Séance du 14 mars 2008

Séance du 14 mars 2008

avril 25, 2021 0 Par Karim Richard Jbeili

Séance du 14 mars 2008

Harem du Sultan

Identité et allégeance — L’empereur et son harem — De la razzia au roi des rois — Du clan à l’umma — Quand la horde arrive en ville — De la cité à l’humanité — Logiques nomades et logiques sédentaires  

Identité et allégeance

CB : La différence des communautés n’est pas leur préoccupation, puisque l’idée, la puissance de l’unité est assez forte pour conserver l’unité de l’ensemble.

CR : Oui, car il s’agit d’une allégeance. Tant qu’on est, ne fût-ce qu’extérieurement, obéissant à l’autorité englobante universelle, qu’on paie ses impôts, même différenciés selon les « nations » ou communautés religieuses comme dans l’Empire ottoman, l’Empire ne demande rien d’autre; l’allégeance est une forme d’appartenance tout à fait légère, ce n’est pas une identité.

CB : L’identité est au niveau de l’ensemble, non des parties.

CR : Il existe une identité à l’échelle locale, mais sans beaucoup d’incidence politique.

KJ : On parle donc d’allégeance au lieu d’identité.

CB : Il n’y a donc pas d’identité à proprement parler. Je songe à la famille patriarcale, où il y a un seul projet, celui du père. Les individus lui doivent allégeance et leur propre identité est tolérée en cachette, sauf si le père se sent menacé et doit imposer son autorité.

KJ : Dans des structures comparables à celle-ci, l’identité est non–identitaire : les sujets de l’empereur sont différents d’eux-mêmes, manquants. Ceci les différencie d’autres sujets égaux à eux-mêmes. L’identité, c’est A = A. Mais eux ne sont pas identiques à eux-mêmes et ne peuvent s’intégrer à une telle structure.

CB : En théocratie, les sujets sont à l’image de Dieu; ils n’ont pas d’image, d’identité propres, personnelles. Ils n’acquièrent une certaine image identitaire que du moment qu’ils s’inscrivent à l’intérieur du tout, à l’intérieur de l’ensemble, du corps mystique. 

KJ : Il existe alors un tabou de l’identité. Il est préférable d’être en relation avec autrui plutôt que d’être en relation avec moi-même. Se retirer pour lire ne va pas : il vaut mieux se retirer pour prier, qui est une activité interpersonnelle plutôt que purement personnelle.

CB : On écrivait le texte de Dieu, qui n’était pas écrit par un individu avec sa propre personnalité.

Comment dans ces empires les communautés ont-elles pu se développer? Avec une identité sans identité, par allégeance?

CR: La question serait plutôt de savoir comment l’identité communautaire a-t-elle un jour commencé à entrer en conflit avec l’allégeance impériale. Pourquoi en régime moderne pense-t-on qu’il doive y avoir correspondance entre l’identité culturelle locale et l’allégeance politique? Cette nouveauté est le thème du séminaire.

L’empereur et son harem

KJ : Pourquoi assiste-t-on à l’apparition de leur intolérance mutuelle, alors qu’il s’agissait auparavant de phénomènes conaturels? On avait affaire à un empereur polygame avec un harem, où chaque communauté était assimilable à une épouse et l’objet de sa protection.

CB : Ce système de communautés épouses de l’empereur, comment fonctionne-t-il?

KJ : C’est comme les Juifs ou les Maronites et l’Empire ottoman. L’empereur a l’obligation d’assurer leur survie économique et démographique.

CR : Les communautés sont l’ornement de sa couronne, comme pour l’« Empereur de toutes les Russies », formule courte pour l’énumération de tous ses peuples-sujets dans sa titulature. Comme pour l’empereur Habsbourg, ces peuples sont comme ses trophées. C’est un peu comme les trophy wives: un homme mûr très riche épouse une très jeune femme sexy et souvent pas très brillante –« le genre de femme que seul un homme riche peut se payer ». Les peuples dans un empire sont un peu comme ça : les femmes exotiques qu’il a conquises et qui font l’ornement du règne de l’empereur, et dont il doit par conséquent prendre soin comme on le ferait pour une belle voiture, peu importe comment on l’a acquise. Mais une fois qu’on l’a, on ne la laisse pas prendre la poussière et la boue dans un coin du garage; pour conserver son standing, il faut en prendre soin, l’astiquer

CB: À condition qu’elle ne soit pas trop brillante…

CR : Pourtant, si elle exprime son génie propre dans sa langue locale, ça n’inquiètera personne.

