Séance du 22 février 2008
Séance du 22 février 2008
KJ : La théorie d’Ibn Khaldoun, telle que le film de l’INA qu’on vient de voir nous en livre un aperçu, peut nous aider dans notre travail. D’après ce père méconnu de la sociologie, les Bédouins sont si soumis à l’épreuve des éléments que leur dynamisme se manifeste par l’esprit de clan, en une solidarité naturelle presque impérative. Cet esprit les porte à la royauté en prenant des villes, où leurs chefs deviennent rois, servent un roi ou le mettent en tutelle. Une fois qu’ils se sont transformés en citadins, l’esprit de clan entre en décadence, le luxe leur devenant nécessaire pour des raisons économiques et afin de se distinguer de leurs sujets. On assiste à une succession déclinante de rois dans la dynastie issue de la tribu qui prend le pouvoir jusqu’à sa perte. Le fils du premier roi apprend de son père comment diriger. Il sera forcément inférieur à son père, car l’expérience vaut mieux qu’un savoir appris. Le petit-fils n’a aucune idée de la façon dont le fondateur a pris le pouvoir; il va donc garder les choses telles qu’elles sont. Le troisième est donc un traditionaliste, qui va essayer de bloquer les choses. Le quatrième roi est un destructeur. Imbu d’autorité de par sa naissance, il n’a aucun mérite propre à le qualifier pour le poste qu’il occupe. Il dilapide totalement le pouvoir de sa dynastie. Une autre tribu l’emporte sur cette dynastie. Ibn Khaldoun parle ainsi d’un mouvement en quatre étapes.
En quoi ceci nous intéresse-t-il? Il s’agit d’une description très vitaliste de la société, qui ne se réduit pas à l’économisme : il y est question de naissance, de croissance, de déclin et de mort. Ibn Khaldoun est un des rares auteurs qui font cela. Il peut ajouter une certaine coloration à notre thème, à notre travail sur des communautés qui avaient une certaine vitalité depuis des siècles et qui ont fini par muter. Un événement important, la Guerre 14-18, les transforme de fond en comble. Cela peut-il rappeler la conquête bédouine de la cité? On peut en effet parler de communautés-tribus qui, au lieu de vivre dans une dispersion nomadique, vont conquérir un espace donné en s’y enracinant en tant que nations. C’est un mouvement comparable à celui que décrit Ibn Khaldoun.
CR : J’ai deux objections à ce schéma. La première, c’est qu’il y a une différence de nature entre l’univers d’Ibn Khaldoun, à base nomade, où la sédentarité est l’exception, puisque les nomades s’aventurent dans le domaine de la sédentarité qui leur est étranger, et la sphère de l’Empire romain, s’étendant de l’Irlande au Moyen-Orient et dont le type pourrait être la Grèce, où la sédentarité est la règle et le nomadisme l’exception. Les populations sédentaires à la base des empires peuvent être claniques dans une certaine mesure, mais le postulat de ces régimes est qu’il existe des institutions irréductibles aux clans qui commandent leur allégeance. L’aspect clanique est en revanche présent au premier plan dans une société nomade, qui dispose de moins de technologie pour la survie immédiate. Le clan est en effet la technologie culturelle de base d’une société prémoderne, qu’elle soit paysanne ou urbaine. L’empire sédentaire se base sur d’autres liens que ceux strictement familiaux, soit ceux qui se rapportent au lieu ou aux institutions de type étatique ou proto-étatique et ne sont donc pas purement assimilables au lien familial. Les empires d’il y a cent ans sont un autre univers que celui du Maghreb.
