1931 : Textes du jeune Lacan
Textes du jeune Lacan
Sous le titre de schizophasie, plusieurs auteurs[3] ont mis en relief la haute valeur qui s’attache à certaines formes plus ou moins incohérentes du langage, non seulement comme symptômes de troubles profonds de la pensée, mais encore comme révélateurs de leur stade évolutif et de leur mécanisme intime. Dans certains cas, ces troubles ne se manifestent que dans le langage écrit. Nous tenterons seulement de montrer quelle matière ces écrits offrent à une étude précise des mécanismes psycho-pathologiques. Ceci, à propos d’un cas qui nous a semblé original.
Il s’agit d’une malade, Marcelle C., âgée de trente-quatre ans, institutrice primaire, internée depuis un an à la Clinique psychiatrique. Un an et demi auparavant, elle avait été internée une première fois, mais était aussitôt ressortie sur la demande de son père, petit artisan.
Mlle C. donne au premier abord l’impression d’une personne qui jouit de l’intégrité de ses facultés mentales. Pas d’égrangeté dans sa tenue. On ne remarque à aucun moment de sa vie, dans le service, de comportement anormal. Des protestations très vives à l’égard de son internement semblent d’abord obvier à tout contact. Il s’établit néanmoins.
Ses propos sont alors vifs, orientés, adaptés, enjoués par fois. De l’intégrité de ses fonctions intellectuelles, qui appa raît totale dans une conversation suivie, nous avons poussé l’ex ploration objective par la méthode des tests. Les tests ordinai res, portant sur l’attention, la logique, la mémoire, s’étant mon trés très au-dessous de ses capacités, nous avons usé d’épreuves pus subtiles, plus proches des éléments sur lesquels porte notre appréciation quotidienne des esprits. Ce sont les « tests d’inten tion »: sens apparent et réel d’un propos, d’une épigramme, d’un texte, etc… Elle s’y est toujours montrée suffisante, rapide et même aisée.
Notons que, si loin qu’on aille dans sa confidence, le contact affectif avec elle reste incomplet. A chaque instant, s’affirme une foncière résistance. La malade professe d’ailleurs à tout pro pos: « Je ne veux être soumise à personne. Je n’ai jamais voulu admettre la domination d’un homme », etc.
Quand nous en sommes à faire cette remarque, la malade a plei nement extériorisé son délire. Il comporte des thèmes nombreux, dont certains typiques:
Un thème de revendication, fondé sur une série d’échecs pré tendus injustifiés à un examen, s’est manifesté par une série de démarches poursuivies avec une sthénie passionnelle et par la provocation de scandales qui ont amené l’internement de la malade. Pour le dommage de cet internement, elle réclame « vingt millions d’indemnité, dont douze pour privation de satisfactions intellectuelles et huit pour privation de satisfactions sexuelles ».
Un thème de haine se concentre contre une personne, Mlle G., qu’elle accuse de lui avoir volé la place qui lui revenait à cet examen, et de s’ être substituée à elle dans la fonction qu’elle devrait occuper. Ces sentiments agressifs s’étendent à plusieurs hommes qu’elle a connus dans une période récente et pour lesquels elle semble avoir eu des sentiments assez ambivalents – sans leur céder jamais, affirme-t-elle.
Un thème érotomaniaque à l’égard d’un de ses supérieurs dans l’enseignement, l’inspecteur R., – thème atypique en ceci qu’il est rétrospectif, l’objet du délire étant défunt et la passion morbide ne s’étant révélée d’aucune façon de son vivant.
Un thème « idéaliste » s’extériorise non moins volontiers. Elle a « le sens de l’évolution de l’humanité ». Elle a une mission. Elle est une nouvelle Jeanne d’Arc, mais « plus instruite et d’un niveau de civilisation supérieure ». Elle est faite pour guider les gouvernements et régénérer les moeurs. Son affaire est « un centre lié à de hautes choses internationales et militaires ».
Sur quels fondements repose ce délire polymorphe? La ques tion, on va le voir, reste problématique, et peut-être les écrits nous aideront-ils à la résoudre.
