Jean-Michel Wissmer
Quand Heidi abat des montagnes
Jean-Michel Wissmer
Quand Heidi abat des montagnes[i]
Malgré mes origines helvétiques rien ne me prédisposait à sonder l’âme « heidienne ». Ce sont quelques cures thermales à Bad Ragaz, au cœur du « Heidiland », région de l’est de la Suisse ainsi nommée car elle a inspiré l’auteure de ce best-seller, qui en ont décidé autrement et m’ont poussé à mener l’enquête sur ce mythe suisse.
Les mythes m’ont toujours fasciné en ce qu’ils permettent à des peuples très différents de s’identifier à des personnages dont l’identité culturelle est pourtant fortement marquée (je pense, par exemple, aux Espagnols Don Juan et Don Quichotte ou à l’Anglais Robinson Crusoé). Et quoi de plus suisse que l’univers de Heidi ?
Heidi n’est pas une héroïne légendaire, produit de récits locaux, puisqu’elle est née sous la plume de la Zurichoise Johanna Spyri en 1880. Cette femme – bien moins connue que sa petite héroïne (mais n’est-ce pas là une des caractéristiques des mythes ?) – est la fille d’un médecin psychiatre et chirurgien qui exerçait dans un village retiré de l’Oberland zurichois. Sa propre maison familiale abritait des salles d’opération (où l’on amputait à l’époque sans anesthésie) et des chambres où demeuraient des malades mentaux. Les enfants du docteur – dont la petite Johanna – étaient mis à contribution pour égayer le quotidien des malades, leur faire la lecture ou les accompagner dans leurs promenades. Sa femme, Meta Heusser, poète piétiste, un mouvement protestant proche du quiétisme et qui avait influencé le philosophe Kant, dispensait aux patients un message évangélique d’écoute et de charité.
Curieux mélange en tout cas entre des méthodes thérapeutiques assez progressistes (comme les jeux interactifs) et d’autres beaucoup plus archaïques basées sur la théorie de l’équilibre et de l’écoulement des humeurs. Et que dire de cette curieuse cohabitation entre la psychiatrie, la chirurgie et la religion ? Surtout si l’on pense qu’on ne se trouve pas très loin du « Burghölzli », la fameuse clinique psychiatrique de Zurich où exerçaient à l’époque tous les pionniers du freudisme dont August Forel qui en fut le directeur en 1879 entouré de ses élèves Eugen Bleuler (qui lui succéda en 1898, et dont l’assistant fut Carl Jung), et Adolf Meyer (d’origine suisse mais plus connu aux États-Unis où il émigra en 1893).
Ajoutons encore que l’un des grands admirateurs de Heidi fut l’écrivain suisse Conrad Ferdinand Meyer (1825-1898), l’un des auteurs préférés de Freud lequel puisa dans son œuvre (en particulier dans Die Richterin [La Femme juge]) le concept de roman familial et la notion de unheimlich, « l’inquiétante étrangeté », expression que l’on retrouve d’ailleurs dans le roman de Spyri. Heidi aux sources de l’inconscient freudien ?
C’est donc dans l’univers étrange d’une campagne suisse retirée où résonnaient les cris des blessés et les plaintes des malades mentaux que la créatrice de Heidi a vu le jour. Jeune fille gaie et rêveuse, Johanna a vite compris qu’il ne lui était pas permis de sortir du rang, et après un mariage triste et bourgeois (elle commet nombre d’impairs dans une société à laquelle elle n’est pas du tout adaptée) elle n’a trouvé que deux échappatoires : l’écriture et la religion, sans oublier la mélancolie ou, pour mieux dire, la dépression. Un mal de vivre qui semble par ailleurs hanter sa vie puisque son premier amour finit interné dans un asile psychiatrique (le déjà nommé « Burghölzli »), que sa directrice de conscience (Madame Meyer, mère de C.F. Meyer) se suicide dans le lac de Neuchâtel, et que la fille de cette dernière dont elle était, semble-t-il, très éprise, la délaisse pour se consacrer aux malades mentaux et aux femmes prisonnières. Ajoutons que Spyri perdit son fils unique de santé fragile alors qu’il n’avait que 29 ans et que son mari en mourut peu de temps après.
Nous sommes donc bien loin de l’univers merveilleux de la petite fille des montagnes toujours gaie et sautillante qui a fait le bonheur des enfants (mais pas seulement) en leur offrant l’univers rose bonbon d’une Suisse parfaite. Et pourtant, si l’on veut bien relire Heidi en creusant un peu sous le manteau neigeux du joli chalet de montagne on aura bien des surprises.
