Séance du 23 mai 2008
Séance du 23 mai 2008
Le moment bisexuel
KJ : Dans le séminaire d’aujourd’hui, je voudrais faire une incursion dans la problématique homme-femme. S’il est vrai qu’il s’agit d’un problème très actuel, ce qui est fascinant, c’est que ce problème se pose différemment à chaque étape de l’histoire. On ne peut pas simplement juger depuis le moment présent de la façon dont il se posait il y a vingt, quarante ou soixante ans. C’est un problème très changeant, comme le virus de la grippe.
Il y a longtemps que je voulais faire écho à vos préoccupations à cet égard et l’occasion m’en a été offerte alors que je lisais ce livre d’Élie Zaretsky qui vient de sortir en français sous le titre Le siècle de Freud. C’est une mise en contexte de la pensée freudienne dans son siècle : exactement le travail que nous faisons, mais sous une forme différente, plus culturelle.
Du temps de Freud, il y avait ce rapport traditionnel entre l’homme et la femme, un rapport prémoderne, c’est-à-dire un rapport oppositionnel. L’un est ce que l’autre n’est pas : leur rapport est fait de rôles sociaux. Il y a comme un moule, un rôle social qui s’impose et qui ne tolère pas d’exceptions, à peu de choses près. Et puis, au XIXe siècle, on voit les sexologues apparaître, avec les travaux de Krafft-Ebing ou d’un certain nombre de psychiatres qui se préoccupent de la sexualité en elle-même, qui se mettent à questionner, et ce, par une extraordinaire coïncidence, tous en même temps, la question du rapport homme-femme. Tous, au fond, vont commencer par convenir qu’il y une sorte de bisexualité à l’intérieur de l’homme et de la femme. Cela a été le premier pas de tous ces penseurs que d’adopter cette idée de bisexualité. C’est à ce moment que Freud entre en correspondance avec son mentor Wilhelm Fliess, qui était basé à Berlin, pour une dizaine d’années. Et fort heureusement, nous possédons cette correspondance, qui a été publiée dans le livre Naissance de la psychanalyse. Nous n’avons que les lettres de Freud à Fliess, pas celles de Fliess à Freud. Et donc, c’est en s’inspirant de la lecture de cet ouvrage qu’Élie Zaretsky parle de cette première période, autour de 1890, où Freud commença à s’intéresser à la bisexualité. On voit donc ici un Freud qui adopte la bisexualité, mais s’en méfie quand même. Elle le gêne aux entournures. La suite se résume à dire que Freud quitte la bisexualité pour le foisonnement sexuel de l’inconscient. Il y a comme une immense variété qui n’est pas du tout limitée à la dualité homme-femme.
Je vous présente ici une histoire en trois temps. C’est l’histoire du rapport homme-femme, mais moi, j’aborde cette histoire comme celle du rapport entre deux signifiants. Mettons que nous allons repérer l’évolution du rapport de ces deux signifiants, mais nous pourrions faire exactement le même travail historique avec d’autres paires de signifiants, quels qu’ils soient. Nous avons donc affaire à un moment où les oppositions sont dialectiques. Il y a un rapport dialectique traditionnel prémoderne entre l’homme et la femme. L’homme est enfermé dans un rôle, la femme dans un autre et ça ne change pas trop. Et puis, à un moment donné, sans qu’on sache pourquoi, ce rapport se met à coincer de partout, c’est-à-dire que les gens se mettent à sentir qu’ils ne sont plus heureux comme avant, qu’ils ont des problèmes sexuels, qu’ils trouvent bizarre leur situation maritale. C’est ainsi qu’on voit des intellectuels s’occuper de sexualité, de psychologie. Il s’agit de décrire un moment où tout le monde se met à questionner en même temps, chacun au niveau où il se trouve, ce rapport dialectique homme-femme, ce rapport traditionnel prémoderne. Et le premier réflexe, c’est de dire qu’au fond, cette opposition qui nous occupait tant jusqu’à aujourd’hui, elle n’existe plus, puisque c’est en chacun de nous qu’elle existe plutôt, en cette bisexualité qui n’est plus oppositionnelle. On va donc décider qu’il n’y a plus d’oppositions entre l’homme et la femme… Peut-être ont-ils des natures différentes, mais ce qui est sûr, c’est qu’ils ne sont plus en opposition. Ça, c’est la période Freud-Fliess dont nous venons de parler. On se dit qu’étant donnée la bisexualité, il n’y a plus de rôlespour chacun des sexes, aussi faut-il trouver autre chose.