CB : C’est un peu semblable au corps mystique du Christ dont chaque paroisse faisait partie. C’est peut-être plus difficile pour des communautés qui ont des cultures ou des discours différents. Le catholicisme en tant que religion universelle impériale constitue un discours unitaire. Alors comment ont fait les empires orientaux avec des communautés différentes?

CR : En Occident aussi les empires ont fonctionné comme ça, puisque le souverain Habsbourg avait le titre d’« empereur apostolique », mais n’en régnait pas moins lui aussi sur un empire extrêmement diversifié sur les plans ethnique et religieux : des Catholiques, des Protestants, des Orthodoxes, des Musulmans et des Juifs y coexistèrent le plus souvent sans problème spécial. Un empire qui s’assume comme empire n’essaie pas d’imposer sa religion aux communautés dont il capte l’allégeance. Même s’il affirme hautement la suprématie de la religion catholique (comme les Habsbourg) ou sunnite (comme les Ottomans), l’allégeance politique impériale et l’allégeance religieuse y demeurent deux choses bien distinctes. Et ce, même si l’allégeance politique est justifiée théologiquement, et s’assortit de mesures vexatoires pour affirmer la suprématie de la vraie foi par rapport aux autres, comme le fait l’Empire ottoman avec les « nations ». Mais au départ, il n’y a aucune raison que ça aille jusqu’à une politique d’extermination ou d’assimilation, c’est-à-dire jusqu’au point de rupture que nous essayons de cerner. En ceci, il s’agit ici d’un paradigme fondamentalement différent du paradigme ecclésial, car il suppose une multiplicité de cosmologies religieuses à l’intérieur d’une même structure d’allégeance impériale, définie pour les croyants par la référence théologique pertinente pour chacun d’eux, mais valable aussi de manière générique pour tous les sujets. Car du moment que les communautés et leurs ressortissants acceptent cette allégeance extérieure, les unes et les autres n’ont pas besoin d’adhérer au contenu théologique intérieur qui justifie cette prétention universelle.

CB : Quelle est l’idée qui unit cette diversité dans un empire?

CR : Ce n’est justement pas une idée au sens conceptuel, mais plutôt le présupposé implicite d’un cosmos ordonné.

KJ : Le divin doit être très présent, car sans lui ça marche pas.

CR : Quoi faire alors des sujets bouddhistes, pour lequel le tsar faisait ériger des temples comme celui de l’île Kamenski à Saint-Pétersbourg? Cette « idée » n’est pas nécessairement d’essence théologique. C’est plus précisément l’idée d’un ordre sacré du monde.

CB : Le patriarche en tant que personnage sacré ou mythique.

CR : Le mot « mythique » est presque trop fort, car différents peuples ont des mythologies différentes. J’en prends pour exemple l’Empire britannique, où des contrées exotiques pouvaient aisément concevoir une allégeance à la « Grande Mère au-delà des mers » —la reine Victoria, ce qui était une façon commode et toute trouvée de faire le lien entre leur culture locale et particularisée et cet empire occidental moderniste et rationaliste-utilitaire, par le lien symbolique de portée universelle d’une chefferie d’envergure cosmique, comme au fond toute chefferie même très locale est foyer d’ordre cosmique. Ça ne demande pas en effet une bien grande révolution mentale d’imaginer qu’il y a quelque part au loin un chef des chefs, un roi des rois. C’est comme ça que la notion d’universalité religieuse est née, avec l’Empire perse du Roi des rois, modèle du Messie des Juifs quand eux-mêmes étaient opprimés par les Babyloniens et que Cyrus a vaincu ceux-ci; c’est lui qui, le premier, fut désigné par le terme de Meschiach, comme souverain universel d’un royaume qui brise les tyrannies particulières —notion qui fut plus tard subsumée dans le messianisme au sens actuel. Dans les traditions des grands empires universels à partir de 500 av. JV, comme l’empire perse, l’empire hellénistique, le souverain se situe au-dessus des royautés particulières, comme un roi des rois et l’ami des dieux. Admis à leur niveau dans l’ordre cosmique, il est présenté comme jouissant d’une relation d’amitié directe avec les grands dieux célestes. Il devient à ce titre le foyer d’une allégeance indépendante des réseaux de culture locale et identifié à la notion de paix cosmique, puisqu’il n’est pas lié par les coutumes locales et peut dès lors s’accommoder de toutes, comme Alexandre le Grand qui prenait des épouses dans toutes les régions qu’il conquérait et dont il adoptait de même certaines coutumes. Il s’identifiait à leurs différents dieux, mais en se supposant un rapport direct avec la « métadivinité ».

