Contre le nationalisme : le soin des communautés

Contre le nationalisme : le soin des communautés

avril 25, 2021 0 Par Karim Richard Jbeili

Contre le nationalisme : le soin des communautés

National socialisme

Ce texte a été lu lors du lancement du livre «Arabes:sortir du marasme» le 28 avril 2004

L’affiche ne le mentionnait pas mais il importe que vous sachiez que dans mon travail quotidien je suis Psychanalyste. L’essentiel des analyses qui vont suivre sont inspirées par la perspicacité de cette discipline.

De tous les problèmes qui se sont jamais posés à un ensemble de peuples, ceux qui se posent depuis un peu plus d’un siècle au monde arabe et musulman sont parmi les plus difficiles. La principale difficulté vient de ce que l’Occident en général et l’Europe en particulier se sont déchargés sur nous d’un problème qui les tourmentait depuis plus de 2000 ans.

Si bien qu’aujourd’hui nous avons à résoudre nos propres problèmes qui sont déjà énormes, mais nous avons également à charge de comprendre ceux que l’Occident a évacués de son champ de conscience avec un énorme soulagement pour nous les confier.

Notre tâche est donc de dire à l’Occident quels sont les problèmes qu’il a refoulés vers nous. Mais il ne faut aucunement entretenir l’espoir que celui-ci nous entende. Parce qu’il est manifeste que l’Occident est sourd sur ses propres problèmes, aussi sourd que quelqu’un qui ne veut rien entendre. L’Occident n’est pas dur d’oreille, il est sourd. Il est donc inutile de crier plus fort, il n’entendra pas plus. Sa surdité est structurale. Il est impossible qu’il nous entende.

Si nous devons cependant persister à formuler ces problèmes c’est pour que nous-mêmes, nous puissions les entendre et qu’enfin nous parvenions à les départager de nos propres problèmes. Dire la face cachée de l’Occident c’est trier dans les problèmes qui se posent à nous, ceux qui lui appartiennent de ceux qui nous reviennent.

C’est pour cette raison que dans ce magnifique numéro de Panoramiques que Walid El-Khachab a rassemblé sur les problèmes du monde arabe, j’ai essayé essentiellement de comprendre les problèmes de l’Occident. J’ai essayé de brosser un tableau forcément rapide de cette guerre qui a fait rage entre l’État de type romain dans lequel s’inscrit la tradition étatique de l’Occident, et le principe communautaire qui lui a toujours été opposé. Guerre qui dure depuis plus de deux millénaires et dont la face la plus apparente mais non la face unique est l’antisémitisme.

Depuis l’Empire romain jusqu’à nos jours, le combat a fait rage entre l’état et les communautés. Du temps de César tous les cultes étaient tenus de rendre hommage à l’empereur en plus de sacrifier à leur propre dieu. On avait accordé une dispense exceptionnelle aux juifs parce qu’ils affirmaient que leur dieu se voulait unique et était surtout très jaloux.

Ça n’a pas empêché les Romains malgré cette dispense de passer au fil de l’épée Carthage, Jérusalem, puis Palmyre parce qu’elles portaient ombrage à l’hégémonie de César. Toutes trois villes sémites sans être nécessairement juives.

L’antisémitisme est donc un problème politique. C’est le problème que rencontre une structure étatique, l’état de type romain, à s’imposer dans le champ communautaire. Il n’y a rien la de métaphysique. Les Européens et les Occidentaux sont antisémites non pas parce qu’ils sont méchants ou racistes mais parce qu’ils sont attachés à une forme de gouvernement héritière de l’Empire romain dont le rêve est de détruire totalement toute forme de communauté en son sein.

Cette guerre déjà féroce a pris au tournant du 15ième siècle une tournure encore plus effroyable lorsque l’Occident invente cette formidable machine à détruire les communautés qu’est le nationalisme.

Le coup d’envoi du nationalisme est espagnol. Ceux-ci, durant la Reconquista qui prend fin en 1492 décident de décimer et d’exclure toutes les communautés non catholiques en particulier les Juifs et les Musulmans du nouvel état nationaliste espagnol. Par la suite ce but étant atteint il s’agira de remplacer les lois et les principes issus du catholicisme par des lois et des principes logiquement comparables, mais n’ayant pas l’apparence d’être issues du catholicisme. C’est la naissance de la laïcité.

Le nationalisme est donc issu d’un double mouvement: élimination des autres communautés et généralisation logique de la communauté d’origine pour effacer les sources religieuses des lois et des principes de gouvernement.

1492 c’est la chute de Grenade qui marque la fin de la Reconquista, mais c’est aussi la découverte de l’Amérique et le début de l’ère coloniale. Nationalisme et colonialisme sont en continuité l’un de l’autre. Au lieu de détruire les autres communautés au sein du territoire national, il va les détruire ailleurs, dans les zones colonisées. Il y a la même volonté de destruction de l’autre, systématique et continue. Un peu comme ce qui se passe quotidiennement sous nos yeux en Palestine.