À une autre échelle, il existe un contraste semblable entre la sphère impériale romaine du Moyen-Âge, que ce soit en Occident ou en Orient, et son pendant issu des steppes, l’Empire mongol, le plus vaste que la Terre ait connu, une Pax Mongolica comparable à la Pax Romana au sens d’un réseau transcontinental de liens économiques, mais qui à la base tient par des allégeances d’origine clanique du type qu’Ibn Khaldoun dépeint, de nature personnelle et/ou tribale. Il ne pouvait durer longtemps en s’appuyant sur la « technologie » très contingente, encore tribale de la succession du père au fils à la chefferie. L’Empire mongol s’inscrivait dans l’espace mais ne pouvait s’inscrire dans la durée comme l’a fait l’Empire romain, bien au-delà de sa chute effective, et au travers toutes ses vicissitudes. C’est Nietzsche qui a dit que le génie de l’Empire romain avait été de savoir durer en dépit de mauvais empereurs —et pourrait-on ajouter, des constantes rivalités qui l’ont déchiré entre prétendants à la pourpre, mais qui n’ont en rien affecté son prestige auprès des peuples barbares et de ses États successeurs. Les Mongols pillaient les biens matériels et culturels des nations où ils passaient, s’en enrichissaient à tous les niveaux, mais n’ont pas créé grand chose qui pouvait durer indépendamment d’eux, et encore moins après eux. Un nomade, quand il épuise une ressource, va ailleurs, l’acquiert, marchande entre deux étapes, mais n’éprouve pas d’engagement durable envers un lieu.
MB : Il ne connaît pas l’enracinement. CR : En Europe, la sédentarité est la règle. Le dernier peuple nomade à s’être fixé, ce furent les Hongrois au Xe siècle. Autrement, en 1914, il y avait 1500 ans que les peuples germaniques s’étaient sédentarisés. Leurs prédécesseurs celtes avaient été sédentaires depuis toujours. Les Vikings, ces nomades de la mer, ont établi des régimes un peu claniques par-ci par-là, de l’Islande à la Volga, mais ont eu le génie de faire des choses qui se sont inscrites dans la durée étatique, que ce soit en Sicile ou en Angleterre, en empruntant à l’Empire romain. Ils se sont sédentarisés mentalement tout en demeurant physiquement nomades. Ils ont alors créé de véritables États partout où ils se sont fixés. Devenus intégralement Français en Normandie, c’est en tant que tels qu’ils ont fondé l’Angleterre et surtout la Sicile, premier État moderne, royaume multiculturel aux institutions bureaucratiques indépendantes de toute référence clanique, qui fut une réussite extraordinaire en son temps et le prototype d’autres cristallisations semblables en Europe, telles que la Prusse.
KJ : Oui, je voulais signaler qu’Ibn Khaldoun a rencontré Tamerlan, son exact contemporain; au siège de Damas, on l’a descendu des murailles dans un couffin pour qu’il aille négocier avec lui.
CR : Ma deuxième objection est que sa théorie de la naissance et de la déchéance des empires présentent des parallèles évident avec Machiavel et surtout Vico à quelques siècles de distance, alors qu’eux-mêmes se référaient aux historiens antiques comme Hérodote, ainsi qu’à Aristote, sur les types de régimes politiques qui mènent l’un à l’autre : monarchie, aristocratie, démocratie, tyrannie ploutocratique. Ces réflexions européennes furent menées sur la base d’une civilisation sédentaire, en observant le développement interne et l’évolution biologique des régimes et pouvoirs.
KJ : Il est vrai que comparer des nomades du désert avec des Européens ne va pas de soi, tellement ils sont différents. Mais repérer la différence entre le nomade du Sahara et le citadin qu’il devient peut nous aider à comprendre celle qui distingue une nation moderne d’un groupe communautaire du temps des Empires d’avant 1914, qui n’est pas liée à un territoire donné, comme les Juifs, les Allemands, qui, au contraire des Français déjà enracinés, vivent en différents points de l’Europe, mais avec des liens entre eux.
La mutation stato-nationale du rapport à l’espace
CR : L’ethnie n’est pas thématisée avant le XIXe siècle. Auparavant, elle est principalement un fait linguistique et culturel brut sans signification particulière, surtout vécu par les paysans, alors que les élites parlaient tout simplement la langue dominante, ce qui ne posait pas encore de problème aigu. À partir du moment où les présupposés d’une société agraire ou traditionnelle ont été mis en cause avec les Lumières ou l’industrialisation, le romantisme est venu et a essayé de retrouver des identités sur la base d’un donné culturel bien défini. Jusque là, une entité historique pouvant comporter une composante ethnique entrait en jeu à un moment donné comme nation, comme par exemple le royaume de Bohème au Moyen-Âge, mais on ne parle pas de nation tchèque proprement dite avant d’entrer en régime moderne. Même l’ethnicité est une invention moderne. On peut discerner le fait ethnique antérieurement, mais il n’est pas encore thématisé dans l’économie politique, pourrait-on dire.