C’est alors que Freud part dans une direction tout à fait originale, celle du foisonnement sexuel, où il est question de pénis, de vulve, d’envie du pénis, de complexe de castration, etc. Donc on passe dans un nouveau champ qui n’avait jamais été exploré, un champ foisonnant où ce sont les organes sexuels qui ont la primauté, beaucoup plus que le rôle social de l’homme et de la femme. On change complètement de niveau.
Mélange des genres et mutilation des sexes
Ce que je voulais apporter, c’était mon système oppositionnel en croix de l’opposition homme-femme dont je vous ai parlé à quelques reprises. Dans une conception prémoderne, c’est ce quadrilatère qui prévaut, c’est-à-dire que nous avons un ensemble unitaire à l’intérieur duquel il y a une opposition de deux signifiants, en une unité dialectique si vous voulez. Dans cette opposition, il y a l’idée d’un mélange, sauf que, dans ce mélange, il y a des proportions de degrés divers. Quantà un certain moment la proportion atteint zéro pour l’un et 100% pour l’autre, c’est alors que nous avons le phallus. De la même façon, de ce coté, nous avons 0% pour l’homme et 100% pour la femme et c’est alors que nous avons la vulve. Nous avons là deux extrêmes, qui représentent la pureté et l’absence de mélange. Tant que la tradition prévaut, on a l’opposition et le mélange. On a ici le phallus et la vulve, donc les extrêmes qui sont humiliés par des rituels comme la circoncision, l’excision, le tabou de la virginité… Ce sont tous là des empêchements de la pureté. Il ne faut absolument pas que le pénis apparaisse dans sa pureté. Il ne faut absolument pas que la vulve apparaisse dans sa pureté. Chacun des organes sexuels doit être marqué par un ordre qui le transcende. Il ne peut pas apparaître dans toute sa puissance.
La circoncision est un phénomène tout à fait intéressant. Freud explique que c’est quelque chose de typiquement africain et égyptien et que les Hébreux l’ont adopté parce que ça leur a été imposé par le général Moise, qui était en réalité un Égyptien. On peut même dire que la circoncision constitue une des conditions du monothéisme, mais on ne sait pas pourquoi, dans le fond.
CR : Ce n’est pas unique. Les Australiens de leur côté ont la subcision, mais il y a des équivalents de la circoncision dans toutes les cultures, particulièrement en Afrique… L’idée est très simple en vertu du principe que tu as énoncé au début du séminaire, soit le « pas pour soi ». Le 100% d’un sexe, il faut le briser, l’empêcher d’être un tout en lui-même, afin de marquer qu’il appartient à une unité de pôles intriqués, à l’intérieur d’une économie plus générale du don et de la dette maintenue et voulue en tant que telle. C’est un cycle, une sorte de structure polaire qui existe déjà et qui n’est pas quelque chose d’objectif par rapport à ses composantes. Ce qui est premier, c’est le fait de cette co-intrication des pôles, des signifiants, si tu veux. Et c’est là que la césure va passer.
Économie libidinale d’une tension refoulée
KJ : Plus encore. Le rapport d’autorité est celui qui permet la différence entre l’homme et la femme. C’est-à-dire que si le rapport d’autorité, mettons le père, n’exerce pas une pression sur le rapport homme-femme, la différence homme-femme disparaît. Et c’est ce qui va nous arriver à l’aube du XXe siècle. On va avoir des gens qui décident que la différence homme-femme, dans le fond, n’est pas si évidente que ça et qui vont adopter la bisexualité. Pour moi, la bisexualité, c’est carrément une contestation d’un rapport oppositionnel, qui implique également le meurtre du père. En adoptant l’idée même de bisexualité, je détruis le système, ou, en tous cas, je détruis le père qui est au fondement du système. La bisexualité signifie en effet que les deux sexes ne vivent pas de leur opposition respective.