On découvre en effet que le brave grand-père est un ancien mercenaire au passé douteux, que Peter, le gentil chevrier, est un simplet colérique et vénal, et que Heidi est bien moins heureuse qu’il n’y paraît. Orpheline (comme presque tous les personnages de Spyri qui, au passage, a écrit une cinquantaine d’autres récits), puis abandonnée par sa tante, elle est éduquée au sein de la nature par le grand-père à qui elle redonne la joie de vivre. Ce dernier refuse de la scolariser si bien que la petite vit comme une bonne sauvage, parfaite disciple de Rousseau et de Pestalozzi[ii], et l’on peut dire qu’elle fait littéralement « corps » avec la montagne : « […] elle aspirait avec délice la fraîche haleine des monts, le parfum des fleurs, et jusqu’aux rayons d’or du soleil […] ». (pp. 38-39)[iii]
Alors que tout semble parfait dans l’univers merveilleux de l’alpe, la mauvaise tante vient la récupérer et presque la kidnapper pour l’amener à Francfort où une riche famille bourgeoise cherche une compagne de jeux originale pour sa fille handicapée, la petite Clara.
On notera que les handicapés – physiques et mentaux -, et les enfants dépressifs sont légion dans les récits de Spyri. Loin de constituer un simple topos de la littérature romantique, ils traduisent les états d’âme bien sombres de l’auteure elle-même.
La gouvernante de la famille à qui est confiée Heidi est affolée par le caractère sauvage et primitif de l’enfant qui est tout à fait inculte alors qu’elle s’attendait à voir arriver un être angélique et éthéré dont, dit-elle, elle a lu la description dans les livres consacrés au paradis helvétique. C’est d’ailleurs précisément à cette époque qu’on « réinvente » en quelque sorte la Suisse qui, autrefois pays pauvre de mercenaires et d’émigrés fuyant la misère, se refait une image de contrée idéale. Le goût prononcé de Heidi pour la liberté et toutes ses bêtises involontaires confirment les soupçons de la gouvernante : cette enfant est une crétine inquiétante et dangereuse qui apporte le désordre et la zizanie ; elle fera tout pour réprimer ses élans. Finalement, c’est à travers l’enseignement religieux dispensé par la grand-mère de la famille de Francfort que Heidi va évoluer intellectuellement car elle pourra enfin avoir accès à la lecture.
Malgré tout, cet exil constitue un véritable traumatisme pour la petite fille qui ne parvient nullement à s’adapter en ville et développe un profond mal du pays : en allemand, le Heimweh. Heidi dépérit, refuse de manger et ne dort plus. A force d’être enfermée, elle a aussi perdu la notion du temps et des saisons :
Elle s’asseyait alors toute solitaire dans un coin de sa chambre, elle cachait son visage dans ses deux mains pour ne pas voir le soleil resplendir sur le mur de la maison voisine, et elle restait là sans mouvement luttant silencieusement contre le mal du pays qui lui brûlait le cœur […]. (p. 170.)
Ce « mal du pays », également associé à des «troubles de l’imagination», était considéré à l’époque comme une véritable maladie, et même une maladie typiquement suisse, touchant en particulier les mercenaires engagés à l’étranger. Seul un retour à une altitude plus élevée pouvait guérir ce mal, car alors les artères n’étaient plus comprimées et ne pesaient plus sur le cœur.
Dans sa thèse de 1806 sur la nostalgie, le Dr Castelnau affirme que le seul remède pour guérir les cinq cas cliniques suisses qu’il étudie est de les renvoyer dans leur pays. Quant au poète suisse Albert de Haller, auteur du fameux poème Les Alpes, il propose de faire grimper les personnes souffrant du Heimweh sur une tour pour qu’elles retrouvent un air léger !
Cette nostalgie mortelle était réactivée presque automatiquement par le ranz des vaches, le chant a cappella des vachers fribourgeois conduisant leur troupeau, et qui a inspiré de nombreux compositeurs comme Liszt, Beethoven, Berlioz, Strauss, Schumann et Wagner. Il était, dit-on, interdit de le chanter parmi les soldats helvètes de peur d’entraîner des désertions car il évoquait irrésistiblement les Alpes pour ces expatriés « comme si le paysage pouvait remonter en eux par la vertu des sons », commente Reichler[iv]. Jean-Jacques Rousseau le mentionne dans son Dictionnaire de musique de 1767 parmi d’autres airs « exotiques » : chinois, persans et … canadiens !
