Le sang et l’honneur
Le sang et l’honneur
Il m’avait téléphoné quelques jours auparavant et, devant son insistance, je lui avais donné rendez-vous plus tôt que je ne l’aurais consenti habituellement en sacrifiant une heure de mon dîner. Dans le début de la vingtaine, aucun reste d’adolescence ne s’était attardé sur ses traits.
Avec cordialité je le fais entrer dans mon bureau. Il esquisse un sourire un peu gêné, à peine perceptible. Les fauteuils et le divan de mon bureau mordent sur un tapis qui catalyse la diversité de la décoration. Agora, espace de travail, ou tapis volant, ce tapis me transporte avec mes visiteurs à des hauteurs où la réalité a peu de place. Sensible à cette géométrie, il enlève ses chaussures avant de fouler les fibres magiques.
Je me rappelle avec nostalgie que, pour les musulmans, le tapis est un rectangle sacré. Lieu et instrument de prière, il ne faut surtout pas le profaner par l’effrayante banalité d’une semelle. Chez eux, le sacré et le profane organisent l’aventure quotidienne. Ils se lavent sans cesse, avant de prier, de faire l’amour ou après leurs besoins quotidiens, non par souci de propreté mais pour se purifier. Seule la pureté compte. La propreté bien que faisant partie du savoir conscient, n’a aucun effet de stimulation subjective. En Égypte on rencontre souvent des panneaux d’éducation populaire qui tâchent de convaincre la population que la propreté relève aussi de la foi. Les Égyptiens sont demeurés fort sceptiques et ont répondu à la campagne d’une façon inattendue en déposant des immondices sous les panneaux.
Il s’assoit devant moi. Je vois ses orteils dénudés. Des images de mosquées me traversent l’esprit. Je me rappelle fort à propos que je suis psychanalyste et m’enquiert de ce qui l’amène.
Dans un arabe assez riche mais où manquent les signifiants que réprouve la pudeur, il m’explique qu’il est marié depuis déjà quelques mois mais que le mariage n’a pu être consommé. Ce qui signifie en clair qu’il vient de se rendre compte qu’il est impuissant.
Voilà, c’est tout. Il m’a mis le problème entre les mains; il me reste à le régler. C’est simple au fond. Je suis un « hakim », un docteur, un sage, peut-être même un cheikh. Je devrais être capable de faire ça. Les associations libres il n’en a sans doute jamais entendu parler. C’est la nouveauté de mon rôle d’analyste que je dois imposer. Comment m’introduire dans un monde culturel où même la science triomphante a dû baisser pavillon, renoncer à toutes ses prétentions théoriques pour n’être plus qu’un art du rafistolage de produits importés?
La science, comme la propreté, dans le monde arabe ça ne colle pas; ou plutôt ça ne fait que coller en surface. Le reste, le noyau dur de la foi islamique reste inentamé. La foi n’a jamais voulu lâcher le morceau. Elle a asservi la philosophie il y a déjà dix siècles. Je n’y puis rien. Il faut s’y faire et, autant que possible faire avec. Je me sens en rivalité directe avec elle. Je dois faire mieux qu’elle dans son propre champ, dans mon propre champ : la gestion du corps et la gestion du sexe.
Ayant dit son mal, il ne sait absolument pas à qui il a affaire. Il faut que je me lance. alors je pèche au filet, des questions à large spectre, ou à l’hameçon par des questions anodines en espérant lever un lièvre. Et j’apprends beaucoup de choses qui se présentent prosaïquement comme des faits. Pour restaurer leur importance, je les agrémente de « oh! » ou de « ah! » savamment distribués.
Sa situation administrative est sur les franges de la légalité. Arrivé comme réfugié, son cas n’a pas encore été tranché. Il pourrait à tout moment tomber sous le coup d’un arrêt d’expulsion. Cette semi-légalité ne semble pas en elle-même lui causer des angoisses particulières, elle lui semble plutôt familière comme l’air qu’il respire.
Son mariage est, du reste, lui-même illégal; sa femme n’ayant pas 18 ans, me dit-il. J’ignore si son opinion est juste, je n’ai pas essayé de vérifier l’information par ailleurs. Ce qui compte c’est qu’il se conçoit hors-la-loi partout et toujours.
Même au Liban. Il est originaire d’un village du Sud-Liban situé sur une bande de terre occupée par une milice d’obédience israélienne. Milice dirigée par un ex-officier de l’armée libanaise le Général Lahd. En arabe ça ressemble à Général Personne dans le sens de nobody.