On va adopter la bisexualité de façon tout à fait momentanée et puis, tout à coup, cette histoire va être abandonnée pour mettre en valeur seulement les deux extrêmes. Le phallus et la vulve vont apparaître dans un troisième temps comme étant le fondement de toutes choses. On change de paradigme. Mais que devient ce rapport homme-femme qui n’est plus sous l’égide du père? Il devient source énergétique. Il est refoulé, mais il demeure producteur de libido.
Car on peut dire qu’il y a une intrication entre les sexes qui a été refoulée et qui va agir dans l’ombre, qui va comme disparaître dans le refoulement. Le contact homme-femme va devenir un contact permanent, fonctionnant peut-être comme une batterie d’accumulateurs qui produit de l’énergie, d’une façon pour ainsi dire spontanée. Je dirais de la propulsion, parce il y a une production énergétique indéfinie dans le refoulement de ce rapport homme-femme. C’est-à-dire que nous avons ici une source, à la manière d’un barrage hydroélectrique. Le niveau de productivité énergétique de ces choses est étonnant. Freud ne découvre pas la sexualité, il la produit. C’est ça qui est impressionnant. De la même façon que Marx ne découvre pas l’économie, il la produit. Nous avons tellement cru à l’existence préalable de l’économie et de la sexualité, et voilà qu’on se rend compte que ce n’était pas ça du tout!
C’est un problème très actuel de savoir si l’économie sexuelle est distincte de l’économie économique. Ou bien, si cette économie sexuelle a perdu sa spécificité, pour ainsi dire, baignant dans l’économie économique jusqu’à s’y dissoudre. Mais à l’origine, ce n’était pas le cas. Quand on a inventé l’économie sexuelle, son unité de valeur monétaire, c’était le phallus. Alors que l’unité de valeur de l’économie économique, c’était le dollar ou la livre… C’étaient deux champs économiques qui étaient dominés par des animaux totémiques différents, constituant donc des circuits différents. Mais peut-être qu’aujourd’hui, ces circuits ne sont plus aussi distincts qu’ils l’étaient autrefois
CR : La femme faisait pourtant partie de l’économie! Je ne sais pas très bien de quoi on parle quand on évoque cette distinction de principe entre le monde économique et le monde sexuel. Sociologiquement, comment peut-on les séparer? Le sexe était intégré dans l’économie traditionnelle du don, il l’a ensuite été dans l’économie marchande; où se trouve donc cet interstice de séparation idéale de la vie sexuelle désintriquée de l’économie, sinon dans l’esprit de quelques poètes? Concrètement, c’est toujours mêlé.
Économie générale de la dépense en pure perte
KJ : Je reste préoccupé par un impératif, pour ainsi dire, catégorique : c’est celui de bander. Il faut absolument que ça bande, parce que si ça ne bande pas, c’est grave. C’est aussi important que ça bande pour une femme que pour un homme. Quelles sont les conditions pour qu’une telle chose puisse avoir lieu?
En effet, à partir du moment où s’opère le grand refoulement, les rapports entre les sexes deviennent des rapports de plus et de moins, où le sexe masculin et le sexe féminin apparaissent comme le 1 et le 0.
CR : Il me semble qu’il y a quelque chose que nous sommes en train d’oublier dans notre souci de démêler les sexes. Quelque chose qui émerge et qui est relativement neutre par rapport au sexe. On pourrait l’appeler le polymorphe pervers ou quelque chose d’encore plus obscur, mais qui nourrit la libido et peut même instrumentaliser les sexes, mais sur la base d’une différence de potentiel, de puissance, puisque ça aussi, c’est bandant. C’est quelque chose qui devient palpable dans notre culture et s’investit dans plusieurs objets, qui peuvent être politiques ou de consommation.Mario Perniola parle de sexualité anorganique. Il y a bel et bien quelque chose qui se détache du corps organique, biologique, caractérisé par une dualité de genres. Je pense qu’il ne faut pas rester seulement dans cette idée que la sexualité, c’est une affaire de genres qu’il faut intriquer. Il y a quelque chose de plus élémentaire que ça qui se libère du cadre biologique il y a environ cent ans et qui est relié à toutes les autres transformations de la culture humaine de l’Occident à partir de ce moment-là, à la veille de la Grande Guerre.