KJ : C’est comme ça qu’un guerrier masaï pouvait faire allégeance à la reine Victoria.

CR : Il s’agit là d’une structure imaginaire universelle très facile à transposer d’une culture à une autre. Qu’est ce qui a fait qu’elle a cassé à un moment donné? Voilà la question.

CB : Il s’inscrit dans un système hiérarchique : avec le soleil, la lune…

CR : Le cosmos est en tant que tel une hiérarchie, un ordre différencié par des gradations dans le rapport au principe unificateur, permettant à chaque partie de subsister comme une unité ordonnée en elle-même dans la mesure où elle est coordonnée avec d’autres.

CB : À condition que chaque identité soit en rapport avec la tête de la hiérarchie.

CR : La notion de tête est quelque chose de très particularisé. Les détails de l’ordonnance du corps universel sont quelque chose qui se débrouille au niveau local des différentes cultures.

KJ : Cette conception suppose une énorme interdépendance. La structure impériale apparaît comme un assemblage de pierres agencées dans un équilibre subtil mais solide, à la manière d’une cathédrale.

CR : C’est comme si on y trouvait une tête avec plusieurs corps. La Couronne impériale s’ajuste à diverses configurations de corporéité collective sociale, ethnique, religieuse, qui trouvent un lieu de vie commune en cette tête qui se prête à chacune.

De la razzia au roi des rois

KJ : Je tiens néanmoins à théoriser Ibn Khaldoun pour qu’il ne reste pas en suspens. Il nous dit que les tribus nomades sont liées par une solidarité intense, parlant à ce propos de l’asaf, une branche d’arbre qui a une cohérence familiale. Originaires d’Arabie, les Bédouins se rendent jusqu’au Maghreb, conquièrent une ville, puis tombent automatiquement en décadence en quatre étapes successives. C’est une formule spatio-temporelle intéressante. Ces tribus ont une origine, mais n’ont pas encore rencontré leur destination avant d’arriver en ville par sa conquête. Tant qu’ils demeurent nomades, ils sont dans une temporalité éternelle, sans changement. Ils demeurent dans l’identité à soi, dans un temps mythique qui ne s’écoule pas. Puis ils entrent dans la ville et le temps se met à s’écouler, se dégradant en quatre étapes sur une période d’environ cent ans. Pourquoi ces tribus décident-elles de conquérir une cité? Quelle impulsion suivent-elles? Ibn Khaldoun ne le dit pas. Il parle des rapports entre nomades et sédentaires sans apporter davantage de détails.

CB: Ceci peut être vu comme un passage de la passivité à l’activité. De l’ordre de la mère à l’ordre du père, que représente la conquête.

KJ : Ce serait la conquête du père? Une mutation les fait entrer dans le spatio-temporel, l’historique, alors qu’auparavant ils étaient dans l’éternité.

CB : Il y a déjà chez eux cette intention de s’y inscrire; les deux jouent ici. Le désir inconscient de la culture nomade rencontre la réalité de la culture des villes.