La maladie de Heidi prend une tournure somatique inquiétante puisqu’elle devient somnambule comme sa mère dont, par ailleurs, on ne sait presque rien. Il ne s’agit pas d’une invention romanesque, le somnambulisme étant en effet courant chez les enfants soumis à des tensions nerveuses, ce qui est bien le cas de Heidi.
Ses apparitions en chemise de nuit blanche fait d’abord croire à un fantôme, ce qui provoque l’effroi dans la maison. Le fantôme, c’est le double de Heidi, le retour du refoulé de l’enfant abandonné. On dirait aujourd’hui qu’elle est anorexique, maladie souvent liée au rapport avec la mère. C’est précisément à l’occasion de cet épisode du fantôme que Spyri utilise l’adjectif « unheimlich » repris par C.F. Meyer puis par Freud. Il existe évidemment une parenté entre ce mot signifiant « inquiétant, macabre, lugubre », et sa racine « Heim » qu’on retrouve dans « Heimweh » et qui renvoie au « foyer ».
Appelé en urgence le médecin est alarmiste :
[…] elle est dans un triste état nerveux […] ; cette enfant est dévorée par le mal du pays qui l’a réduite à l’état d’un squelette, en attendant qu’elle en devienne un pour de bon. […] Pour cette excitation nerveuse arrivée au dernier degré, il n’y a qu’un remède, c’est de la rendre au plus vite à son air natal, à ses montagnes. […] L’état de cette enfant n’est pas une maladie qu’on puisse guérir avec des poudres et des pilules. (pp. 187-188)
Le remède est efficace. Retrouvant ses alpes, l’enfant est saisie d’un « tremblement intérieur », pleure de joie, rend grâce à Dieu qu’elle a appris à prier, et retrouve la santé.
Le corps souffrant – et en particulier celui des enfants – est une constante dans les récits de Johanna Spyri. Cette douleur permet à ces enfants en général très dévots de rejoindre le Ciel et son Créateur. Cette souffrance est acceptée dans un esprit protestant de confiance en la prédestination : Dieu sait ce qui est bon pour nous et arrive à Son heure. On est loin des mortifications catholiques où des pénitents s’infligent eux-mêmes tortures, punitions et privations en espérant imiter le Christ par la souffrance.
Il y a au Québec un cas très intéressant à travers la vie – et l’on pourrait presque dire la Passion – de Tekakwitha, la bienheureuse indienne dont le tombeau et le sanctuaire se trouvent au sud de Montréal dans la réserve mohawk de Kahnawake. Elle s’infligeait de très cruelles mortifications, se flagellait jusqu’au sang, portait une ceinture de pointes acérées, se plongeait dans les eaux glaciales, dormait sur un lit d’épines ou se brûlait les pieds avec une ardeur et une violence qui allaient bien au-delà des pratiques assez courantes chez les pénitentes de cette époque. Infirme dès son plus jeune âge et presque toujours malade, elle succomba à ces traitements à l’âge de 24 ans.
Il y aurait bien sûr beaucoup à dire sur la question du corps maltraité dans les religions. Si dans la tradition chrétienne le Christ, à travers son Incarnation, a racheté la chair corrompue par le péché originel, on lit aussi dans L’Épître de Paul aux Galates (5-24) que « Ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs » ; quant à Grégoire le Grand (540-604), le pape inventeur du chant grégorien, il parlait du corps comme « cet abominable vêtement de l’âme ». La Contre-Réforme catholique est allée très loin dans l’expression de ce rejet du corps et des moyens de le blesser. Que l’on pense, par exemple, aux Exercices spirituels de Saint Ignace de Loyola qui recommandent le cilice, le fouet, les cordes, les chaînes en fer et toutes sortes d’autres « austérités ». Il s’agissait d’offrir des modèles de sainteté et ces modèles passaient par le mépris du corps et la pénitence. Rien de tel dans le protestantisme – et donc chez Spyri – qui considère ces démonstrations « extérieures » de la foi comme extravagantes et présomptueuses, Dieu seul pouvant décider de nos souffrances.
Mais revenons sur l’alpe. Faire corps avec la montagne, l’expression n’est pas exagérée car à l’époque même où Johanna Spyri crée Heidi et par là renforce l’image des montagnes comme remède universel, la Suisse, déjà très convoitée dès le XVIIIe siècle par les voyageurs anglais du Grand Tour, crée le tourisme alpin et l’hôtellerie de cures permettant aux malades de venir littéralement boire à la source et faire corps avec la roche.