KJ : Tout à fait. Avec l’avènement des nations, nous avons affaire à un changement important dans le rapport à l’espace, qui prendra de l’ampleur jusqu’à éclater avec la Deuxième Guerre mondiale. Avec ce rapport à l’espace considérablement modifié à la fin de la guerre 14-18, tous les groupes s’estimant appartenir à une même nation seront fortement encouragés à se situer dans un espace clos et homogène.
CR : C’est presque une loi historique : quand une réalité disparaît sur le terrain, c’est alors qu’elle apparaît conceptuellement dans l’idéologie et revient en force par ce biais. C’est quand l’industrialisation a fait disparaître les lois de l’espace et du temps que l’espace est devenu une obsession, comme corrélat de la mobilisation totale du monde par la Technique, sous-jacente à la modernité : tel est le vrai sens des guerres mondiales, car c’est le monde qui est mobilisé, peu importe sous quelle bannière. L’industrie mobilise le monde, c’est pour cela que les humains s’investissent dans des identités à base non technique qu’ils projettent sur un espace donné par des méthodes industrielles de standardisation. C’est une industrialisation de l’identité que l’ethnicisation du rapport à l’État, car on pressent cette relativisation intégrale du rapport concret à l’espace-temps. C’est pour cela que par réaction on fétichise un certain espace, on l’organise industriellement pour qu’il supporte ce fétiche d’une nation homogène, non-problématique, sans mélange. Comme l’intégrisme et la réalité virtuelle qui se répondent, on a ici affaire à deux faces du même phénomène.
KJ : Ce qui confirme leur corrélation dans l’apparition de l’espace comme élément essentiel de la subjectivité moderne.
MB : En Occident. Mais il ne faut pas oublier son colonialisme. CR : Les pays occidentaux, ayant déjà fait le pas d’un État-nation, pouvaient se permettre d’appliquer loin de chez eux la corollaire du même paradigme, soit la division arbitraire de toutes les autres populations. Cet arbitraire de la division universelle de l’espace est le même par lequel se constitue l’État-nation qui est alors en train de s’homogénéiser. La nation française n’est pas une entité naturelle : il y a cent ans, la France n’était pas un pays francophone. La plupart des Français n’avaient pas le français pour langue maternelle, mais une langue régionale. Cela a changé graduellement au fil des annexions au domaine royal et de l’application de plus en plus rigoureuse de l’Édit de Villiers-Cotteret imposant la langue française, puis de la Révolution française qui a imposé cela idéologiquement, notamment avec l’école laïque et obligatoire de la IIIe République qui a imposé cela concrètement, sociologiquement, et encore plus avec la Grande Guerre qui a mélangé les classes sociales dans l’armée; ce n’est qu’alors que la France ethnoculturelle est devenue une réalité sur le terrain. Autrement, elle demeurait une vue de l’esprit correspondant à une entité politique, ou une expression géographique comme disait Metternich de l’Italie. Il n’avait pas tort dans un sens, sauf que la transformation était en train de se faire. L’expression géographique « Italie » était en train de se charger d’un sens politique auquel on a fait correspondre le reste. Les Italiens dans leur immense majorité ne parlaient pas le dialecte florentin qu’on appelle l’italien; il a fallu les guerres du XXe siècle pour le leur apprendre. Aujourd’hui encore, on ne voit pas très bien comment l’Italie méridionale peut coller avec l’Italie du Nord, s’agissant de cultures tellement différentes, formées par des influences historiques entièrement hétérogènes.
MB : Ne cherchons pas si loin : il y a le Canada.