Le nationalisme et son excroissance le colonialisme ont commencé ainsi à mettre le monde à feu et à sang. Au début du XIXième siècle une bonne partie de l’Europe, l’Afrique et l’Amérique était nationalisée. Il restait cependant quelques grands empires ou la bonne vieille coexistence communautaire persistait encore. L’Empire Tsariste, l’Empire Austro-hongrois, l’Empire ottoman. Il fallait les mettre au pas du nationalisme. La première guerre mondiale a réalisé en partie cet objectif.

Les trois empires sont tombés. Ce qui a permis à une foule de nationalismes laïcs de proliférer sur leurs vestiges. Une nouveauté inattendue a surgi toutefois dans le champ politique au XXième siècle, ce sont les deux premiers nationalismes religieux. Le sionisme qui attendra 1948 pour prendre le pouvoir et le Wahabisme qui va l’emporter en Arabie Saoudite aux mains de la famille Séoud dans les années 20.

Ces deux nationalismes de type religieux c’est à dire qui revendiquent et la langue et la religion comme critère d’appartenance vont réussir à ébranler le Moyen Orient jusque là rétif à la vague nationaliste et ouvrir la voie à partir de 48 et de 52 à des nationalismes laïcs à la française qui vont proliférer en Égypte, en Syrie, en Irak, en Algérie, en Tunisie, en Libye et au Soudan.

Tous ces pays vont connaître des brassages de populations, ce qu’on pourrait appeler des purifications ethniques spontanées. La presque totalité des communautés juives du monde arabe vont disparaître. Les chrétiens vont grandement diminuer en nombre partout également. Et enfin, les Palestiniens vont être expulsés de leurs terres. Ce dernier événement étant une des seules purifications ethniques non spontanées, elle s’est opérée manu militari.

Dans ce tableau rapide des événements, il apparaît clairement une seule chose: L’Occident est malade du nationalisme, et le Moyen Orient en a été gravement contaminé. L’Occident est handicapé du fait qu’il ne peut construire des formes de gouvernement que sur la base d’une seule communauté, et encore faut-il qu’elle soit camouflée sous les apparats de la laïcité. Son évolution a été gravement entravée par ce handicap.

Surtout en raison des juifs qui en dépit de tous les «encouragements» dont ils ont bénéficié s’entêtaient à ne pas vouloir disparaître. Ce n’est que quand on a pu expédier une grande partie d’entre eux en Israël, et que le restant se soit transformés en nationaux potentiels de l’État d’Israël, que la communauté européenne a pu se constituer.

Sans l’expulsion des juifs l’Union européenne n’aurait pas pu se faire. Tant que ceux-ci ont constitué un irritant, une résistance à la mégalomanie nationaliste, les états européens étaient trop nerveux pour faire la paix. Ils se sont battus entre eux pour affronter un ennemi fantasmatique qui était en fait en leur sein: le communautarisme.

Depuis que l’Occident s’est débarrassé du problème à nos frais, il évite absolument de comprendre le problème et accrédite la thèse selon laquelle l’antisémitisme est une forme de méchanceté contre les juifs. Il ne faut surtout pas pousser plus loin la réflexion, car cela pourrait les incriminer gravement et ébranler les structures mêmes de la façon dont ils se pensent et se gouvernent.

Ils ont passé un accord implicite avec les juifs. A condition que ceux-ci ne disent plus rien sur la façon dont on a essayé de les exterminer, l’Occident va leur offrir une terre qui entre parenthèses ne lui appartient pas, et leur passer tous leurs caprices. C’est une forme de chantage dans lesquels les morts de l’Holocauste sont mis à profit par les sionistes et les dirigeants israéliens, mais dans laquelle contribue très volontiers l’ensemble des dirigeants occidentaux. Il y a une expression qui peut très bien qualifier le comportement des Occidentaux et surtout des dirigeants occidentaux: Après avoir été antisémites, ils sont devenus lèche-culs. L’hostilité à l’égard des juifs s’est transformée en son contraire l’obséquiosité du lèche-bottes, tout aussi suspecte du reste.