Ce territoire n’a aucun lien administratif avec le Liban ni, du reste, avec Israèl qui n’en est pas non plus officiellement responsable. Il est personne comme son général. Sans légalité ni absence de légalité. Il existe mais n’est pas.
La milice recrute de force parmi la population. Tout jeune-homme ayant la vigueur de porter les armes est immédiatement embarqué si on le repère dans la rue. Il vaut mieux être discret ou alors singulièrement chétif pour ne pas être forcé dans cette parodie de légalité tout à fait illégitime aux yeux des habitants.
La séance s’achève. Je donne mon « diagnostic » en disant qu’en effet son problème pourrait fort bien être d’origine psychique mais que le traitement pourrait prendre du temps et un certain travail intérieur. Il semble hésitant tout en étant séduit par l’idée et demande finalement un autre rendez-vous. Je dis que s’il n’est pas sûr de vouloir poursuivre il vaudrait mieux qu’il me rappelle. Il insiste quand même. On se voit la semaine prochaine.
Pourtant quelques jours plus tard il annule sur mon répondeur; et son rendez-vous, et son traitement. Ça ne m’étonne pas. J’ai bien senti que je lui en demandais trop. Ne serait-ce que de me confier des choses intimes. Il ignore tout des limitations éthiques auxquelles je suis astreint et peu légitimement craindre que je n’abuse de ses confidences.
Au dépit de n’avoir pu aider quelqu’un qui en avait sans doute le plus grand besoin, s’ajoute un autre qui vient toujours me tarauder en ces circonstances. Il y a vingt ans j’ai dû me rendre à l’évidence : le métier que je m’étais choisi n’avait pas sa place auprès des Philistins qui m’ont vu naître. J’ai dû m’exiler, être prophète ailleurs.
Ces méditations d’après l’échec, en dépit de leur stérilité apparente, sont importantes. S’il y a une clé au mystère c’est là qu’elle doit se trouver. Même si ces réflexions souvent décousues aboutissent rarement à des conclusions claires. Elles n’en contribuent pas moins à faire avancer la problématique.
Il m’était sorti de l’esprit depuis plus de 6 mois lorsqu’il refit surface. Il avait, dans l’intervalle tenté en vain plusieurs traitements médicaux contre l’impuissance. J’étais désormais son dernier espoir pour recouvrer sa virilité. Il était prêt à tout pour se sortir du pétrin y compris de mettre à jour son intimité. C’est ainsi que débuta un traitement qui prit quelquefois les allures d’une enquête ethnographique.
Le premier rêve qu’il me relata a tout de suite campé le décor de son traitement. Il était en même temps dans son village natal du Sud-Liban et à Montréal. Les immigrants portent aussi dans leurs bagages les codes, les lois, les enjeux de leur passé. Il y a comme un télescopage mental entre le pays d’origine et le pays d’accueil. Ils vivent dans les deux pays à la fois un peu comme un adulte qui verrait le monde à travers son âme d’enfant, à travers son inconscient.
Je le branche sur son village pensant que c’est la partie des associations du rêve qu’il a le plus rarement la chance de formuler. Il se lance heureux de pouvoir parler de choses difficiles et incompréhensibles. Il les relate comme des faits car les faits n’ont pu être pensés et sont restés des faits.
« Dans mon village, dit-il, il y a des gens de la milice qui sont toujours là à nous guetter. dès qu’on atteint un certain âge il faut faire attention; ils peuvent nous embarquer sans crier gare. À 22- 23 ans, ça va, tu peux encore te débrouiller mais celui qui a 17 -18 ans ne peut pas se défendre il lui lavent le cerveau complètement.
Certains se tirent dans le pied pour ne pas avoir à se battre. Mais ça ne marche pas toujours. C’est arrivé qu’on les force quand-même. On peut y échapper mais il faut avoir quelqu’un de la parenté déjà dans la milice. Il peut alors effacer un nom de la liste des jeunes à embrigader. Ou bien alors on peut payer une forte somme et on nous laisse tranquille.
Une fois qu’on est pris c’est foutu on ne peut plus rien faire. Il faut obéir c’est tout. Quand il faut perquisitionner dans des maisons de notre village ou même de notre famille, il faut obéir. C’est vrai qu’on n’est pas obligés de casser la porte ou les objets de la maison comme ça se fait d’habitude. On peut juste faire les choses un peu plus délicatement mais pas plus. Et d’ailleurs quand tu es sur le front tu n’as pas le choix, même si c’est ton propre frère qui est de l’autre coté tu dois lui tirer dessus. C’est ta peau qui est en jeu.
