Séance de décembre 2007

Séance de décembre 2007

avril 25, 2021 0 Par Karim Richard Jbeili

Séance de décembre 2007

alain-aspect

Alain Aspect

Intrication et désintrication des signifiants oppositionnels — Évolution parallèle de la physique — Sauts quantiques aux limites de l’échange — Contre-dons et antidotes : paradoxes de saison

Intrication et désintrication des signifiants oppositionnels

(…)

KJ : J’en étais donc à discuter de l’intrication(, notion) qui a été apportée par Freud dans sa deuxième topique. (…) Il y met en scène l’opposition entre l’instinct de vie et l’instinct de mort. Ce qu’il suppose, c’est qu’il y a dans chaque formation du psychisme une intrication entre l’instinct de vie et l’instinct de mort. Sauf dans certains cas où il y a une désintrication, de sorte que quelque chose de symptomatique apparaît. (…) La deuxième topique de Freud a assurément été très difficile à comprendre pour ses successeurs et on a mis du temps à cerner ce que voulaient dire pour lui l’instinct de vie et l’instinct de mort. (…) Dans un premier temps, (…) on a présumé que l’amour était l’instinct de vie et le sadisme l’instinct de mort. Mais peu après, on s’est rendu compte que ce n’était pas tout à fait une bonne formule et on s’est mis à dire plutôt que l’instinct de mort, c’était le repos, le repos profond, le sommeil qui pouvait nous amener à un état de mort subjective ou même de mort physique.

(Mouvements divers; GA mentionne le nirvana.)

C’est ça. Eh bien c’est un risque qu’on prend quand on dort.

MB : Qu’on ne se réveille pas.

KJ : Oui, ce qui pourrait être un point de non-retour. Donc  ceux qui prennent ce risque souvent (…),c’est-à-dire ceux qui sont tellement fatigués, qui sont tellement irrités qu’ils ont impérativement besoin de dormir plus que d’autres : ceux-là se sentent en danger quand ils dorment, et c’est là qu’ils éprouvent le besoin de faire venir des cauchemars, dont la tâche principale est de les réveiller.

(…) Et ce, même à travers la drogue, car souvent ces patients vont résister à la drogue pour ne pas mourir! La drogue ou la pilule qui fait dormir devient un danger, un danger mortel et j’ai vu des patients passer deux trois jours réveillés pour résister à leurs pilules, pour ne pas dormir, parce que dormir est un danger. Telle a donc été la deuxième version de cette opposition de la vie et de la mort. Évidemment, la vie c’est l’activité, c’est le fait de pouvoir être attiré par certaines choses, c’est la capacité de se concentrer, de se remémorer des choses, etc. Donc tout cet aspect actif s’oppose (…) à un état de sommeil profond.

GA : (inaudible)

KJ : (…) Quand vous parlez de liaison et déliaison, c’est de cela qu’il s’agit: d’intrication/désintrication. (…) Or au fil de mes observations anthropologiques en Orient et en Occident, puisque j’ai le même coup d’œil anthropologique de part et d’autre, j’ai pu constater qu’on pouvait étendre la question de l’opposition de l’instinct de vie et de l’instinct de mort à toutes les oppositions de signifiants. C’est-à-dire que les oppositions de signifiants dont je vous ai parlé : la vie/la mort, l’homme/la femme, le caché/le montré, le père/le fils, toutes ces oppositions pouvaient s’ordonner par rapport à l’opposition instinct de vie/instinct de mort. C’est-à-dire que dans ces oppositions de signifiants il y avait toujours un pôle qui était du côté de l’instinct de mort et un pôle qui était du côté de l’instinct de vie, si vous voulez. (…) Ainsi, tout ce qui est du côté de la passivité, de la réception, de la passivité pourrait être du côté de la mort alors que tout ce qui est du côté de l’activité est du côté de la vie. (…) Il peut y avoir de cela dans l’opposition homme/femme, bien qu’à mon sens, ces rôles ne soient pas figés. Déjà dans l’opposition père/mère, il y a quelque chose de plus fixé. D’un côté, il y a la mère, qui, si on la ramène à l’état pur, n’a pas d’alternative, donc une mère très contraignante, qui façonne l’enfant, et de l’autre côté, un père qui vient autoriser la mobilité de l’enfant. On aurait donc là du côté de la mère et du père une formule plus nettement typée.