À partir de cette réduction simpliste de l’antisémitisme à de la méchanceté gratuite il devient aisé d’incriminer les Palestiniens et les Arabes d’antisémitisme, parce qu’effectivement dans leur lutte de libération contre la colonisation de leurs terres ils sont bien obligés de s’attaquer aux juifs qui les occupent. La mauvaise foi occidentale est tellement grossière qu’ils refusent de voir l’évidente différence entre la dernière guerre anti-coloniale de la planète et la frénésie antisémite des nationalismes occidentaux. A cette simplification si avantageuse pour eux, les Occidentaux ajoutent une sorte de ponce-pilatisme prétendument démocratique selon lequel les deux peuples sont déclarés égaux en droit. Ils peuvent donc en toute bonne conscience se laver les mains du sang de ces justes et les condamner à faire la paix. En s’étonnant dans un sommet d’hypocrisie de leur mauvaise volonté à vouloir s’entendre. Le fait qu’il s’agisse d’une colonisation, source d’une énorme inégalité, et encouragée par l’obséquiosité occidentale, est complètement effacé par cette prétendue égalité des droits.

Les Occidentaux ne démordront jamais de ces prétentions. Ils ont trop d’avantages à en tirer pour se rendre à l’évidence. La différence entre ce que tout le monde voit, sauf eux et ce qu’ils prétendent, est tellement énorme que le monde entier est scandalisé par leurs mensonges. Les symptômes, les signes de révolte se multiplient et désignent sans cesse la Palestine comme source d’irritation. Pourtant leur pouvoir et leur stabilité n’est pas encore suffisamment ébranlée pour qu’ils cessent de se cacher derrière leurs doigts. Ça risque encore de prendre du temps même si la marmite commence à bouillir et les guerres se multiplier de façon endémique.

En attendant, nous sommes prisonniers. Prisonniers de la mauvaise foi, de l’hypocrisie, et de la surdité de l’Occident. Il est temps d’en sortir. Le tout est de savoir comment.

Maintenant qu’il apparaît de façon claire que la source des difficultés qui ont abouti à cette situation chaotique est le nationalisme il est possible de prendre des mesures à partir de cette idée. La première autocritique que l’on peut se faire est de dire que nous avons eu tord de nous identifier à l’Occident dans notre lutte contre la colonisation Occidentale et sioniste. Nous avons cru qu’en adoptant leur nationalisme nous pourrions développer comme eux la même puissance de feu contre l’ennemi. Ce fut la pire décision historique que nous ayons jamais prise. Celle qui nous a menés lentement mais inéluctablement à la catastrophe. Nous avons certes perdu plusieurs guerres, face à un ennemi de plus en plus puissant et cynique, mais la vraie catastrophe est que nous avons perdu notre âme.

En adoptant le nationalisme nous avons donné notre accord a posteriori à tous les crimes qui ont été commis au nom du nationalisme. Même si nous n’étions pas là quand ils ont été commis, nous admettons, en devenant nationalistes que nous aurions pu les commettre. Même lorsque les Occidentaux nous accusent d’antisémitisme, nous en sommes embarrassés. La culpabilité «logique» dont ils souffrent, nous a été transmise par le biais du nationalisme. J’entends par culpabilité «logique» le fait que même si peu d’entre eux ont trempé dans le crime, ils en ont tous profité. On peut désormais nous ranger dans le même camp.

En adoptant le nationalisme, nous avons pris une orientation politique essentiellement violente et meurtrière qui de plus ne concordait aucunement avec notre culture et notre vocation historique. Nous nous sommes tout à coup découverts « Arabes » avec Nasser. Nous en avons éprouvé une sorte de jubilation pendant des décennies en écoutant ses discours. Pourtant cette Arabité n’a jamais mené qu’à des échecs.

Walid en faisant l’affiche invitant à la rencontre d’aujourd’hui a écrit: » Ce livre annonce-t-il la fin des Arabes? » C’est un peu le message que je formule. Non seulement l’arabité ne nous a menés qu’à des catastrophes mais de plus, et c’est le plus grave, nous n’y avons jamais cru, ou en tout cas nous n’y avons jamais cru suffisamment pour en faire quelque chose. Toutes les prétendues tentatives d’unification arabe se sont soldés systématiquement par de lamentables échecs parce qu’elles étaient sans véritable fondement. C’est comme prétendre que deux gâteaux sont identiques parce qu’ils sont recouverts du même crémage.

 

Nous ne sommes pas plus arabes que nos ennemis ne sont juifs. Soit dit en passant: les Juifs ont fait la même bêtise que nous en adoptant le nationalisme. Ils ont peut-être gagné quelques guerres mais eux aussi ont perdu leur âme et sont devenus ainsi les meilleurs ennemis d’eux-mêmes.

Nous avons cru qu’être arabe ajouterait quelque chose à notre être. Ce fut le contraire, l’Arabité a refoulé toute notre richesse identitaire et a occupé toute la place. Soyons lucides: nous ne sommes plus que des singes criant et gesticulant dans leur cage et essayant occasionnellement d’imiter les Occidentaux.

Il n’y a pas d’arabité. Pas plus qu’il n’y a de judaïsme. Il y a des arabes et il y a des juifs. Dès le moment qu’on donne à ces concepts un statut universel, ils en acquièrent un potentiel de destruction extrêmement dévastateur pour ceux qui les assument.