Ça c’est très dur. Une fois au cours d’une bataille, le Hezbollah a fait prisonnier deux gars de la milice de notre village qui avaient été embarqués de force. Ils ne savaient plus quoi en faire. C’étaient des traîtres parce qu’ils étaient dans la milice israélienne mais par contre ils n’y étaient pas rentrés de leur propre gré. Ils les ont gardés longtemps puis finalement ils ont adhéré au Hezbollah.
Moi j’ai eu de la chance, ils ne m’ont pas pris ni aucun de mes frères du reste. Mais ça n’a pas été sans mal. Et on a dû partir pour le Canada.
Mon père a essayé de nous protéger autant qu’il a pu. Il haïssait les miliciens et ne voulait pas du tout se mêler de politique. C’était un intellectuel. Il lisait beaucoup. Il descendait des fois à Tyr la ville voisine et revenait avec plein de livres. Il était un des rares qui lisait dans le village. C’était d’ailleurs l’instituteur de l’école du village.
Le frère de ma mère était chef de la milice de la région. Il était toujours contre mon père. Un jour mes parents ainsi qu’un de mes frères ont été à une noce; mon oncle les a poignardés tous les trois. On les a ramenés ensanglantés à la maison. Puis mon oncle et ses miliciens ont rodé autour de la maison pour nous défier. Ils ont marché sur notre sang. »
Cette formule pris tout à coup dans sa bouche une résonnance particulière. Je compris qu’il faisait allusion au « tar », au talion. Le sang implique le prix du sang. Cette coutume méditerranéenne, autrement appelée la vendetta, exige qu’on se venge d’un meurtre soit en tuant l’assassin ou un membre de sa famille, soit en lui réclamant une certaine somme d’argent qui sera le prix du sang.
Ils ont marché sur notre sang » signifie « ils nous ont humiliés, provoqués et le tar s’applique même si personne n’est mort. Tant que cette agression ne sera pas lavée dans le sang l’humiliation durera ».
Ces événements sont codifiés par les règles du sang et de l’honneur. Pourtant dans le cas présent il y a manifestement quelque chose qui étonne, qui coupe le souffle, qui déborde largement la codification qu’on peut en faire. Que quelqu’un s’attaque à son beau-frère et à son neveu, ça peut encore passer, ils appartiennent à une autre famille que la sienne, il peut les voir comme des ennemis, mais s’attaquer à sa propre sœur et au poignard m’a paru sur le moment scandaleux et choquant.
À bien y réfléchir cependant ce n’est pas si étonnant qu’il n’y paraît. Les crimes d’honneur où un homme tue sa sœur ou sa fille pour des incartades le plus souvent bénignes restent fréquents en Méditerranée. L’honneur est un tablier très blanc qui peut aussi se souiller avec le sang d’une défloration.
J’ai été choqué par l’aspect fratricide du crime. Mon patient quant à lui, semblait orienter son émotion sur le versant de l’honneur, réaction tout à fait conventionnelle dont je doutais qu’elle épuisât l’éventail de ses réflexions sur la question. Il me parût improbable qu’un tel crime eût seulement des effets codifiés par la tradition.
Je suis encore étonné en écrivant ces lignes qu’à aucun moment durant ces entrevues il n’ait été question des raisons de cette agression. Jamais il ne m’est venu à l’esprit de m’enquérir des motifs qui ont poussé cet homme à poignarder sa sœur, son beau-frère et son neveu. L’événement m’a paru tellement étranger que j’ai dû avoir une réaction typiquement obélixienne : « ils sont fous ces Libanais ».
Encore sous le coup de l’exotisme j’entrepris d’interroger mon patient sur les suites de l’événement en comptant sur ma technique habituelle qui consiste à dégager des associations qu’il rapporte, sa position subjective face à l’événement. Suffoqué par ses propos, j’essayais de retomber sur mes pieds en retrouvant ma routine de thérapeute. Mais je n’étais pas au bout de mes peines.
Au bout de plusieurs entrevues d’exploration qui ne m’ont pas laissé de traces mémoire très nettes il poursuit son récit :
– Depuis ce jour on n’a plus fréquenté la famille de mon oncle.
– Je peux aisément l’imaginer, ai-je pensé en évitant de sourire.
– C’est un peu à cause de sa femme qu’il s’est associé aux Israéliens. Elle a eu une très mauvaise influence sur lui. Elle vient d’une famille qui a très mauvaise réputation.
– Ah oui?, ai-je dit intrigué par ce que pouvait être une mauvaise réputation dans une telle débâcle sociale.