(…) On peut dire que la mère est du côté du système symbolique, du système des signifiants, et ce système des signifiants au travail chez elle s’applique sur le réel et façonne l’enfant. Le père arrive comme système imaginaire pour distendre la relation entre la mère et l’enfant, entre le symbolique et le réel. Mais bon, c’est là un autre thème ( …): ( …) comment en arriver à faire parler le corps; c’est proche du thème dont nous traitons, mais quand même hors thème…

( …) Donc au fond je pourrais prendre l’exemple de regarder et d’être vu. Cette opposition peut être appréhendée sur le versant vie/mort, le regardé étant figé par le regard de l’autre, qui a plus de mobilité.

( …) S’il arrive à esquiver le regard de l’autre, c’est qu’il arrive à trouver une voie d’évitement, un espace de liberté mettons. Et ça, ce n’est pas tout le monde qui est capable de le faire. Il faut une certaine habileté pour déjouer l’insistance d’un regard. Bref, vous voyez de quel côté je veux amener la réflexion en disant que ces oppositions de signifiants sont des intrications habitent notre langage, qui partout habitent notre pensée. Ces oppositions de signifiants peuvent être intriquées comme être désintriquées. Et la différence entre les deux formes peut être très importante. C’est-à-dire que deux signifiants opposés soient intriqués ou pas n’est pas un fait bénin: il rencontre des oppositions massives. Je vous donne l’exemple de l’intrication de la vie et de la mort, qui est caractéristique par exemple des Musulmans et des Juifs. Chez eux la vie et la mort sont intriqués, c’est comme ça que ça se passe dans leur philosophie de la vie. Jusqu’à ce qu’un jour, les Juifs décident qu’il n’y a plus d’intrication, un jour qui est venu après l’Holocauste avec la fondation de l’État d’Israël. Alors là nous avons désormais l’Holocauste qui incarne la mort et qui est distinct de l’État d’Israël, qui incarne la vie et l’éternité. Nous avons (dès lors) deux entités distinctes : l’Holocauste qui est rejeté et qui est honni et Israël qui est au contraire surévalué. Et donc les Juifs qui jusqu’à présent avaient été incapables et de se créer un État et de se gouverner eux-mêmes deviennent capables de la faire parce qu’ils ont désintriqué la vie de la mort. Ils peuvent faire des bombes comme personne… Et c’est la même chose pour les Musulmans, qui découvrent la désintrication de la vie et de la mort avec l’intégrisme. Il faut bien comprendre que l’intégrisme et l’islam, ce n’est pas du tout la même chose. De l’extérieur, on finit par prendre l’islam pour l’intégrisme, de la même façon qu’on prend le judaïsme pour le sionisme. C’est pour ainsi dire un nouveau paradigme qui modifie substantiellement le judaïsme d’une part et l’islam de l’autre. Quant au christianisme, la désintrication s’est passée il y a très longtemps, puisqu’elle a commencé avec Jésus-Christ. En partant du judaïsme, on a eu un Juif qui a décidé que lui, étant Dieu, il allait mourir et que son corps allait être enterré et que ce même personnage allait avoir la vie éternelle, etc. etc. La désintrication a créé une nouvelle religion qui s’appelle le christianisme, qui s’est distinguée du judaïsme et qui a curieusement pu prendre le pouvoir à Rome! C’est extraordinaire de voir comment la désintrication de la vie et de la mort produit le pouvoir, produit des empires! ( …) Cette désintrication est une ressource énergétique tellement puissante qu’on peut en faire des tas de choses.

Évolution parallèle de la physique

( …) Je ne sais pas si vous avez étudié la physique quand vous étiez plus jeune, mais avant l’invention du courant électrique, on faisait grand cas des lois de Coulomb. C’était l’électrostatique. On faisait un effort terrible pour qu’il y ait, dans une boule, d’un côté une charge positive et de l’autre une charge négative. Dès qu’on relâchait la pression, hop!, ça revenait ensemble. Alors l’intrication c’est ça : il faut vraiment que les choses soient séparées les unes des autres pour qu’elles restent éloignées. Mais dès qu’on arrête l’effort, ça revient. En revanche, quand on a deux pôles d’une pile et qu’on installe un courant électrique, on n’a pas de souci à se faire : si on laisse la pile tranquille, elle va garder sa différence de potentiel. C’est comme si la pile, elle, s’était désintriquée.