CR : Les nomades sont aussi les commerçants qui vivent du prestige de l’hétérogène culturel, des objets flottants, des signifiants flottants, et de l’étrangeté aguichante dont ils se chargent une fois ceux-ci décrochés de leur contexte originel mais évoquant du même coup tout un ailleurs, un inconnu lointain auréolé de prestige qui confère une valeur attirante. C’est un prestige auquel on a accès par la rapine ou le commerce. Il est normal pour eux de vouloir se saisir de l’étrange au point de le devenir et que leur propre étrangeté puisse s’estomper en pays conquis, comme les conquérants de la Chine : Mongols et Tartares sont devenus Chinois, ayant conquis la ville convoitée comme les Ottomans le firent de Constantinople. Tel fut toujours l’objet du rêve du nomade : conquérir la grande ville légendaire du sédentaire, le prix par excellence pour la mentalité de rapine, de razzia. On la conquiert comme un objet, pour s’apercevoir seulement alors qu’on l’habite comme un lieu fixe et qu’on entre dès lors dans une autre logique que celle qui nous définissait. On l’a conquise dans une logique nomade, mais on se met à l’habiter en passant dans une autre logique : une logique sédentaire, où l’espace est orienté objectivement.

Pour le nomade, le point fixe, au milieu de sa mobilité perpétuelle, c’est le clan, la famille et ses coutumes, qui en font un ensemble clos. Le passage à la sédentarité amène des points fixes extérieurs au clan et à la famille, permettant à l’individu de prendre position selon d’autres paramètres que ceux de l’éternité cyclique du clan, de jouer un rôle historique indépendant de son rôle assigné dans la sphère familiale, en entrant dans une sphère où il a affaire à d’autres familles, d’autres clans, d’autres peuples, un univers de limites, de finitude dans l’espace et dans le temps.

CB : Il peut gérer les signifiants même très étrangers, les inscrire dans un modèle

CR : Il dispose de repères, de points fixes par rapport au monde familier clos sur lui-même, dont ils sont détachés par le « métasignifiant » de l’État. Cité ou empire, celui-ci établit des critères qui ne sont plus gérés par le monde du clan, mais par des lois de plus en plus générales, des édits impériaux comme ceux qu’Ashoka fit graver sur des piliers spécialement érigés en divers points de l’empire des Maurya pour établir une autre sphère, d’universalité spirituelle dans son cas : non seulement des nouvelles lois, mais les préceptes du Bouddha, si profondément choquants par leur rupture radicale avec la logique du clan et de la caste. Cette expérience n’a pas duré longtemps, mais demeure paradigmatique de ce que fait un empire en établissant un contact direct avec le divin, la transcendance, indépendamment des coutumes familiales, donc aussi dans un rapport individualisé avec cette source universelle d’autorité spirituelle. Les « rois des rois » bouddhistes comme Ashoka sont les protecteurs des premiers monastères bouddhistes. Cette alliance objective entre le roi et le moine est avérée partout, en christianisme occidental notamment. Le roi et le moine ont besoin l’un de l’autre, car ils sortent tout deux de la logique des réseaux claniques, par une rupture violente, au moins symboliquement.

KJ : Je voulais en arriver à ce point en évoquant les Templiers, les Hospitaliers, les Chevaliers teutoniques, les Mamelouks : tous des moines-soldats. Tout d’abord, la structure communautaire n’est plus satisfaisante. Le nomade s’aperçoit que son univers unaire ne le satisfait plus. Seraient-ils semblables en ceci aux Européens de 14-18? Tout à coup, ils perdent la notion de transcendance, d’où la culpabilité qu’ils ressentent, avec une conscience aiguë de soi qui amène donc une modification de la structure collective. La séquence causale serait ici la suivante: perte du divin, culpabilité, conscience de soi, modification de la structure collective. Celui qui était non-identique à lui-même devient identique à lui-même et ne peut plus en tant que tel vivre en communauté. Avant de conquérir sa cité, le nomade est déjà athée. Il a déjà perdu son sens du divin et en ressent de la culpabilité. Il porte un nouveau regard sur la cité, puisqu’il ne s’agit plus seulement de razzia, mais de conquête réelle, consistant à occuper la ville. La razzia apparaît comme un mode de survie intertribal. S’il y culpabilité, avec une perte du sentiment de vivre en collectivité, la cité devient du coup très enviable. Le père qui me l’interdirait n’est plus là, aussi je ne m’en prive plus.