Lors de ses deux internements, la malade a été examinée à l’Infirmerie spéciale. Les certificats du docteur Logre et du docteur de Clérambault mettent en valeur le caractère paranoïaque « soit ancien, soit néoformé », admettent l’existence d’un automa tisme mental.
Si le caractère paranoïaque s’est anciennement manifesté chez la malade, il est difficile de le préciser tant par l’interroga toire, à cause des interprétations rétrospectives, que par l’enquê te, car nous n’avons eu de la famille que des renseignements épis to laires.
Néanmoins, la simple étude du cursus vitae de la malade semble faire apparaître une volonté de se distinguer de son milieu fami lial, un isolement volontaire de son milieu professionnel, une fausseté du jugement, qui se traduisent dans les faits. Ses études sont bonnes et il n’y a rien à relever jusqu’à sa sortie de l’école normale primaire, à vingt et un ans. Mais, en possession d’un pos te, en 1917, elle prétend régler son service à sa façon, déjà re vendique et même interprète. Après quelques années, elle se met en tête d’accéder au professorat d’une école de commerce, réclame à cet effet un changement de poste puis un congé et, en 1924, aban donne purement et simplement son poste pour venir préparer son examen à Paris. Là, elle gagne sa vie comme employée comptable, mais se croit persécutée dans toutes ses places et en change douze fois en quatre ans. Le comportement sexuel auquel nous avons fait allusion, le caractère très foncier des rébellions exprimées par la malade, viennent s’ajouter à l’impression qui se dégage de l’ensem ble de son histoire, pour faire admettre une anomalie évolutive ancienne de la personnalité, de type paranoïaque.
Pour faire le bilan des phénomènes élémentaires « imposés’ ou dits d’action extérieure, il nous a fallu beaucoup de patience. Ce n’est point, en effet, seulement la réticence ou la confiance de la malade qui interviennent dans leur dissimulation ou leur divulga tion. C’est le fait que leur intensité varie, qu’ils évoluent par poussées, et qu’avec ces phénomènes apparaît un état de sthénie à forme expansive, qui d’une part leur donne certainement leur réson nance convaincante pour le sujet, d’autre part en rend impossible, même pour des motifs de défense, l’occultation.
La malade a présenté durant son séjour dans le service une de ces poussées, à partir de laquelle ses aveux sont restés acquis: elle nous a dès lors éclairé sur les phénomènes moins intenses et moins fréquents qu’elle ressent dans les intervalles, et sur les épisodes évolutifs passés.
Les phénomènes « d’action extérieure » se réduisent aux plus subtils qui soient donnés dans la conscience morbide. Quel que soit le moment de son évolution, notre sujet a toujours nié énergiquement d’avoir jamais eu « des voix »; elle nie de même toute « prise », tout écho de la pensée, des actes ou de la lecture. Questionnée selon les formes détournées que l’expérience de ces malades nous apprend à employer, elle dit ne rien savoir de ces « sciences barbouilleuses où les médecins ont essayé de l’en traî ner ».
Tout au plus s’agit-il d’hyperendophasie épisodique, de men tisme nocturne, d’hallucinations psychiques. Une fois, la malade entend des noms de fleurs en même temps qu’elle sent leurs odeurs. La malade, une autre fois, dans une sorte de vision intérieure, se voit et se sent, à la fois, accouplée dans une posture bizarre avec l’inspecteur R.
L’éréthisme génital est certain. La malade pratique assidu ment la masturbation. Des rêveries l’accompagnent et certaines sont semi-oniriques. Il est difficile de faire la part de l’hal lucination génitale.
Par contre, elle éprouve des sentiments d’influence inten sément et fréquemment. Ce sont des « affinités psychiques », des « intuitions », des « révélations d’esprit », des sentiments de « direction ».
« C’est d’une grande subtilité d’intelligence », dit-elle. De ces « inspirations », elle différencie les origines: c’est Foch, Clemenceau, c’est son grand-père, B. V., et surtout son ancien inspecteur, M. R.