( …) Le temps où les civilisations étaient intriquées est plus long. Les civilisations qui se sont fondées sur la désintrication sont récentes.

( …) Cela nous introduit à la physique au fond. Ce problème de l’intrication et de la désintrication, qui a tellement préoccupé Freud et qui continue de nous préoccuper aujourd’hui, n’est pas propre à nous. C’est le fait de physiciens qui le découvrent à leur tour, et ce, sensiblement à la même époque que Freud. Alors Freud a inventé sa deuxième topique après la fin de la Première Guerre mondiale, parce que de toute façon cette deuxième topique se basait sur l’observation de patients qui avaient subi des traumatismes.

Et la découverte de l’intrication, c’est 1927 en physique, donc c’est sensiblement la même période post- Première Guerre mondiale. Laissez-moi vous brosser un bref tableau de cette affaire. Donc nous avons à l’École de Copenhague des gens qui travaillent sur les phénomènes quantiques. Louis de Broglie auparavant avait inventé la mécanique ondulatoire qui disait que la lumière était à la fois un phénomène corpusculaire et un phénomène ondulatoire, c’est-à-dire qu’on pouvait aborder le phénomène des deux façons également. Un peu plus tard, Heisenberg parle, du principe d’incertitude, selon lequel lorsqu’on observe une particule, si on mesure la position de cette particule avec une précision x et qu’on observe la vitesse de cette particule avec une précision y, le produit de x et y est constant. Ce qui signifie pour les profanes que si on mesure avec une extrême précision la vitesse de la particule, on ne pourra pas mesurer la position, et que si on mesure avec une extrême précision la position, on ne pourra pas mesurer la vitesse.

Sauts quantiques aux limites de l’échange

CR : Il y quelque chose de très semblable chez Marx… Ça se pose comme une critique de Proudhon. C’est un passage où, extrapolant sur le principe de l’échange d’après Proudhon, il en vient à la conclusion que des choses dont l’usage est indispensable et dont la quantité est illimitée peuvent être obtenues pour rien, et que celles dont l’utilité est nulle et dont la rareté est extrême sont d’une valeur incalculable. Donc les deux extrêmes sont impossibles en pratique. D’un côté, aucun produit humain ne peut être illimité en magnitude, d’un autre côté, même les choses les plus rares doivent être utiles à un certain degré, autrement elles n’auraient aucune valeur. Donc la valeur d’échange et la valeur d’usage sont inexorablement liées l’une à l’autre, intriquées l’une dans l’autre, bien que par nature elles tendent à s’exclure l’une l’autre.

KJ : C’est intéressant.

CR : Donc Marx a bâti sa théorie contre ça.

KJ : Ah oui?

CR : J’ai de la difficulté avec le langage de Marx en ce qui concerne Proudhon; j’ai l’impression qu’il passe à côté de quelque chose, j’aimerais avoir la réponse de Proudhon à Marx! C’est Pauvreté de la philosophie, tout le premier chapitre est sur l’opposition entre valeur d’usage et valeur d’échange. C’est une critique de Proudhon à cet égard. Dans ce scénario, les échanges se passent un peu de façon naturelle, chacun a investi telle quantité d’effort, qui donne une certaine valeur sur le marché à tout ce qui a été investi dans la production d’une chose. Selon Marx, cela relativise et anéantit peut-être le rôle primordial que Proudhon accorde à la libre volonté des échangistes en quelque sorte, qui se trouvent obligés d’évaluer ce qu’ils sont prêts à donner. Marx essaie de faire jouer un déterminisme lié au marché alors que Proudhon met l’accent sur le moment fluide où chacun estime ce qu’il est prêt à donner, donc un moment plus souple d’initiative individuelle.

KJ : Ah oui…

CR : Parce que Marx est absolument dans la mentalité bourgeoise qui a produit l’économie classique; c’est de là qu’il vient. Proudhon, j’ai l’impression, vient d’ailleurs : c’est un paysan. Marx part des mathématiques en fin de compte. C’est un Juif : pour lui la naturalité, c’est l’échange marchand, alors que pour le paysan l’échange marchand vient après d’autres rapports à la nature, à la socialité, dont l’échange est peut-être un moment particulier; il est néanmoins toujours impliqué dans les choses…

KJ : Dans l’ensemble… Donc il y a une formule qu’on pourrait dire aristotélicienne chez Proudhon qui est tout à fait ça, car au fond Aristote dans l’Éthique à Nicomaque formule les choses de cette façon.