Du clan à l’umma

CR : Historiquement, ce serait plutôt le contraire, le cas par excellence étant les premières conquêtes musulmanes. On n’a donc pas affaire à des athées, puisqu’ils ont trouvé le Dieu unique, mais ils conservent la trace de ce qu’ils ont perdu. Ils ne peuvent plus jamais être satisfaits de la culture clanique, mais doivent conquérir le monde pour retrouver l’unité de la culture clanique par d’autres moyens : ceux de la stabilité, avec une sorte de dette envers les dieux claniques bafoués, reniés, si bien qu’on tente de les remplacer par la grande idée califale universelle qui restaure le clan à l’échelle cosmique et sous forme stable. De la totalité limitée de la tribu bédouine qui forme un tout en son désert, on passe à un élargissement de perspective à l’échelle cosmique du monothéisme, pour y retrouver l’unité intemporelle de la tribu.

CB : Le communautaire tribal primitif mammaire est une position très angoissante. On y fait face à la mort quotidiennement. Aussi vont-ils aller chercher du côté du patriarcat pour trouver celui qui va vaincre la mort. Il se sentiront moins menacés par la mort dans une structure impériale

KJ : C’est une recherche de protection; au lieu de vivre dans le maternel tribal angoissant, ils s’orientent vers un paternel politique

CR : Cela vaut aussi pour le passage du monde des cueilleurs-chasseurs à celui des agriculteurs, où on peut faire vivre plus de gens. Auparavant, ceux qui survivent sont en santé, mais beaucoup qui le sont moins ne tardent pas à mourir; soit on vit en santé, soit on meurt. En revanche, dans une société sédentaire agricole, davantage de personnes ont des chances de survivre même quand elles ne sont pas en parfaite santé, fût-ce dans des conditions de sujétion, avec une liberté limitée face à figure organisatrice patriarcale, dans le cadre d’une chefferie plus instituée, moins fluide. Cette hétéronomie plus grande semble être le prix à payer pour avoir plus de chances de survivre en mettant ses espoirs dans le chef.

CB : On a moins de liberté, mais plus de sécurité

KJ : Je ne suis pas contre, mais entre l’origine et la destination, il y a une série d’étapes à ne pas sauter. D’abord, en ce qui concerne Mahomet, le nomadisme, contrairement à ce qu’on peut croire, est une sortie de quelque part. Mahomet sort de La Mecque, qui ne le tolérait plus. Son message passe mieux à Médine, d’où il reconquiert La Mecque. De même, Ibn Khaldoun ne parle pas de nomades qui tournent en rond. Les nomades en question sont sortis de quelque part mais ne sont pas arrivés à destination. C’est comme Moïse

CB : …qui avait déjà un projet.

CR : Mais pas un projet nomade d’errance perpétuelle. Il existe par contre un lieu politique et concret dans l’imaginaire arabe. La Mecque est pour eux la cité par excellence où les tribus pouvaient exceptionnellement se rencontrer dans une trêve, dans une paix limitée dans le temps en un lieu central, suggérant la possibilité d’une paix universelle et permanente. Son lieu géométrique et spatial est lié au pèlerinage à la Kaaba, rebâtie par Abraham et Ismaël autour d’une pierre noire tombée du ciel sur le site du premier bâtiment construit par Adam, ce qui suggère l’idée d’une stabilité absolue, d’une unité transcendant les conflits entre identités claniques rivales. Un tel fantasme s’attachant spontanément à ce lieu urbain sédentaire, il n’y avait plus qu’un pas à faire pour le transposer à l’échelle cosmique en se servant de la pierre comme point d’appui pour changer de plan, en réinvestissant l’énergie nomade dans la réalisation de ce rêve d’unité cosmique, c’est-à-dire de stabilité sédentaire. La révélation islamique est le levier qui permet la sortie du cycle de la vie nomade vers l’idéal cosmique parce qu’extracosmique d’une stabilité rassurante, assignant un terme à l’errance.

Quand la horde arrive en ville

CB : Ceci peut être comparé à Moïse en sa quête de la Terre promise, qui n’est pas une errance mais un voyage.