L’ère industrielle avancée est une époque qui se détache de la nature. Elle se trouve une seconde nature, qui devient alors la première. La technique est maintenant notre première nature. La nature comme telle et ses modes de reproduction biologique, c’est désormais quelque chose de secondaire, d’accessoire, que certains fantasment de mettre carrément de côté. Cela peut être une illusion, mais n’en a pas moins une certaine vérité symbolique. Ces faits biologiques sont maintenant secondaires pour nous, au point que nous ne vivons plus sur la terre, et encore moins d’elle, mais bien sur une planète. Et ce n’est que dès lors qu’on peut y découvrir la nature comme un objet différent qu’il faudrait préserver. Alors que quand on était plongé dedans, on s’en fichait complètement, de la nature. Elle était d’ailleurs intégrée à la culture, alors qu’aujourd’hui, elle devient une sorte d’objet distinct, extérieur : son environnement. Il y a cette désintrication fondamentale par rapport au biologique qui survient à cette époque et qui relativise complètement toute cette question d’économie des sexes en tant que genres. Il y a peut-être une économie du sexe qui surgit, et qui n’est même pas spécialement génitale, en fait. Je serais plutôt d’avis que cette économie sexuelle carbure aux différences de potentiel, aux oppositions du genre sujet/non-sujet, soi/non-soi.
KJ : Elle ne demande que de l’intérêt pour quelque chose. L’élément sexuel minimal, c’est l’intérêt pour n’importe quoi.
CR : Intérêt qui tend vers la possession ou le contrôle, fût-ce sous la forme inverse de la perte de soi, qui est aussi une forme de pouvoir : celui de l’explosion. C’est une des choses qui se libère aussi au XXe siècle : la notion de dépense, qui n’est plus intégrée ni dans l’économie marchande, ni dans l’économie du don. Tout ce monde qu’a exploré Georges Bataille, la dépense en pure perte, en fait. Ce pôle de transgression est un peu l’œil du cyclone de nos sociétés de consommation, puisque la dépense va toujours puiser son imagerie là-dedans, les images de transgression servant à propulser le circuit de l’économie utilitaire. Nous sommes donc dans quelque chose de plus fondamental, de l’ordre de l’être et du néant, plutôt que de ces formes différenciées d’existence que seraient le féminin et le masculin. Il s’agirait d’une sorte de jeu avec la mort, qui excite négativement ce qui reste de conscience de vie à l’intérieur du système technicien.
Générations sexuelles au XXe siècle
KJ : Pour ma part, je parle davantage en termes de crise. Je suis préoccupé par le discrédit qui pèse sur beaucoup de choses. Je sens que la question homme-femme est trop investie d’émotions pour qu’on arrive à la travailler objectivement. Je voulais qu’on l’aborde, ne serait-ce que parce que ça fait partie de notre programme de savoir ce qui s’est passé au niveau sexuel au tournant de la Grande Guerre. Il y a certainement ce passage de l’organe procréatif à l’organe sexuel. La sexualité, ce n’est pas la génération 68 qui l’a inventée. C’est peut-être la génération de mes parents, la génération 18 qui l’a inventée cinquante ans auparavant.
CR : C’est un peu ce qu’on a vu dans le film Sunshine. Cette transition s’est produite presque du jour au lendemain entre 1918 et 1919, quand les femmes se sont mises à porter des robes qui étaient fonctionnelles et très simples et à avoir les cheveux courts et à être libres de leur corps, dans leurs manières et à être présentes sur le marché sexuel non pas en tant que procréatrices, mais en tant qu’êtres autonomes ayant leurs propres inclinations. Tout cela n’est pas étranger à une nouvelle économie marchande de consommation, et on passe donc à une nouvelle étape dans cette direction avec le deuxième après-guerre où, par exemple, l’adolescence est inventée et devient rapidement la forme d’existence structurante de tous nos rapports sociaux : une sorte d’infantilisme sexualisé qui devient la norme pour tous les âges, parce que c’est la forme d’être idéale pour promouvoir la consommation. C’est simplement une opération promotionnelle qui a inventé l’adolescence dans les années 1940-50. Les années 40 sont le grand tournant. Je dirais même que c’est entre 1940 et 1944 que la mutation fondamentale s’opère.