Enfin, il faut classer parmi ces données imposées du vécu pathologique, les interprétations. A certaines périodes, paroles et gestes dans la rue sont significatifs. Tout est mise en scène. Les détails les plus banaux prennent une valeur expressive qui con cerne sa destinée. Ces interprétations sont actuellement actives mais diffuses: « J’ai cru comprendre qu’on a fait de mon cas une affaire parlementaire… mais c’est tellement voilé, tellement diffus ».
Ajoutons ici quelques notes sur l’état somatique de la malade. Elles sont surtout négatives. Il faut retenir: une grippe en 1918. Un caféinisme certain. Un régime alimentaire irrégulier. Un tremblement net et persistant des doigts. Une hypertrichose marquée des lèvres. Règles normales. Tous autres appreils nor maux. Deux lipothymies très courtes dans le service, sans autre signe organique qu’une hyperhémie papillaire qui a duré une hui taine de jours. Bacillose fréquente dans la lignée maternelle.
Venons-en aux écrits, très abondants. Nous en publions un choix et le plus possible intégralement. Les chiffres qui s’y trouvent insérés serviront, lors des commentaires qui vont suivre, à renvoyer aux textes.
I. Paris le 30 avril 1931:
Mon cher papa, plus de quatre mois que je suis en fer mée dans cet asile de Sainte-Anne sans que j’aie pu faire l’effort nécessaire pour te l’écrire. Ce n’est pas que j’aie quoi que ce soit de névralgique ou de tubercu leux, mais on t’a fait commettre l’an dernier de telles sottises mettant, en malhonnête, à profit ta parfaite ignorance de ma réelle situation (1) que j’ai subi le joug de la défense (2) par le mutisme. J’ai appris tou tefois que le médecin de mon cas, à force de lenteur t’a mis en garde contre la chose grotesque et je vois qu’il a, sans plus soif d’avatars (3), mis les choses en par faite voie de mieux éclairci (4) et de plus de santé d’Etat (5).
Daigne (6) intercepter les sons de la loi pour me faire le plus (7) propre de la terre sinon le plus (7) érudit. Le sans soin de ma foi (8) fait passer Méphisto (9) le plus (7) cruel des hommes mais il faut être sans doux dans les mollets pour être le plus prompt à la transformation. Mais il est digne d’envie qui fait le jeu de la manne du cirque. On voit que etc.
II. Paris ce 14 mai 1931:
Monsieur le Président de la République P. Doumer en villégiaturant dans les pains d’épices et les troubadoux,
Monsieur le Président de la République envahie de zèle,
Je voudrais tout savoir pour vous faire le (15) mais souris donc de poltron et de canon d’essai (16) mais je suis beaucoup trop long à deviner (17). Des méchancetés que l’on fait aux autres il convient de deviner que mes cinq oies de Vals (18) sont de la pouilladuire et que vous êtes le melon de Sainte vierge et de pardon d’essai (19). Mais il faut tout réduire de la nomenclature d’Au vergne car sans se laver les mains dans de l’eau de roche on fait pissaduire au lit sec (20) et madelaine est sans trader la putin de tous ces rasés de frais (21) pour être le mieux de ses oraies (22) dans la voix est douce et le teint frais. J’aurais voulu médire de la tougnate (23) sans faire le préjudice de vie plénière et de sans frais on fait de la police judiciaire (24). Mais il faut éton ner le monde pour être le faquin maudit de barbenelle et de sans lit on fait de la tougnate (25).
Les barbes sales sont les finds érudits du royaume de l’emplâtre judice (26) mais il faut se taire pour érudir (27) la gnogne (28) et la faire couler sec dans si j’accuse je sais ce que j’ai fait (29).
(31) A londoyer (30) sans meurs on fait de la bécasse (31) mais la trace de l’orgueil est le plus haut Benoit que l’on puisse couler d’ici longs faits et sans façon. Le péril d’une nation perverse est de cumuler tout sur le dos de quelqu’un et faire de l’emplâtre le plus maigre arlequin alors qu’il est préjudice à qui l’on veut, bonté à coups redoublés à qui l’on ne voulait pas pour soi.
