ont tendance à le cloner pensant ainsi faire d’une pierre deux coups : conserver et transmettre.  En fait ils finissent par ne faire ni l’un ni l’autre et n’y gagnent rien d’autre qu’à se ridiculiser.  Lacan n’a pas besoin de venir nous habiter pour exister.  Ses œuvres écrites ainsi que les enregistrements de ses séminaires sont largement suffisants pour témoigner de sa pensée.  On n’a nul besoin de gourous pour incarner ses avatars[1].

La troisième tâche est, enfin, de rénover.  C’est à dire de s’assurer que tous ceux qui transmettent, ceux qui  prennent la parole en leur propre nom et par leur propre voix, aient un espace pour débattre, un espace où le vrai, le faux, le vraisemblable et l’impossible ont droit de cité.  Il nous faut de véritables débats où chaque idée est soupesée à l’aune de la théorie, de la clinique et du contexte historique et culturel.  Nous vivons à ce niveau dans une grande indigence, chacun étant seul dans son coin habité par le fantôme de Lacan.

Pour conclure je dirais qu’à travers tous les tourments que vit le mouvement psychanalytique depuis cette époque jusqu’à nos jours, se profile la question du savoir et de la recherche. Notre discipline nous autorise-t-elle à cerner les limites de notre savoir?  Nous autorise-t-elle à partir en quête de la vérité dans une démarche active?  Cerner ainsi notre savoir en s’appuyant dessus ne comporterait-il pas le risque de provoquer, comme un stade du miroir théorique, un refoulement massif ?

J’ajouterais enfin, suite aux diverses interventions qui m’ont précédé, qu’il se dégage de ce qui a été dit que le fantasme fondamental de Peraldi serait de camper au pied d’une muraille.  Une muraille maternelle et politique qui enserre une vacuité dont on peut douter.  Est-elle vraiment vide ou contient-elle les insignes phalliques du pouvoir?  Telle est la question qu’au fond il semble nous avoir légué.  On peut se demander si nous ne sommes pas prisonniers de cette question encore aujourd’hui.  Peut-être que de l’avoir formulée en ces termes nous aidera à mieux la dépasser.

[1] Chacune des incarnations de Vichnou