Le seul fait de respirer l’air des cimes devient le remède universel sans compter les vertus des plantes médicinales et celles animales de la graisse de marmotte, de la bile d’ours ou de la moelle de bouquetin, pour ne citer que quelques exemples de ces remèdes miraculeux.
C’est sans doute Rousseau qui aura le mieux exprimé ce miracle dans sa Nouvelle Héloïse :
Il semble qu’en s’élevant au-dessus du séjour des hommes on y laisse tous les sentiments bas et terrestres, et qu’à mesure qu’on approche des régions éthérées l’âme contracte quelque chose de leur inaltérable pureté. On y est grave sans mélancolie, paisible sans indolence, content d’être et de penser : tous les désirs trop vifs s’émoussent ; ils perdent cette pointe aiguë qui les rend douloureux ; ils ne laissent au fond du cœur qu’une émotion légère et douce, et c’est ainsi qu’un heureux climat fait servir à la félicité de l’homme les passions qui font ailleurs son tourment. Je doute qu’aucune agitation violente, aucune maladie de vapeurs pût tenir contre un pareil séjour prolongé, et je suis surpris que des bains de l’air salutaire et bienfaisant des montagnes ne soient pas un des grands remèdes de la médecine et de la morale [v].
Parmi les miracles de l’air des montagnes il faut mentionner la guérison de la petite Clara de Francfort qui, à la stupéfaction générale, retrouve l’usage de ses jambes lors de son séjour chez Heidi dans le deuxième tome de ses aventures. Pour cela il aura fallu un acte violent : la destruction du fauteuil roulant de Clara par Peter, jaloux de l’attention exclusive que porte Heidi à son amie. Violence, cruauté et sadisme de Peter. Cruauté des enfants reflétée dans bien des contes et dont le but est précisément de la leur faire accepter. L’instinct meurtrier du chevrier redonne paradoxalement vie à Clara qui, forcée de se surpasser, suit les ordres de Heidi : « Frappe du pied une fois bien fort, proposa Heidi, et après, cela te fera sûrement moins mal » (Encore Heidi, p. 147). Et le miracle a lieu : Clara remarche à nouveau ! « Lève-toi et marche », avait dit Jésus au paralytique. L’acte de la petite a des dimensions christiques. Le message religieux de Spyri est fondamental. Heidi véhicule un catéchisme piétiste, une mouvance protestante certes austère mais qui vient du cœur et qui ici célèbre Dieu à travers sa création la plus éblouissante : la montagne. Le roman raconte l’évolution spirituelle d’une enfant qui d’inculte devient éduquée et découvre la foi qu’elle finit par répandre autour d’elle avec une vocation missionnaire très développée. Cet aspect a curieusement été écarté volontairement – ou inconsciemment – par les lecteurs, lesquels, selon mon enquête, n’en gardent aucun souvenir. Il faut dire que le texte de Spyri a été repris, raccourci, et très allégé précisément de cette dimension religieuse. Certaines éditions modernes l’ont totalement expurgée du récit.
Ajoutons que Heidi a connu un nombre important de suites qui ne sont pas de Spyri sans parler de toutes les adaptations en général très fantaisistes produites par le cinéma, la télévision ou la bande dessinée[vi].
Ce que gardent les lecteurs de Heidi, c’est une vision idéalisée d’une Suisse parfaite, Éden écologique où tout semble encore comme au jour de la Création et où fleurs, animaux, montagnes se répondent dans une harmonie parfaite. L’innocence de Heidi qui semble ne jamais grandir et ne connaît aucune évolution de son corps (et certainement pas sexuelle), et le retour à la nature semblent les deux éléments qui plongent encore aujourd’hui le lecteur dans une sorte de béatitude. La sensibilité écologique et la recherche de paradis perdus y sont certainement pour beaucoup, car elles s’apparentent aux rêves des lecteurs du XIXe siècle déjà confrontés aux méfaits de la révolution industrielle et qui étaient comme nous en quête de mondes non pollués.
Manger sainement des produits bios, respirer un air pur, boire à des sources venues du cœur des montagnes, vivre au rythme de la nature, c’est faire corps avec elle, et c’est le message que transmet encore le roman de Johanna Spyri qui, on l’aura compris, est bien plus qu’une simple histoire de petite fille pour les petites filles.
Jean-Michel Wissmer