Il est du reste tout aussi absurde de brandir son Islamité comme autrefois on brandissait l’arabité. Le nationalisme islamique est tout aussi absurde que le nationalisme arabe ou le nationalisme juif. Il est contraire à leur nature et à leur vocation historique.

La folie nationaliste a atteint son apogée aujourd’hui que l’Islam s’y est fait piéger. Le scénario qui se dessine à l’échelle de la planète est comparable toutes proportions gardées avec ce qui s’est passé lors de l’éclosion de chaque nationalisme. Une civilisation va s’acharner à détruire l’autre et, une fois la destruction ou le nettoyage achevé, va s’ériger en civilisation universelle en effaçant la trace de ses origines. L’Espagne a expulsé les Musulmans et les Juifs pour construire son état. Les Français ont massacré les Protestants à la Saint-Barthélemy. Les Anglo-Saxons, aujourd’hui, s’acharnent sur l’Islam et les Arabes pour construire leur civilisation blanche. J’ai développé ces points dans un deuxième texte du numéro de Panoramiques dont nous parlons aujourd’hui : «De l’État nation à l’État civilisation».

Tel est le mal dont nous souffrons. Tel est le mal qui nous a été patiemment inoculé par l’Occident depuis le temps ou il essayent de détruire l’Empire ottoman, en « protégeant » telle ou telle communauté La technique n’a pas changé. Aujourd’hui ils protègent les juifs, hier ils protégeaient les druzes, les Maronites, les Orthodoxes ou les chiites. En insinuant par là qu’ils étaient «persécutés. Ce qui avait pour effet qu’ils finissaient par l’être. « L’Occident a toujours voulu notre bien. » Entendez le mot «bien» dans l’acception que vous voulez.

Cette longue analyse m’a été dictée par l’observation des faits sur lesquels j’ai activé des concepts psychanalytiques. Dans mon travail de Psychanalyste j’essaie de déjouer la fascination que mes patients éprouvent pour leur moi ou pour leur conscience si vous voulez. Je leur permets ainsi de retrouver un univers inconscient qu’ils ont perdus en raison de cette fascination.

Mais ce ne sont pas tous les patients qui vivent cette scission entre le Moi et l’Inconscient. Les patients orientaux dont beaucoup sont inscrits dans une structure communautaire vivent pleinement les règles de cette structure. Lorsqu’ils ont des difficultés la technique pour leur permettre d’exprimer leur difficulté est différente. Chez ces patients, la scission entre Conscient et Inconscient n’a pas eu lieu, ou a eu lieu d’une façon différente. Il y aurait beaucoup à dire sur la subjectivité de l’Oriental. C’est un thème qui n’a pour ainsi dire jamais été traité, mais qui est tout à fait passionnant.

Si on s’appuie sur ces faits qu’a révélé mon expérience psychanalytique on peut dire qu’il y a les communautés qu’on peut trouver en quelque sorte à l’état naturel qui ont le divin comme interlocuteur, et les communautés pour lesquelles il y a eu scission entre une image de soi globale et politique qui s’est substitué à leur structure traditionnelle et l’a refoulé.

Il y a donc les communautés traditionnelles qui vivent en contact avec leur dieu et les communautés nationalisées qui habitent leur conscience politique. Chez nous, ces communautés se présentent sous une forme traditionaliste. Pour elles, le traditionnel est un passé perdu à retrouver. Leur conscience politique nationaliste leur a fait perdre le sentiment de la tradition. Ce passage de la communauté traditionnelle à la communauté traditionaliste a été fréquemment perceptible ces dernières décennies un peu partout au Moyen-Orient.

Les deux types de communauté subsistent encore côte à côte dans bien des cas. Elles réclament toutes deux la sollicitude et l’intelligence de nos intellectuels qui, malheureusement, sont trop occupés ailleurs. Ils en oublient leurs devoirs à l’égard des leurs.

Nos communautés traditionnelles ou traditionalistes ont besoin qu’on dise ce qu’elles sont et qui elles sont. Elles ont vécu jusqu’à présent dans un désert intellectuel désolant. Après avoir corrigé la trajectoire nationaliste nous devons donner la parole à ces communautés qui ne demandent que ça.

Le nationalisme se nourrit de la destruction des communautés. De toutes sauf une qu’il se contente d’effacer. À l’inverse nous devons précieusement les sauvegarder toutes, en leur donnant la parole. Même et surtout les communautés juives qui subissent autant que nous la violence nationaliste. Nous sommes responsables de nos Juifs comme l’Occident doit prendre la responsabilité des siens.

C’est notre façon à nous de faire l’histoire, notre histoire. Chacune des communautés qui nous compose est le témoin d’une page importante de notre histoire. Elle doit être conservée précieusement.