KJ : J’en reviens à Freud, avec plusieurs moments importants qui me paraissent instructifs. Nous avons 1912 : c’est le moment où il décide que le complexe d’Œdipe est la structure essentielle de la subjectivité. C’est aussi Totem et Tabou, la théorie de la horde primitive qui est, au fond, la version collective de l’Œdipe. Nous avons ensuite 1918 : le moi et le ça, puis Au-delà du principe de plaisir, où est élaborée cette nouvelle forme du psychisme qu’est le traumatisme. Le changement psychique s’est donc opéré entre l’avant-guerre et l’après-guerre. Pour essayer de préparer le changement, nous avons le complexe d’Œdipe, qui devrait nous décrire le moment particulier d’avant-guerre, et la pulsion de mort, c’est-à-dire le traumatisme, qui devrait nous décrire le moment d’après-guerre. Ces deux structures psychiques sont comme deux jalons, l’un avant et l’autre après la guerre. On pourrait très bien imaginer que le complexe d’Œdipe s’intègrerait dans ce moment où on fait sauter le bouchon père, c’est-à-dire qu’on fait comme si le père était déjà mort. Parce que c’est ça, le concept d’Œdipe ; on en donne beaucoup de versions, mais celle que l’on retrouve le plus couramment, en particulier chez les névrosés obsessionnels, c’est que le père est déjà mort, et le névrosé obsessionnel s’en aperçoit par la suite. Il y a donc chez le névrosé comme un meurtre du père qui est originaire : c’est comme un point de départ. Ceci correspond tout à fait à notre formule. Le père ayant sauté, les deux sexes ne sont plus différenciés et entretiennent une intimité inconsciente permanente où les deux organes sexuels apparaissent comme ce qui surnage dans le naufrage du Titanic en 1912, prémonition de cette mort du père. Donc on peut dire qu’on commence la guerre de 1914 avec les deux organes sexuels. Tout ce qui nous reste, ce sont des organes sexuels.
De l’organe au trauma : les fratries dénudées
CR : Parce que justement, le non-moi, auparavant, ce n’était pas rien. C’était, paradigmatiquement, l’autre sexe. Notre manque était le plein d’autre chose et non pas tant un plein écrasant que la dynamique plus large d’une sorte d’alternance entre ces deux pôles. Mais si la tension tombe et qu’il reste pourtant de la différence, comment cela va-t-il fonctionner? Ça va fonctionner sous une forme plus brute, comme rapport du moi au non-moi qui n’est plus structuré dans une forme intégrative, mais plutôt en des formes d’opposition/instrumentalisation beaucoup plus élémentaires, n’ayant pas le genre de contenu prédéfini qui permettrait de les intégrer dans un circuit d’échange/complémentarité réticulé. Elles se posent plutôt en termes d’opposition simpliste entre ce qui se rapporte au sujet et ce qui n’est pas immédiatement réductible au sujet : une altérité qui demande à être instrumentalisée ou appelle à se perdre en elle. C’est ainsi que surgit l’angoisse existentielle face au non-moi qui n’est pas intégré dans une structure englobante.
KJ : Permettez-moi de progresser méthodiquement. Mettons qu’à la veille de la Première Guerre mondiale, il nous reste deux organes sexués. Il nous reste aussi la potentialité de faire de la fratrie. Mais la fratrie n’est pas une potentialité qui se réalise de façon automatique. La fratrie est une potentialité qui se construit au jour le jour et on pourrait être capable de repérer les lieux et les moments de sa construction. Si on commence la Grande Guerre avec deux organes sexuels, on finit la Grande Guerre avec un traumatisme qui est décrit par Freud. Quelles sont les caractéristiques du traumatisme ? Nous avons des gens qui n’ont pas de problèmes libidinaux, c’est-à-dire qu’au niveau énergétique, ils sont complètement comblés de jouissance, mais qui ne peuvent pas bander. C’est ça qui est extraordinaire. Ce sont des gens qui jouissent de la tête aux pieds et qui ont une activité cellulaire, physique d’une intensité exceptionnelle, mais ils ne peuvent pas bander.