CR : D’ailleurs Marx parle de ça : d’abord il parle d’Aristote et ensuite il passe à Proudhon.

KJ : Donc c’est du même tonneau, mais ce n’est pas le tonneau de l’erreur. C’est peut-être le tonneau de l’intrication. Or Marx leur attribue une erreur de penser de la façon dont ils pensent. Je pense plutôt que s’ils pensent comme ils pensent, c’est qu’ils conservent l’idée d’intrication, alors que Marx quelque part a scindé, a effectué une désintrication.

CR : C’est tout le pouvoir de la désintrication qui crée des empires. Une explosion nucléaire à l’échelle sociale qui bouleverse l’histoire comme la fission de l’atome.

KJ : Tout à fait. Il faut voir où quelque chose a été désintriqué.

( …)

Le système mental des civilisations intriquées ne supporte par l’égalité. L’égalité est un fait impossible parce qu’il faut sans cesse que la différence prévale. Si j’instaure l’égalité, les différences disparaissent et tout le système s’écroule sur lui-même. Donc je n’ai pas le droit d’instaurer cette égalité. Quant à l’autre, je vous dirais que dans le rapport entre l’individu et son objet, il y a une intrication, et que dans toute intrication, il y a deux limites à ne pas transgresser. Dans ce cas-là, les deux limites sont : posséder indéfiniment l’objet, et l’autre limite, c’est s’en défaire. Il y a comme une limite qui fait que l’intrication n’est plus là. Je vais vous faire un petit dessin, que je vous ai déjà fait d’ailleurs. Alors A et B sont intriqués. Mais quand on arrive ici, A est là mais B n’est plus là, donc cette partie-là est hors du mélange, et ici nous avons une partie qui est hors du mélange. Je vais vous donner un exemple plus clair avec le même schéma. On va dire homme et femme. Ou plutôt voilà : on va dire sexe féminin/sexe masculin. Les deux sexes sont mélangés, parce que quand on fait passer une droite comme ça, elle passe par les deux, et si je fais passer une droite, elle continue de passer par les deux. Mais si je fais passer une droite ici, elle ne passe que par là. Dans cet espace-là, il n’y a que du masculin. Idem ici : il n’y a que du féminin. Si vous voulez, il y a une perte de l’intrication ici, et il y a une perte de l’intrication là. Telles sont les limites à ne pas atteindre. Parce que quand on les atteint, on perd l’intrication. Alors dans le cas qui nous occupe du gars qui a un objet et qui doit maintenir l’intrication, la perte d’intrication ici, c’est de perdre l’objet, et la perte d’intrication ici, c’est de le garder à jamais. ( …) C’est un impossible. Et quand il y a désintrication, on perd tout l’espace du milieu et on ne garde plus que les limites. Ça bouleverse complètement l’appareil. C’est qu’il y a une perte culturelle importante aussi. Pourquoi cette perte? Pourquoi ne peut-on néanmoins conserver la perte, conserver cette nébuleuse culturelle malgré la désintrication? ( …) Surtout que ça a été contemporain de la télévision.

CR : Exactement, c’est ce que j’allais dire. Ce qu’il y avait de choquant dans l’ère atomique, c’est l’idée de désintégration instantanée, et la télévision, c’est ça : un changement total d’état entre la puissance et l’absence en appuyant sur un bouton, ce qui est l’image de la guerre atomique. Ça dépend de quelqu’un qui appuie sur un bouton quelque part pour faire exister ou faire disparaître un monde. C’est ce qu’on fait avec la télévision : on fait exister ou disparaître un monde aussi. Donc ce sont des phénomènes du même ordre avec des appareils qui permutent instantanément entre l’imaginaire et la réalité.

( …)

KJ : Oui, il y une essentialisation dans l’opposition, par exemple entre la pensée et la matière. La pensée s’oppose radicalement à la matière; il n’y a plus aucun lien possible, aucune mixité possible entre la pensée et la matière. C’est pour ça que le corps ne parle pas. Il ne peut plus parler et le psychanalyste ne peut plus écouter le corps, s’il est français ou s’il est occidental, parce qu’il est coincé dans une désintrication du corps et de l’esprit.