Mais je vous suis d’accord pour le mot de la gloire du Sénat. Cureur (32) était de sa « c’est ma femme qui l’a fait » (33) le plus érudit de tous mais le moins emprunté.
A vous racler la couane je fais de la mais l’as est bonne il nous la faut bondir (34) mais je suis de ce paillasson qui fait prunelle aux cent quoi j’ai fait de l’artichaut avec ce fin bigorneau. Mais il faut passer brenat te fait le plus plein de commères, de compère on fait le ventre pour le faire suler de toi.
A moi d’avoir raclé la couane te fait la plus seule mais s’il est un tourteau c’est pour bonheur ailleurs et pas dans ces oraies-là elles sont trop basses.
A vous éreinter je fais de l’âme est lasse à toujours vous servir (35) et voir grimper les échelons à qui ne peut les gravir en temps et en heure. Il faut pour cela être gentille amie de l’oracle du Désir (36) et si vous êtes le feu de vendredettes (37) je vous fais le sale four de rat, de rat pâmé (38) et de chiffon de caprice.
La tourte est le soin qu’on a pour l’adolescent quand il fait ses dents avec le jarret d’autrui (29). Son préjudice est celui qu’on n’éteint pas d’un coup d’ombrelle (40). Il faut le suivre à l’essai quand on l’a érudit (41) et si vous voulez le voir pâmer allez sans plus tarder avenue Champs-Elysées en si doré frisson (42) de la patrouilles de melons de courage mais de naufrage plein le jarret (44).
A vos souhaits maître ma pâme (45) à vos jarrets (46) et ma désinvolture à vos oraies plus hautes (47).
Bastille Marcelle (48) autrement dit Charlotte la Sainte, mais sans plus de marmelade je vous fais le plus haut fiston de la pondeuse et de ses troupeaux d’amis verts pour me ravir le fruit de sentinelle et pas per vers. Je suis le beau comblons d’humour de sans pinelle et du Vautour, le peloton d’essai (49) et de la sale nuire pour se distinguer à tous rabais des autres qui veulent vous surpasser parce que meilleur à fuir qu’à rester.
Mes hommages volontaires à Monsieur Sa Majesté le Prince de l’Ironie française et si vous voulez en prendre un brin de cour faites les succès d’accord de Madelaine et de sans tort on fait de l’artisan pour vous démoder, portefaix. Ma liberté, j’en supplie votre honnête per sonne, vaudra mieux que le barême du duce le mieux ap pauvri par parapluie d’escouade.
Je vous honneurs, Monsieur Ventre vert (50). A vous mes saveurs de pétulance et de primeur pour vous honorer et vous plaire. Mercière du Bon Dieu pour vous arroser de honte ou vous hantir de succès solide et équilibré. Marais haute de poissons d’eaux douces. Bedouce.
III. Paris, ce 4 juin 1931:
Monsieur le Méricain (51) de la buse et du prétoire,
S’il est des noms bien mus pour marquer poésie le somme des emmitouflés (52) oh! dites, n’est-ce pas celui de la Calvée (53). Si j’avais fait Pâques avant les Res pans (54), c’est que mon Ecole est de vous asséner des coups de butor tant que vous n’aurez pas assuré le ser vice tout entier. Mais si vous voulez faire le merle à fouine (55) et le tant l’aire est belle qu’il la faut majorer de faits c’est que vous êtes as (58) de la fête et qu’il nous faut tous pleurer (56). Mais si vous vou lez de ce lieu-ci sans i on fait de l’étrange affaire c’est que combat est mon souci et que, etc…
IV. Paris, le 27 juillet 1931:
Monsieur le Préfet de Musique de l’Amique (61) en traî né de style pour préristyliser le compte Potatos et Margoulin réunis sans suite à l’Orgueil, Breteuil.