CR : Au moins le Canada n’a pas vraiment de prétention unitaire. Il essaie d’importer ce genre de chose sous la forme d’un universalisme abstrait contraire à sa nature, mais c’est un autre débat. Le fait demeure : nous les modernes sommes hantés par cette idée de l’État-nation unitaire, sur quelque base qu’on veuille l’établir : un universalisme abstrait ou une quelconque composante ethnique qu’on cherche à essentialiser. Telle est la transformation du dernier siècle et demi. On en trouve certains antécédents dans des États royaux comme l’Angleterre et la France, qui avaient commencé le processus à partir de la fin du Moyen-Âge. Mais c’est surtout l’Espagne qui peut servir de paradigme : l’État-nation s’y fonde consciemment sur l’annihilation de l’autre oriental, 1492 marquant à la fois la fin de l’extermination de l’Espagne islamique, l’expulsion des Juifs et la conquête du Nouveau Monde. On assiste à cette date d’origine des Temps modernes à la mise en place du paradigme occidental dans le premier État-nation en tant que tel.
De la résonance au raisonnement : quand un certain regard fixe l’espace
KJ : L’État-nation est une vue de l’esprit à laquelle on finit par vouloir correspondre.
CR : C’est à ça qu’on essaie de se raccrocher quand certaines bases de l’être-ensemble humain sont en train de s’effriter. On compense donc en les retrouvant à un autre niveau objectivable dans les institutions modernes.
KJ : Sauf que cette vue de l’esprit, comment se constitue-t-elle? L’expérience des interférences est applicable à un ensemble de gens. Ceux-ci étant à l’origine des êtres manquants et incertains, leurs rapports étaient dès lors à même de produire une certaine image, du fait de leurs interférences. C’est comme la projection de particules par deux trous, une à une; on ne sait pas par quel trou chacune passe et elles peuvent donc produire cette image. Des gens qui vivaient dans une atmosphère communautaire n’avaient pas besoin d’être proches les uns des autres pour se sentir solidaires. À la limite, ils pouvaient se sentir tels en étant tout seuls. Inconsciemment solidaires avec un certain nombre d’autres, ils seraient décrits pas ce modèle. Même tout seuls, ils appartiennent à un ensemble. Il n’y pas ici de différence entre l’individuel et le collectif, strictement identiques. Puis on change complètement le modèle en y ajoutant un regard qui observe. Une image statistique résulte de ce regard qui doit puiser un savoir : il faut qu’on sache par quel trou est passée telle ou telleparticule, en particulier pour ainsi dire. Ceci impose un choix; au lieu d’une particule passant par un trou ou par l’autre, c’est ou bien l’un ou l’autre trou qui la définit exclusivement.
CR : Ceci recoupe exactement la distinction que fait McLuhan entre les cultures orales et les cultures visuelles. Le visuel distingue entre une chose et une autre, on ne peut pas avoir les deux en même temps : c’est l’espace de la Renaissance, l’espace visuel de la perspective. On sort de l’espace de résonance de tout avec tout du monde médiéval pour entrer dans le monde moderne scientifique où une chose est une chose ou bien une autre chose; on peut les contrôler dans la mesure où on les distingue, en vertu d’une forme de savoir qui est déjà du pouvoir. C’est déjà tout le principe de la technologie, et c’est alors aussi que naissent les nations et les individus, en vertu d’un même paradigme fondé sur la distinction des éléments visuels plutôt que sur l’appartenance, la participation, le jeu mutuel, l’intrication des flux en résonance polycentrique, propre au régime cognitif acoustique des cultures prémodernes.
KJ : Qui disparaissent dès lors. Mon hypothèse, c’est que le nationalisme a besoin de cet environnement spatial à partir du moment où les gens ont l’impression d’avoir perdu cette dimension et se retrouvent complètement dispersés. Auparavant, ils ne ressentaient pas leur dispersion, elle n’avait pas de valeur pour eux puisque par-delà celle-ci. ils se sentaient solidaires dans la dispersion d’une diaspora. Alors que quand l’oeil et le regard interviennent, ils perdent le sentiment de solidarité et se retrouvent complètement dispersés. Ils éprouvent soudain le besoin de mettre un cerne autour de cette dispersion, et c’est alors qu’ils deviennent des nationalistes irrédentistes.