( …)

CR : L’unification apparaît à un autre niveau, c’est pour ça que c’est quantique. Les quanta sont des structures d’état stable et le passage se fait entre des degrés d’énergie, par des sauts! Donc l’énergie se déstabilise, mais elle se restabilise à un autre niveau. C’est comme le passage des sociétés tribales aux États ( …) en partant du rapport très fluide entre les clans complémentaires, les phratries, les moitiés, tout ça. Mais à un moment donné, c’est comme surmonté par une chefferie suprême, une royauté, un Empire, qui rend tacitement passive toute la société en assumant pour lui seul le rôle actif qui était réparti à tous les niveaux des chefs de clans, etc. Donc il y a un saut à un autre niveau qui présente des avantages, parce qu’il permet l’apparition d’une éthique plus personnalisée, qui n’est pas seulement l’effet de coutumes et de rivalités continuelles, mais qui peut être codifiée à une échelle non plus locale, mais universelle. Donc il y a des restabilisations qui se font. La question est de savoir à quel niveau on se réintrique actuellement.

( …)

À quelle orbite quantique va-t-on se retrouver? Nous sommes dans une phase ondulatoire, mais à quel niveau corpusculaire va-t-on se retrouver?

( …)

KJ : Donc je vais vous présenter un petit film sur Alain Aspect. Ce physicien français a fait une expérience décisive au début des années 1980, qui a démontré l’intrication. ( …) Son expérience a essayé de faire de la désintrication et n’y est pas parvenue. ( …) C’est le site du CNRS. Alain Aspect.

CR : Nom prédestiné!

[Film.]

KJ : Ce sourire! Ils jouissent visiblement! Voilà. Je ne sais pas si on a fait le tour du phénomène… mais c’est ça : on a comme identifié une zone de réflexion.

Moi je vais continuer à réfléchir sur ces questions-là, de Proudhon/Marx, de Hegel/Marx. ( …) Il faut absolument découvrir ( …) ce qu’a opéré Karl Marx comme rupture de signifiants; si on découvre ça, on est bons. (rires) On a le temps. Peut-être la semaine prochaine, ce serait notre dernière semaine de l’année. ( …) Et puis, pour traverser cette période où les repas totémiques sont généralisés, je propose qu’on commence à travailler Totem et tabou en janvier, et puis on fera comme des sauts quantiques du côté de notre problème Marx de temps en temps.

Contre-dons et antidotes : paradoxes de saison

CR : J’ai l’impression que celui qui pourrait nous aider à faire les liens entre les deux mondes, c’est Marcel Mauss. ( …) Une approche anthropologique plutôt que sociologique entre le monde de la psychanalyse et celui de l’économie. Il y a toujours cette scène primordiale de l’échange primitif, qui change avec (le développement de) la civilisation, avec la question du don… ( …) Eh bien justement, Mauss réfère les gens à l’expérience qu’ils font durant les fêtes de fin d’année : les fêtes d’hiver, c’est un phénomène universel, comme exemple des survivances du potlatch jusque dans nos sociétés… C’est tout à fait de saison! ( …) En fait Noël, c’est la survivance du potlatch dans la société capitaliste de l’échange égalitaire. C’est le refoulé qui a sa place d’honneur, justifiant de prétendre le mettre de côté le reste de l’année. C’est pour ça que c’est sacré : et le totem, et le tabou. ( …) L’Essai sur le don de Marcel Mauss est un texte vraiment de saison parce que Mauss lui-même ainsi que son école font le lien entre les fêtes d’hiver, le temps des fêtes où une fête de famille en appelle une autre et où on se donne des cadeaux et tout ça, et la logique de la scène primordiale de l’échange réel, de l’échange de dons et de contre-dons, de l’obligation de donner et de recevoir et de retourner le don, le cercle vertueux que toutes les sociétés avant nous ont essayé de maintenir dans son instabilité stable, constante.

MB : Monsieur, où placez-vous le Boxing Day dans votre logique?

CR : C’était le maître du manoir qui donnait des cadeaux…

MB : …des vêtements, oui!