KJ : C’est une errance pour un regard extérieur, mais ceux qui y prennent part sont destinés à quelque chose, sont issus de quelque chose qui ne les tolérait pas; pourquoi y a-t-il une divinité monothéiste au bout? Selon Freud dans Totem et tabou, on se débarrasse des contraintes, du père, en s’abandonnant à la satisfaction des pulsions. C’est pour sortir de cette situation anarchique qu’on a recours à une double négation. Premièrement, on nie le prendre-pour-soi du pillage en prenant pour l’autre. Cette négation a pour symbole un animal totémique qu’il faut offrir à quelqu’un. C’est l’embryon de la monnaie, d’un tissu social économique. Deuxièmement, il ne faut pas prendre, mais recevoir. (xanax) Pour cela, j’ai besoin d’un dieu qui m’assure que les bénéfices de ce tissu économique viennent de lui, d’un Père Noël qui permet que les échanges de cadeaux apparaissent comme des dons d’en haut, par une sorte de mystification. La première conquête du nomade sur la ville se fait parce qu’il ne connaît plus de contrainte. Une fois la ville conquise, les négations s’opèrent et suscitent le tissu économique et un dieu tutélaire. La formule de Freud veut que le meurtre du père primitif entraîne le pillage par la phratrie de sa propre mère. Je l’identifie à la conquête de la cité par les nomades, en l’historicisant. Elle correspond en effet à une satisfaction pulsionnelle démesurée, qui ne connaît plus de contrainte.

CR : Au départ, il n’y a pas de lien éthique entre le nomade et la cité. Il n’y a donc aucune raison pour que le nomade considère avoir à en respecter l’intégrité, puisqu’elle est pour lui un monde étranger. Une fois dedans, il doit la gérer, et à cette fin, conceptualiser une norme éthique qui en tienne compte. La cité n’est pas initialement le père intériorisé, puisqu’elle est en dehors du système de représentation clanique. S’il y a jouissance maternelle dans la conquête d’une ville, c’est que les femmes en paient le prix. Il s’agit moins ici d’un père qu’on détrône que d’une mère, d’une sœur ou plutôt de celles d’un autre, qu’on va violer. Une fois parvenus à ce point, les nomades ayant pris pour épouses certaines de leurs victimes, le rapport change, puisqu’ils sont désormais identifiés à ce monde urbain. Il faut plutôt situer la rupture à l’origine, dans la cohue pour remplacer le père : un modèle qui ne s’applique pas en tant que tel au point de vue nomade sur la cité

CB : Des nomades ont-ils déjà fondé leur propre cité sans en conquérir une déjà existante?

CR : À l’origine, toutes les sociétés sont nomades, puis certaines en viennent à se sédentariser.

CB : Rien ne nous oblige à penser en termes d’invasion d’une cité; il s’agirait plutôt de la transformation radicale d’une culture

KJ : Imaginons qu’une tribu nomade perde son sens du divin. Désormais prête à tout pour satisfaire ses pulsions, elle se tourne d’abord vers la mère, la sœur, la cousine.

CB : Pourquoi ne pas alors parler d’inceste?

KJ : L’interdit existe déjà, mais la capsule du divin saute et l’inceste devient pensable. C’est pour se détourner de cette éventualité que la tribu s’attaque à la cité.