CR : Comme disait Mathilde, il n’est pas nécessaire d’aller chercher bien loin pour en faire la preuve. Il y a cinquante ans et depuis la Conquête britannique, nous nous disions Canadiens français et nous sentions solidaires de tous les Canadiens français d’Amérique. Il s’agit d’une mutation mondiale : il faut à chacun son espace vital. C’est tellement primordial qu’on en oublie qu’il y a d’autres Canadiens français; on ne veut même plus y penser. Autrefois, c’est la question de l’État en revanche qui ne se posait pas avec insistance. Du fait de vivre comme des Canadiens français, nous étions organiquement solidaires de tous les Canadiens français, qu’ils se trouvent au Manitoba, au Massachusetts ou en Louisiane. Nous pensions comme ça jusqu’il y a deux générations. Nous sommes entrés dans un autre paradigme en régime moderne et c’est pour cela qu’il fallait un cadre spatial pour faire tenir ensemble les individus, un contenant visible, alors que dans l’espace acoustique, la résonance spontanée de tous les éléments était indépendante de leur distance. Cette forme d’être est solidaire sans éprouver la nécessité d’un contact immédiat, à la différence de l’espace visuel, régi par des rapports de causalité concrète comme dans l’univers newtonien. Dans un univers sonore, un champ, comme en redécouvre la physique quantique, tout se tient d’un bout à l’autre du champ.
Du clan à la cité : un cadre stable où l’individu se détache
MB : Mais n’est-ce pas rendre trop exclusive l’opposition entre sociétés claniques et sociétés plus individualistes, puisque les deux coexistent actuellement dans plusieurs sociétés sur la planète? En Inde, on a ainsi affaire à des rapports claniques plus qu’individuels.
CR : C’est l’essence du système des castes : il s’agit moins de castes que de clans qui se trouvent avoir certains types de rapports prédéterminés les uns par rapport aux autres, dans une structure qui est horizontale avant d’être verticale, née de la juxtaposition dans l’interdépendance de petites traditions claniques néanmoins extrêmement jalouses de leurs privilèges.
MB : Les deux structures existent encore aujourd’hui, avec leurs avantages et leurs inconvénients.
KJ : C’est l’idée que j’essayais de tirer de cette référence à Ibn Khaldoun. Je cherche à rendre perceptible l’existence du fait communautaire au sein même des sociétés occidentales modernes et à repérer une certaine vitalité dans celui-ci, même scotomisé par la tradition nationaliste, afin de saisir ce qui lui confère quand même un efficace dans le monde actuel.
MB : S’agit-il du nationalisme ou bien plutôt passage à l’urbanisation? Dans la vie au Québec à la campagne, le clan était très présent. Il ne fallait pas essayer de sortir du rang en n’allant pas à la messe le dimanche ou en ne faisant pas ce que le curé disait. C’est très contraignant d’appartenir à un clan. Ce n’est pas si admirable, même si cela offre une protection. Mais pour le développement des idées, je ne suis pas sûre que ce soit la bonne formule.