Nous avons affaire à ce traumatisé qui dispose de quantités incroyables d’énergie et qui ne parvient pas à les mettre en œuvre sexuellement. On peut parler à ce moment de jouissance. On venait d’apprendre à parler de sexualité, et puis tout à coup, on tombe, après la guerre, sur le versant de la jouissance. Qu’est-ce à dire? C’est que ce gars-là ne parvient plus à canaliser son émotion par intérêt pour quelqu’un, pour une femme ; il ne parvient à canaliser son émotion qu’à travers la peur. Quand survient effectivement la peur du rêve traumatique, il arrive alors à mettre son émotion en paquet et à en faire quelque chose, une sudation, une tachycardie, peu importe…Un phénomène se produit grâce à la peur et non plus grâce à la séduction. Aussi, pour lui faire cracher le morceau émotif ou érotique, on ne peut plus utiliser l’arme de la séduction. Il faut utiliser l’arme de la violence.
CR : On trouve là l’explication des mouvements totalitaires qui surgissent à la fin des années 10 et dans les années 20.
KJ : C’est ça. Il y a donc une modification de la structure sexuelle —ou plutôt, de la structure organique, puisqu’elle était organique à l’origine. Elle devient sexuelle pour un bref moment de plaisir et passe au jouissif très rapidement. Alors il faut qu’on comprenne ce phénomène. Personnellement, je me suis beaucoup préoccupé de ces traumatisés, de savoir d’où ils tiraient cette énorme énergie qui les remplit, mais qu’ils ne parviennent pas à canaliser.
Comment le patient, qui en apparence ne fait rien de sa journée, est-il pourtant habité par toute cette énergie ? Alors, petit à petit, on se rend compte qu’il y a un passage à l’acte, une mort du père qui intervient au moment du traumatisme. Le gars est traumatisé, mais il est en train de tuer le père. En même temps qu’il est violenté, il tue le père. Donc il se retrouve avec un rapport homme-femme qui n’est plus médiatisé. Et ce rapport homme-femme non médiatisé continue à agir en lui indéfiniment, comme quelque chose de pratiquement chimique, d’extrêmement silencieux. Et le traumatisé n’arrive pas à sortir de cette mécanique parce que, d’une certaine façon, il sait qu’il y a pris part, même s’il est complètement innocent de l’accident qu’il a subi. Il sait qu’il est néanmoins coupable d’avoir voulu tuer le père à travers cet accident. Je pense que la mécanique de la femme est davantage une mécanique de rapport à la mère, comme celle de l’homme, mais dans laquelle le père ne joue plus le rôle de celui qu’on a tué, mais plutôt de celui qui peut nous faire dévier de cette espèce de face-à-face avec la mère. (…) Il s’agirait ainsi de créer un monde féminin autonome, que ce soit au nom de la mère, si l’on peut dire, ou au nom du corps féminin.
Au fond, il y a un thème que je voulais éviter d’aborder aujourd’hui, et que je me proposais de réserver pour l’année prochaine : c’est le thème des fratries dénudées. C’est-à-dire des fratries qui peuvent être des fratries de n’importe quoi, de femmes, de Juifs, de Noirs, d’homosexuels, de ce qu’on veut, qui se trouvent déterminées par l’histoire sous le soleil, sans père, et qui se sentent portées à revendiquer quelque chose. C’est ce qui est particulier à cette fratrie, qui va peupler le XXe siècle, plutôt la deuxième moitié du XXe siècle que la première, où l’on en voit quand même déjà des bribes. Ces fratries vont donc partir à la conquête de quelque chose. En particulier, les femmes sont une de ces fratries qui vont partir en conquête. Il y a aussi les Juifs, les Arabes, toute sorte de monde… Mais c’est une caractéristique qui est ultérieure et j’aimerais que nous la préparions convenablement, parce qu’elle va beaucoup nous occuper.
Donc au fond, les discussions que nous avons autour de la femme sont des discussions de fratrie, où il y a quelque chose d’innommable qu’il faut faire valoir. C’est cela qui est problématique : on n’arrive jamais vraiment à le nommer et on est pris dans un mouvement revendicatif qui, souvent, n’a pas de fin : il est incessant. Aussi s’agit-il d’identifier ce mouvement qui va arriver très bientôt et la façon dont il a été construit.