De la cité à l’humanité

CR : Ceci me semble de moins en moins probable comme scénario. Une tribu nomade ne perd pas le sens du divin. C’est seulement en s’urbanisant qu’elle succombe à la relativisation des repères sacrés. Les populations nomades et rurales sont dans l’impossibilité psychique de concevoir une distance au sacré, celui-ci étant consubstantiel à leur être-ensemble comme être-vivant. C’est seulement par le biais du passage vers la cité et de la distance institutionnelle qu’elle instaure qu’une mise en question devient possible : on quitte alors un certain ordre évident et incontestable du sacré, et c’est là que les questions commencent à se poser. C’est au début de l’ère axiale que les questions métaphysiques et éthiques commencent à se poser sous forme de théologies, de philosophies, de morales, etc., à partir de 800 avant. Jésus-Christ dans toutes les civilisations de l’Eurasie. C’est le moment où les cités ont émergé et ont lié des rapports commerciaux qui n’étaient plus régis par les échanges claniques à l’échelle strictement locale, passant outre désormais aux ensembles symboliques homogènes. Ces rapports commerciaux à plus grande échelle y introduisaient une dimension matérialiste individuelle mais impersonnelle. C’est alors que différents prophètes, ascètes, philosophes se sont mis à penser pour la première fois les fondements de l’être-ensemble et du rapport de l’individu au cosmos. C’est l’époque où apparaissent presque simultanément Confucius, les Upanishads, Mahâvîra, le Bouddha, Socrate, au moment précis où le paradigme nomade ou rural commence à céder le pas à un paradigme urbain, caractérisé par des rapports sociaux à plus grande échelle relativisant le rapport au sacré. Il en résultait une impression d’impureté, d’immoralité qui angoissait les gens, soudain conscients du jeu des rapports de puissance ou d’appropriation matérialiste, ayant perdu les ressources symboliques suffisantes pour les sacraliser. Il était devenu possible de voir ce jeu du pouvoir, dès lors qu’on sortait du système qui avait intégré tout cela à petite échelle dans un cadre de significations symboliques évidentes. Cette étape est datable dans l’évolution des sociétés où le divin est mis en question, que ce soit pour le réaffirmer sous une forme monothéiste ou pour le mettre radicalement en cause comme l’ont fait le Bouddha ou même certaines formes de matérialisme antique apparues en Inde ou en Grèce. Avec le passage à la cité, le divin devient une question –qui amène celle de l’éthique pour l’individu, qui acceptait auparavant l’évidence communautaire des coutumes du clan, nomade ou sédentaire.

KJ : C’est juste, mais je soutiendrais que pour que le divin faillisse ou perde son efficace, il n’avait pas forcément à être remis en question de manière consciente. C’est sans pour autant que l’on conteste cette puissance de mobilisation qu’on peut soudain se sentir démuni par la perte de force de son dieu.

CR : C’est comme l’intégrisme aujourd’hui : on a besoin de conquérir le monde pour vaincre ses doutes intérieurs. Ne pouvant plus croire à l’évidence de ce qu’on professe, il faut en convaincre par la force tout l’univers dans l’espoir que ce doute disparaisse avec les mécréants, du moment qu’ils se mettent à adhérer à cette version forte de ce qu’on prétend croire

KJ : …mais à quoi on ne croit déjà plus. Dans cet ordre d’idées, si la perte du divin chez le nomade vient par l’œuvre du temps ou en raison d’un développement économique soudain, on peut aussi s’essouffler dans le rapport au divin, ce qui suffit à amener de l’exaspération

CR : N’empêche que la séquence et le lieu où cela se passe ne me semblent pas convaincants. Les nomades sont des gens pragmatiques; passant d’une razzia à l’autre, s’ils se laissent entraîner par la séduction des objets que seuls les cités produisent et de loin en loin par les cités elles-mêmes, ce n’est pas au départ pas faute de croire à leurs propres dieux. Peut-être se voient-ils obligés de repenser leur rapport au divin à mesure qu’ils conquièrent des territoires aux populations hétérogènes et doivent entretenir avec elles relations plus soutenues, moins pillardes. Il en résulte une crise comme celle des Mongols, qui sont devenus soit musulmans, soit bouddhistes au fil de leurs conquêtes, ayant pris une certaine conscience de ce qu’avait d’éthiquement problématique ce qu’ils faisaient, mais cherchant aussi à se doter d’une spécificité transcendantalement fondée face aux populations qu’ils se sont assujetties sans d’abord se soucier de la diversité religieuse; ces questions en viennent à se poser avec plus d’insistance pour eux de façon innocente, tout bêtement dans la foulée d’un mode de vie nomade qui en soi n’est pas problématisé. Il faut une sortie du domaine normal du monde sacré homogène nomade ou sédentaire pour qu’il y ait perte de repères menant à autre chose, et ce, pas seulement à partir du nomadisme.