CR : Pas nécessairement : des éléments de récoltes, et tout ça. Mais justement, c’est tombé en désuétude sous cette forme-là parce que ça rappelait l’infériorité de ceux qui reçoivent. Ceux qui reçoivent ont ressenti vivement les implications de la libéralité des maîtres. Donc on a essayé d’établir un autre rapport. Mais n’empêche que le refoulé est revenu. Le Boxing Day est revenu sous une autre forme à l’intérieur des entreprises et des commerces. On ne peut pas faire l’économie du don! (rire)

KJ : Mais ce qui est curieux, c’est qu’au fond le Boxing Day est le contraire de Noël. C’est-à-dire qu’on se jette sur sa proie pour soi.

CR : C’est ça. On a fait son devoir de contre-don, et alors le naturel moderne revient au galop. C’est comme une énergie qui avait été poussée dans une direction, et il y a retour de balancier dans l’autre direction, pour retourner dans le nouveau cycle de commerce de l’année régulière, une fois que la trêve sacrée des Fêtes a été observée… On a sacrifié à ce qui est en dehors du cycle économique et on peut retourner aux affaires sérieuses…

KJ : Tout à fait.

MB : C’est très drôle parce qu’à l’Université, on offrait des paniers de Noël à des étudiants en difficulté. On a eu énormément de demandes et les gens entraient en disant : « Là je veux mon cadeau. » Or ils n’avaient pas compris l’essence de la chose, et Patricia m’a demandé d’expliquer aux étudiants que ça s’adressait vraiment aux gens très pauvres, un peu comme dans le sens du Boxing Day. Plus tard, je suis allée voir Patricia : « Alors tu sais, m’a-t-elle dit, qu’il n’y a pas un de tes étudiants qui est revenu me demander quoi que ce soit. »

KJ : Oui, c’est seulement s’ils sont pauvres qu’ils y vont…

MB : Oui, seulement personne ne veut s’admettre comme étant pauvre par rapport aux autres… On ne peut pas le vivre parce que c’est un rapport d’infériorisation à l’autre, c’est s’admettre comme étant en état de demande et personne ne veut le faire. J’ai trouvé ça très intéressant parce que tout le monde m’en avait demandé. Dans la mesure où on disait que c’est un cadeau, ça oui, les gens en voulaient, ils étaient contents. Mais quand on dit que c’est quelque chose qui est donné à quelqu’un de pauvre, là, non.

CR : Mais alors cela touche à une implication tout à fait concrète et contemporaine de la logique du don. La façon dont l’assistance sociale a quelque chose de destructeur pour la personnalité. C’est la situation d’avoir à démontrer sa pauvreté pour recevoir une assistance…

MB : La meilleure façon de tuer un homme…

CR : Exactement. C’est pour ça —et c’est la conclusion de mon texte[1]— qu’il (existe tout un mouvement en faveur d’un) revenu de citoyenneté. Un revenu inconditionnel. Il ne faut pas que ce soit au besoin. Si c’est au besoin, on tue les gens psychiquement. Il faut que ce soit quelque chose qui vient avec le fait d’être citoyen. De certains éléments de base de subsistance qui soient assurés inconditionnellement pour assurer la participation au circuit du don qui fait une société, en quelque sorte.

KJ : Je voulais juste dire qu’il est en train de m’arriver quelque chose d’assez extraordinaire à ce sujet. J’ai travaillé pendant trente ans dans un hôpital et par le hasard des choses, j’ai fini par avoir une retraite intéressante. Je viens de l’avoir et puis cette retraite qui va me venir jusqu’à la fin de mes jours est en train de bouleverser ma vie. Parce que je n’ai plus en principe besoin de travailler. Donc je deviens un bénévole! ( …) Mon rapport à mon travail s’en trouve tout à coup comme changé. ( …)

[1]Christian Roy se réfère à un article de lui qu’il est question de faire circuler aux membres du séminaire dans des passages supprimés de cette séance: « La théorie maussienne à l’origine de la critique sociale personnaliste d’Arnaud Dandieu (1897-1933) : revenu de citoyenneté, service civil, libération du crédit », in Revue du M.A.U.S.S. (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales), no 19, 1er semestre 2002, pp. 357-371. (Ce texte a fait l’objet d’un atelier du CIRCEM –Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités– de l’Université d’Ottawa le 14 novembre 2002.)