L’image de soi au-delà du sexe
Je vous le dis tout de suite, sans hésiter : le postulat que je m’en suis fait, c’est la question de l’image de soi. C’est un moment important où l’image de soi se met tout à coup à compter massivement. Est-ce que, par la même occasion, la voix, la parole se met à compter de la même façon? C’est ce qu’il faut explorer, mais on peut d’ores et déjà dire que la chute de l’organique, l’apparition du plaisir sexuel et de la jouissance est pour quelque chose dans le surgissement d’une économie sexuelle nouvelle, d’une nouvelle économie du corps où l’image du corps joue un rôle central. Le film Sunshine nous a donné des informations intéressantes à ce propos. Il met en scène une femme qui se photographie avec sa famille au lendemain de la Grande Guerre. On peu d’ores et déjà supposer que cette photo est destinée à être vue par quelqu’un. Donc c’est une photo qu’on donne de soi et de la collectivité à laquelle on appartient, et cette photo, on la destine à autrui. Il y a d’un coté cette apparition de l’image de soi qui se met à jouer un rôle central et, de l’autre coté, l’image de la femme séduisante, qui commence à ne plus jouer le rôle qu’on attendait d’elle auparavant. Les traumatisésnotamment ne sont pas intéressés.
Ce que je veux vous dire, c’est que la jouissance de la femme est différente de celle de l’homme, et elle n’est pas en miroir de lui… Elle n’est pas forcément semblable à celle de l’homme. Si elle doit être abordée, c’est dans son propre contexte, dans sa propre dynamique. Encore que, une fois qu’on a compris cette dynamique, je me demande si on peut continuer à l’appeler une jouissance féminine…
Ce qui est sûr, c’est que, quand on déboule de la formule traditionnelle prémoderne et qu’on passe par le sexe pénis, puis le sexe phallus, puis le trauma, il y a une évolution de la sexualité qui va nous mener là où nous ne sommes aujourd’hui… Mais curieusement, le rapport à l’autre sexe ne me paraît pas primordial dans l’érotique à partir d’un certain moment. C’est-à-dire que, quand on a quitté la conception traditionnelle de l’échange entre les sexes, plus on progresse et plus les sexes s’autonomisent, dirait-on, et plus on arrive à repérer des sources de stimulation qui ne proviennent pas forcément de l’autre sexe. À partir des années 60, on va avoir des formes de sublimation multiples qui vont venir se greffer là-dessus, si bien que le rapport à l’autre sexe se dilue de plus en plus.
J’essaie de m’étonner de ce que l’image de soi est devenue tout à coup centrale dans un univers où le père a été déboulonné. Pourquoi? Est-ce qu’elle avait un précurseur, cette image de soi, comme animal totémique? Peut-être étaient-ce pour l’enfant les parties du corps de la femme, le sein en particulier, qui constitue, à ses yeux, l’organe ultime de la séduction. Pour le nourrisson, le sein maternel est ce qui va l’amener à produire son caca. C’est parce qu’on lui donne aimablement du sein qu’il va, en échange, donner du caca. Il y a un animal totémique qui est déjà là, qui est le sein. Le sein, en même temps, on ne sait pas s’il appartient à la mère ou s’il appartient à l’enfant ou s’il n’est pas une interface entre la mère et l’enfant. Nous avons donc là un précurseur du phénomène dans cette partie du corps. Lacan nous apprend qu’il y a le sein, ensuite il y a les fèces, ensuite il y a la voix et ensuite il y a l’image. D’accord, mais comment s’articulent-ils l’un à l’autre?
En fait, Lacan n’avait pas beaucoup de sympathie pour la période génitale. Il n’aimait pas en traiter parce que les gens de l’UPA y avaient vu la période ultime d’accomplissement et il était révulsé à l’idée que, dans la sexualité, il puisse y avoir un accomplissement. Pour lui, au contraire, la sexualité était par excellence le champ où tout achoppait. Il y avait toujours un pépin, quoi. C’est le cas de le dire.
Comment se fait-il que l’image de soi commence à être si importante à ce moment? Est-ce que la voix et la parole ont le même statut? Et est-ce que les années 1930 sont essentielles dans le processus ? Le stade du miroir est théorisé chez Lacan et chez Wallon alors que la mécanique quantique apparaît à ce moment-là et remet précisément en question la notion de trajectoire, donc la notion de l’imaginaire.