J’aime à voir conter le fait de l’Amérique en pleurs, mais il est si doux faits qu’on fait longue la vie des autres et suave la sienne au point, qu’il est bien cent fois plus rempli celui qui vit de lâcre et du faussaire et fait sa digne existence de la longue épître qu’il a cent fois sonné dans son gousset sans pouvoir de ce « et » faire un beau « maîtrisez-moi » (62) je suis cent fois plus lâche que pinbèche mais faites la fine école et vous êtes le soleil de l’Amérique en pleurs.
Mais à scinder le tard on fait de l’agrégée en tou tes les matières et si matelotte est fait de boursiers et de bronzes à tout luire, il faut de ce « et Con? » (63) faire un « salut à toi, piment tu nous rends la vie suve et, sans toi j’étais pendant aux buttes de St-Clément. »
Le sort « tu vois ma femme, ce qu’on fait de la sor ce » te fait le plus grand peintre de l’univers entier, et, si tu es de ceux qui font: poète aux abois ne répond plus, mais hélas! il est mûr dans l’amur de l’autre mon de, tu feras, je crois Jésus dans l’autre monde encore, pourvu qu’on inonde le pauvre de l’habit du moine qui l’a fait (64).
Mon sort est de vous emmitoufler si vous êtes le benêt que je vois que vous fûtes, et, si ce coq à l’âne fut le poisson d’essai (65), c’est que j’ai cru, caduque que vous étiez mauvais (66).
Je suis le frère du mauvais rat qui t’enroue si tu fais le chemin de mère la fouine (67) et de sapin refait, mais, si tu es soleil et poète aux longs faits, je fais le Revu, de ce lieu-là j’en sortirai. J’avais mis ma casse dans ta bécasse. Lasse de la tempête, j’achète votre tombe Monsieur (67).
Marcelle Ch. aux abois ne répond pas aux poètes sans foi, mais est cent fois plus assassin que mille gredins.
Genin.
V. Le 10 novembre, on demande à la malade d’écrire une courte lettre aux médecins en style normal. Elle le fait aussitôt, en notre présence, et avec succès. On lui demande ensuite d’écrire un post-scriptum en suivant ses « inspirations ». Voici ce qu’elle nous donne:
Post-Scriptum inspiré.
Je voudrais vous savoir les plus inédits à la marmotte du singe (78) mais vous êtes atterrés parce que je vous hais au point que je vous voudrais tous sauvés (79). Foi d’Arme et de Marne pour vous encoquiner et vous faire pleurer le sort d’autres, le mien point (80),
Marne au diable.
Enfin cette lettre, véritable « art poétique », où la malade dépeint son style:
VI. Paris, le 10-12-1931:
« Ce style que j’adresse aux autorités de passage, est le style qu’il faut pour bien former la besace de Mouléra et de son grade d’officier à gratter. »
Il est ma défense d’Ordre et de Droit.
Il soutient le bien du Droit.
Il rigoureuse la tougne la plus sotte et il se dit conforme aux droits des peintres.
Il cancre la sougne aux oraies de la splendeur, pour la piloter, en menin, dans le tougne qui la traverse.
Il est Marne et ducat d' »et tort vous l’avez fait? ».
Ce m’est inspiré par le grade d’Eux en l’Assemblée maudite Genève et Cie.
Je le fais rapide et biscorou.
Il est final, le plus sage, en ce qu’il met tougne où ça doit être.
Bien-être d’effet à gratter.
Marcel le Crabe.
Le graphisme est régulier du début à la fin de la lettre. Extrêmement lisible. D’un type dit primaire. Sans personnalité mais non sans prétention.
Fréquemment, la fin de la lettre remplit la marge. Aucune autre originalité de disposition. Pas de soulignages.
Aucune rature. L’acte d’écrire, quand nous y assistons, s’accomplit sans arrêt, comme sans hâte.
La malade affirme que ce qu’elle exprime lui est imposé, non pas d’une façon irrésistible ni même rigoureuse, mais sous un mode déjà formulé. C’est, dans le sens fort du terme, une inspiration.