Logiques nomades et logiques sédentaires

Je voudrais en profiter pour relancer le débat dans une autre direction, en essayant d’expliquer comment il se fait que les cités se renomadisent avec la naissance des empires. La logique d’expansion territoriale des cités stables les entraîne dans une perte de leurs repères spatiaux à l’origine fixes; dès lors que ceux-ci se défont, elles doivent prêter à leur expansion des motifs raciaux, religieux, idéologiques, etc., qui en ravivent l’origine clanique. On constate cette transformation dans les impérialismes modernes des États-nations : la France et l’Angleterre, entraînées de loin en loin par le mouvement de leur acquisition de comptoirs sur des terres lointaines à s’approprier des territoires toujours plus vastes, ont justifié leurs conquêtes, non plus en tant que contacts marchands pragmatiques, mais en invoquant une supériorité raciale ou religieuse, ressortissant de l’imaginaire clanique ou nomade plus que des lois constantes et objectives de la cité. Celle-ci en vient donc à se définir par un nouveau dosage de ses repères symboliques quand elle se met à prendre de l’expansion.

Logiques nomades et logiques sédentaires sont coprésentes. Alors que la mobilité peut passer à un autre niveau dans la cité qui devient empire, dans une société nomade, les repères très fixes de l’ordre symbolique peuvent être étouffants, car ils ont à compenser pour tout ce qui est constamment changeant dans l’environnement physique. C’est ainsi que chez les aborigènes d’Australie, qui se passent très bien d’infrastructure matérielle ou technologique substantielle, les rapports sociaux sont ahurissants de complexité et ne souffrent guère d’exceptions. Ce qu’il faut cerner, c’est la part de stabilité et de mobilité à l’intérieur des différents systèmes, sans quoi on risque de s’égarer dans l’alternative binaire simpliste des catégories de nomade et de sédentaire.

CB : Les nomades font constamment face à la mort. C’est pourquoi il leur faut inventer des codes contre la mauvaise mère porteuse de mort.

CR : Dans de telles sociétés, on doit constamment se soucier d’apaiser les morts qui pourraient nous en vouloir et nous faire des mauvais coups. On dépend des sorciers pour gérer ces dangers inhérents à un univers très angoissant, et que la cité permet de surmonter en établissant des lois, des repères stables qui ne demandent pas une gestion directe de ces forces dangereuses, permettant plutôt de les neutraliser de façon technique à peu de frais, sans avoir à fusionner avec une force sacrée pour en contrecarrer une autre. Cet espace de règles objectives accorde une marge de manœuvre à l’individu, qui n’a plus autant à se coller à une force protectrice pour en contrer une autre.

CB : Ce caractère objectif est celui du symbolique, alors que chez les nomades, les actions rituelles sont presque du niveau de la mécanique. Il y a encore peu de symbolique chez eux.

KJ : L’opposition nomade/sédentaire n’est au fond pas si importante.

CR : Il s’agit plutôt de déterminer dans toute culture ce qui bouge et ce qui est stable.

CB : L’angoisse apparaît comme moteur de la sédentarisation.

CR : C’est aussi une angoisse propre à la sédentarité qui fait que certains types humains des sociétés urbaines vont chercher l’aventure coloniale pour fonder de nouvelles sociétés.

CB : D’un autre type.

KJ : Tout ceci peut se résumer à deux formes de vivre-ensemble : dans la différence et l’interdépendance ou bien dans l’homogénéité, le cernement. On trouve des traces de cela dans la mécanique quantique. Ce qui modifie le vivre-ensemble, c’est le regard, la quête de savoir. On constate l’existence de phénomènes comparables en sociologie, en histoire et en mécanique quantique, avec des particules ou des humains qui changent sans l’avoir décidé. Les différents modes de l’être-ensemble sont une question de logique, même en physique.

CR : Tout cela tourne autour de la notion de tiers exclus chez Aristote. Si le tiers est exclus, on ne peut pas être à deux endroits à la fois, donc on est un point, dans le corpusculaire. Si le tiers est inclus, il existe des zones de recoupement et des zones de vide à l’intérieur d’une continuité, de l’ordre de l’ondulatoire.

CB : Pour l’enfant qui naît à la pensée, il y a d’abord un moment sans tiers, puis un moment avec, par la relation. Mais il commence par faire tenir ensemble vrai et faux, vie et mort, à un moment où il n’y a pas encore de logique dans le devenir-homme.

KJ : Nous sommes sur une piste. C’est en effet la formule de la sexuation de Lacan, qui reprend la théorie logique de Peirce pour décrire le rapport homme/femme, affirmant qu’il n’y en a pas et que la femme n’est pas toute.