CR : C’est pour ça qu’il faut qu’advienne la sédentarité, qui permet à l’individu d’avoir une existence en dehors du lien familial immédiat, sur la base de points de référence stables permettant de se mouvoir mentalement, physiquement, légalement d’une façon qui n’est pas entièrement déterminée par son origine. Cela définit la civilisation européenne qui se dessine à partir de la Grèce. On le voit avec la tragédie grecque : au fil de l’Orestie, les dieux délèguent leur autorité juridique aux hommes, qui doivent se débrouiller entre eux en se donnant des lois et en les appliquant de façon cohérente, au même moment où naît la philosophie. Quelque chose se défait, c’est certain : la cohérence clanique d’origine nomade des dèmes réunis en la cité, mais cela permet du coup une prise en compte de la singularité individuelle, qui doit dès lors repenser son rapport à tout ce qui l’entoure. D’où la philosophie : tout n’est pas donné d’avance dans le mythe transmis par la voie du clan, et d’ailleurs littéralement par la voix du clan dans cette culture orale. L’individu acquiert une distance intérieure par rapport à la doxa qui lui permet d’évaluer ce qui en est sans avoir à retransmettre les idées préconçues de la tribu. On assiste alors à un relâchement du lien immédiat de la transmission, désormais toujours en risque de rupture. De là la tentation qui survient aussitôt d’une compensation, avec l’idéalisme de Platon, déjà loin du doute serein et agnostique de Socrate, qui demande simplement ce que c’est que ce tout, et ce qu’est la vérité. Objectiver cela dans un Être transcendant par rapport aux phénomènes, c’est déjà autre chose que l’ouverture opérée par Socrate et que les Présocratiques avaient explorée avant lui. Le lien de transmission du passé au futur et de l’individu au groupe n’est plus évident, ne va plus de soi, et parce qu’il est relâché, surgit la tentation d’objectiver ce lien par une sorte de tiers extérieur que fournit le paradigme de l’onto-théologie par exemple, la métaphysique occidentale reposant sur la raison comme faculté calculatrice détachée du contexte immédiat.
MB : Un individu capable de vivre en société, c’est autre chose qu’un individualiste noyé dans la masse. Devenir individu, c’est combiner les deux, l’appartenance et le potentiel qu’a chacun d’être un individu, que procure le deuxième tableau de l’expérience des particules passant une par une par l’écran troué. Le clan permet certaines choses, mais peut être étouffant. (…)
CR : D’un autre côté, avec la civilisation, la bureaucratie se substitue aux appartenances
MB : Je viens de lire Jacques Attali sur le nomadisme. J’en retiens que la sédentarisation est toute récente, qu’elle apporte droit de propriété, la transmission du nom du père, la gouverne de la femme, etc., soit une tout autre organisation de la vie. La pensée « nomade » demeure quand même nécessaire, mais on ne la trouve pas à l’intérieur du clan
CR : Parce que le clan nomade se déplace géographiquement, il doit rester immobile et identique à lui-même dans le temps, alors que quand une communauté se donne des points fixes dans l’espace, l’individu peut se mouvoir mentalement et socialement.
L’enceinte maternelle des sociétés d’hommes
KJ : J’aimerais mieux cerner ce phénomène. Le but final semble être ici l’inscription dans une enceinte maternelle divine. Cela se prête donc à la comparaison avec les nomades d’Ibn Khaldoun, qui passent d’un espace non-localisé à une enceinte maternelle : la cité et son déploiement de richesses. Au-delà des immenses différences culturelles, il existe une ressemblance dans la mesure où, entre le moment du nomadisme dispersé et celui de l’enceinte maternelle, il y a le moment de la curée, de la sauvagerie, de la violence débridée, intermédiaire entre deux états.
CR : Les violences des nomades ne sont pas des guerres d’extermination interethniques. Si la cité conquise est soumise à un certain ensemble de clans, qui y trouvent un nouvel espace physique plus stable, ceux-ci ne changent pas pour autant de nature. Il n’y a pas encore d’essentialisation du fait ethnique dans un cadre spatial correspondante. S’agit-il bien d’une enceinte maternelle? J’y verrais plutôt l’espace du tiers objectif, de la raison et de l’État, qui ne font qu’un dans la raison d’État. Il s’agit donc d’un espace paternel à l’origine, bien qu’il puisse éventuellement permettre de retrouver une fusion maternelle. C’est le paradoxe du Männerbund qu’on retrouvera dans les ligues allemandes de l’entre-deux-guerres. Cette société d’hommes hautement sélective et ritualisée est un phénomène primitif qui connaît une seconde vie anthropologique dans le monde germanique, sous la forme d’un intense male bonding qui peut arborer toutes sortes d’étiquettes politiques, idéologiques, etc., mais qui permet toujours de retrouver une unité maternelle. Car cette société d’hommes, par le biais d’un arrachement à une sorte d’immédiateté familiale, permet de retrouver quelque chose d’encore plus maternellement gratifiant, mais basé sur la négation de la féminité, de la maternité et de la fraternité : une sorte de « maternité » fusionnelle hypostasiée dans la figure du chef. Il y a un peu de ça dans la création de l’État ethnique, souvent accompagnée par ce genre de ligues nationalistes. Mais est-ce bien la même chose que le surgissement de l’État-nation, qui se veut à la fois juridique et ethnique?