Cette inspiration ne la trouble pas quand elle écrit une let tre en style normal en présence du médecin. Elle survient par con tre et est toujours, au moins épisodiquement, accueillie, quand la malade écrit seule. Même dans une copie de ces lettres, destinée à être gardée, elle n’écarte pas une modification du texte, qui lui est « inspirée ».
Interrogée sur le sens de ses écrits, la malade répond qu’ils sont très compréhensibles. Le plus souvent, pour les écrits ré cemment composés, elle en donne des interpréttions qui éclairent le mécanisme de leur production. Nous n’en tenons compte que sous le contrôle d’une analyse objective. Nous ne donnons, avec Pfers dorff[4] à toute interprétation dite « philologique », qu’une valeur de symptôme.
Mais, le plus souvent, à l’égard de ses écrits, surtout quand ils sont anciens, l’attitude de la malade se décompose ainsi:
a) Conviction absolue de leur valeur. Cette conviction sem ble fondée sur l’Etat de sthénie qui accompagne les inspirations et qui entraîne chez le sujet la conviction qu’elles doivent, même incomprises de lui, exprimer des vérités d’ordre supérieur. A cette conviction semble être attachée l’idée ue les inspirations sont spécialement destinées à celui à qui est adressée la lettre. « Celui-là doit comprendre. » Il est possible que le fait de plaider sa cause auprès d’un auditeur (c’est toujours l’objet de ses écrits), déclenche l’état sthénique nécessaire.
b) Perplexité, quant à elle, sur le sens contenu dans ces écrits. C’est alors qu’elle prétend que ses inspirations lui sont entièrement étrangères et qu’elle en est, à leur égard, au même point que l’interrogateur. Si radicale que soit parfois cette perplexité, elle laisse intacte la première conviction.
c) Une profession, justificative et peut-être jusqu’à un certain point déterminante, de non-conformisme. « Je fais évoluer la langue. Il faut secouer toutes ces vieilles formes ».
Cette attitude de la malade à l’égard de ses écrits est identique à la structure de tout le délire.
a) Sthénie passionnelle fondant dans la certitude les sen timents délirants de haine, d’amour et d’orgueil. Elle est cor rélative des états d’influence, d’interprétation, etc…
b) Formulation minima du délire, tant revendicateur qu’éro tomaniaque ou réformateur.
c) Fonds paranoïaque de surestimation de soi-même et de fausseté du jugement.
Cette structure caractéristique du délire nous est ainsi révélée de façon exemplaire.
Voyons si l’analyse des textes eux-mêmes nous éclairera sur le mécanisme intime des phénomènes « d’inspiration ».
Notre analyse porte sur un ensemble de textes environ dix fois plus étendus que ceux que nous citons.
Pour conduire cette analyse sans idées préconçues, nous sui vrons la division des fonctions du langage que Head a donnée à partir de données purement cliniques[5] (étude des aphasiques jeunes)[6]. Cette conception s’accorde d’ailleurs remarquablement avec ce que les psychologues et les philologues obtiennent par leurs techniques propres[7].
Elle se fonde sur l’intégration organique de quatre fonctions auxquelles correspondent quatre ordres de troubles effectivement dissociés par la clinique: – troubles verbaux, ou formels du mot parlé ou écrit; – troubles nominaux, ou du sens des mots employés, c’est-à-dire de la nomenclature; – troubles grammatiques, ou de la construction syntaxique; – troubles sémantiques, ou de l’organisa tion générale du sens de la phrase.
A. Troubles verbaux.
Altération de la forme du mot, révélatrice d’une altération du schéma moteur graphique, ou bien de l’image auditive ou visuelle.