KJ : Je voudrais préparer intellectuellement la crise qui va surgir immédiatement après du fait que les Juifs n’ont pas suivi le mouvement du nationalisme, puisqu’ils ont attendu vingt ans de plus pour faire la même chose que les autres nationalités et se doter d’un État-nation territorial.
L’homme universel de l’ère axiale à l’ère coloniale
MB : Opposer des États claniques à d’autres États qui ne le sont pas me paraît un peu réducteur. Que l’on songe au cas de l’Iran, tellement clanique qu’il a de quoi pousser au suicide
CR : C’est d’ailleurs l’option que choisissent de plus en plus de femmes en Afghanistan.
MB : Ces sociétés connaissent un contrôle des uns sur les autres sans qu’il y ait d’élections, en vertu d’une organisation clanique qui annihile toute potentialité d’expression libre d’un individu. Je préfère encore l’éclatement individualiste dans la matrice castratrice des sociétés modernes
CR : C’est néanmoins dans cet espace iranien qu’est né le premier monothéisme avec Zarathoustra : c’est la première fois que s’institue un rapport éthique d’homme à homme indépendant des clans et de leurs dieux multiples. Comme la philosophie quelques siècles plus tard en Grèce, le mazdéisme naît dans une rupture consciente avec le mythe en tant que structure mentale du clan. C’est donc là qu’est née la possibilité de l’éthique, d’une morale qui ne soit pas tout simplement la somme des coutumes et des habitudes héritées.
Auparavant, l’humanité avait toujours vécu dans le domaine des habitudes que décrit Ibn Khaldoun parmi ses Bédouins. Mais il fallait pour s’en extraire l’implication d’un tiers, indépendant de l’intrication des membres du clan entre eux et dans tous leurs différents rapports qui s’autoconfirment et s’opposent complémentairement les uns aux autres. Il fallait quelque chose d’extérieur à tout cela, un Dieu unique ou un dharma non-mythologique ou une pensée rationnelle, pour introduire une telle possibilité à cette époque que Karl Jaspers appelle l’ère axiale, qui s’est produite à peu près simultanément dans toutes les civilisations d’Eurasie, sous différentes formes de Confucius à Socrate en passant par Moïse vers le milieu du premier millénaire avant Jésus-Christ, pour trouver des prolongements jusqu’à lui, voire jusqu’à Mahomet : c’est la découverte simultanée dans toutes les grandes aires culturelles de la dimension éthique du rapport interpersonnel, où l’individu est thématisé. Il est désormais possible de vivre et de penser des rapports imprescriptibles avec l’individu dans sa singularité en tant qu’humain. C’est alors qu’on découvre l’homme en tant qu’humain, qu’on peut théoriser ce que c’est qu’un être humain, plutôt que de suivre les réflexes dictés par le mode d’être ensemble d’une culture clanique au sein de la nature mythologisée.
MB : Vous n’êtes pas pour autant convaincu par la thèse de Karim.
CR : Dans cette construction, c’est comme s’il y avait deux paires: nomade/sédentaire, intriqué/désintriqué, qui ne se recouvrent pas complètement. Il n’y a pas d’homologie simple entre le domaine occidental à base sédentaire et un domaine oriental à base nomade : de tels amalgames pourraient nous entraîner en terrain glissant, sur la pente des oppositions simplistes. Je crois qu’il vaudrait mieux avoir la discipline de se concentrer sur le domaine occidental, notre point de départ
MB : Au risque de passer sous silence l’Afrique, avec ses royaumes dont on ignore l’histoire car elle est orale, et qu’on a charcutés arbitrairement, d’où tous les problèmes issus de ce découpage colonial.
CR : Celui-ci est venu de l’extérieur, mais les Européens modernes avaient d’abord démoli leur propre oralité. C’est là la principale différence culturelle entre eux et les peuples qu’ils ont colonisés.