Au premier abord, ils sont réduits au minimum. Pourtant, on rencontre des élisions syllabiques (61), portant souvent, point remarquable, sur la première syllabe (26) (32) (51), assez fré quemment l’oubli d’une particule, préposition le plus souvent: « pour », « de », ou « du » (9), etc. S’agit-il de ces courts barrages, ou inhibitions du cours de la pensée, qui font partie des phé no mènes subtils négatifs de la schizophrénie? Le fait est d’autant plus difficile à affirmer que la malade en donne des interpréta tions délirantes. Elle a supprimé cet « et », ou ce « de », parce qu’il aurait fait échouer sa démarche. Dans des écrits, elle y fait allusion (62).
Certaines formules verbales sont, par contre, certainement données par les phénomènes élémentaires imposés positifs, pseudo-hallucinatoires (63); la malade souvent spécule sur ces phénomènes.
Le caractère imposé de certains phénomènes apparaît nettement en ceci que leur image est si purement auditive que la malade leur donne plusieurs transcriptions différentes: la mais l’as (34), l’âme est lasse (37), qui s’écrit encore « la mélasse » dans un poème que nous n’avons pas cité. De même « le merle à fouine » (55) « la mère la fouine » (67). Les dénégations de la malade, fondées sur la différence du sens, ne peuvent annuler le fait, mais viennent au contraire renforcer sa valeur.
On peut dès lors se demander si n’ont pas une même origine certaines stéréotypies qui reviennent avec insistance dans une même lettre ou dans plusieurs: dans la lettre I, le « d’Etat » (5); dans la lettre II, le « d’essai » (16) (19) 49) (65) qui s’accroche régu lièrement à des mots terminés en on, sur le modèle de « ballon d’es sai », dans plusieurs lettres, le « si doré frisson » (42) (60). On peut se le demander encore pour toute une série de stéréotypies, qui viennent dans le texte avec un cachet d’absurdité particulière ment pauvre, qui, dirons-nous, « sentent » la rumination mentale et le délire. C’est là une discrimination d’ordre esthétique qui ne peut cependant manquer de frapper chacun.
Les néologismes, pourtant, semblent pour la plupart d’une origine différente. Certains, seulement, comme « londrer, londoyer » (31), s’apparentent aux types néologiques que nous fournit l’hallucination. Ils sont rares. Pour la plupart, nous devrons les ranger dans les troubles nominaux.
B. Troubles nominaux.
Les transformations du sens des mots paraissent voisines des processus d’altération étudiés par les philologues et les linguis tes dans l’évolution de la langue commune. Elles se font comme ceux-ci par continguïté de l’idée exprimée, et aussi par continguï té sonore ou plus exactement parenté musicale des mots; la fausse étymologie du type populaire résume ces deux mécanismes: ainsi, la malade emploie « mièvre » dans le sens qu’a « mesquin ». Elle a fait une famille avec les mots mairie et marier, d’où elle tire: mari et le néologisme mairir.
Le sens est encore transformé selon le mécanisme normal de l’extension et de l’abstraction, tels les jarrets – (39), (44), (46), etc., – fréquemment évoqués, mot auquel la malade donne son sens propre et « par extension » celui de lutte, marche, force active.
[1] Paru initialement sous les signatures de J. Lévy-Valensi, P. Migault et J. Lacan, in A.M.P., no 5, déc. 1931.
[2] L’observation qui sert de base à ce travail a été présentée à la Société médico-psychologique, séance du 12 novembre 1931, sous le titre de: Troubles du langage écrit chez une paranoïaque présentant des éléments délirants du type paranoïde (schizographie).
[3] Pfersdorff, La Schizophasie, les catégories du langage, Travaux de la clinique psych. de Strasbourg, 1927. Builhem Teulié, « La schizophasie », A.M.P., février-mars 1931.
[4] Pfersdorff, Contribution à l’étude des catégories du langage. L’interprétation « philologique », 1929.
[5] Head, Aphasia and Kindred Disorders of Speach, Cambridge, University Press, 1926.
[6] Le rapprochement avec ces malades dits organiques n’a rien de si osé qu’il n’ait déjà été fait par plusieurs auteurs. Voir la communication de Claude, Bourgeois et Masquin à la Société médico-psychologique du 21 mai 1931.
[7] Voir Delacroix, Le Langage et la Pensée, Alcan.