– Oui dans sa famille le père était avare et autoritaire. Les enfants se sont associés et ils l’ont assassiné. Puis, par la suite, un des enfants qui était le favori du père, s’est fait lui aussi assassiner par ses frères et sœurs.
J’étais bouche bée, étourdi avec des cloches et des étoiles qui me tournaient autour de la tête comme dans les BD. Les œuvres complètes de Freud de la Standard Édition venaient de me crouler dessus. Des noms des titres se sont mis à flasher dans ma tête : « Totem et tabou », Œdipe, Agamemnon, Iphigénie, Oreste etc. Je venais d’avoir accès à un monde que je croyais jusque là mythique. Aucun doute n’était possible, il s’agissait de la horde primitive en chair et en os. Un monde où les liens de sang ne sont pas à l’abri du crime de sang.
On oublie souvent que si la prohibition de l’inceste est nécessaire au lien social, elle ne suffit pas à assurer la stabilité de celui-ci. Il faut y ajouter la prohibition du crime de sang à l’intérieur de la cellule familiale communautaire ou sociale. Interdit vers l’intérieur le meurtre est permis vers l’extérieur de la cellule. On l’appelle alors la guerre contre l’ennemi. Le sexe et le meurtre sont soumis à la même règle : « faut faire ça ailleurs ».
La prohibition du meurtre fratricide ou parricide est tout aussi nécessaire que la prohibition de l’inceste au maintien du lien social. Nous sommes tous des assassins je ne vous apprends rien. Ça fait partie des règles d’hygiène que de s’en rappeler à l’occasion.
Mais au delà de ces considérations anthropologiques où mon patient jouait le rôle d’informateur, je découvrais un monde qui vivait exactement comme celui décrit dans les tragédies grecques. Un véritable fossile vivant.
Le Moyen-Orient est ainsi constitué de dizaines de communautés ethniques et religieuses qui ont toutes une commune passion pour l’éternité. Pour chacune d’elles le but premier est de se perpétuer identique à elle-même au moment de sa naissance comme communauté. Surtout ne pas rencontrer ce monstre abhorré, inventé par l’esprit fêlé des Occidentaux appelé l’Histoire.
Dans les rues de Beyrouth, du Caire ou de Bagdad on rencontre des Syriaques, des Assyriens ou des Coptes, exactement comme si on rencontrait dans les rues de Paris des passants dont la langue maternelle serait le latin ou des adeptes du culte de Zeus ou de Bacchus.
Beaucoup plus qu’à un refus de l’Histoire nous assistons ici à une impuissance du temps à laisser sa trace sur la surface du groupe social. Un peu comme si l’Histoire avait oublié de passer par là. Dans ce monde l’événement peut être nié comme n’ayant pas existé. Il est possible de résister victorieusement au cours du temps. On résiste encore aujourd’hui à l’invasion musulmane 14 siècles plus tard.
Mais je m’égare dans des propos quasi métaphysiques. J’ai beau me rappeler à l’ordre au nom de la clinique, j’y reviens sans cesse fasciné. Pris aussi par une nécessité inhabituelle celle de devoir repérer quelqu’un dans son contexte, celle de mesurer ses propos à l’aune de sa banalité. Qu’est-ce qui pour lui est normal, ordinaire? Et qu’est-ce qui ne l’est pas? Qu’est ce qui a pour lui un pouvoir de conviction? Qu’est-ce qui est capable de lui arracher un « c’est vrai » ou un « c’est juste »? Et d’ailleurs, est-ce pensable pour lui d’être en accord avec quelque chose? Ou bien se conçoit-il comme devant subir absolument son traitement, comme un vestige inerte du passé sur lequel le temps n’a pas de prise?
Je cherche à défolkloriser mon patient. Comprendre si bien son univers culturel que j’en vienne à ne plus voir de lui que sa dimension humaine universelle. Oublier ses origines, un peu comme ces romans qui décrivent si bien une culture qu’ils finissent par se hisser au rang d’œuvres universelles.
Appartenant à la même culture et parlant la même langue que mon patient je suis supposé parvenir plus aisément à le voir dans sa nudité humaine. Je devrais être capable de le banaliser, ne plus voir les aspérités de son passé qui jurent avec la civilité de l’Occident. Pourtant justement, à force de banaliser je risque de me perdre dans la façon dont lui conçoit le monde et par suite d’être aussi aveugle à son mal qu’il peut l’être.
Cette démarche ne s’accomplit pas en un jour non plus. Elle insiste plutôt et s’impose à chaque patient. L’observation proprement clinique se double d’une réflexion obligatoire sur le culturel. Les deux niveaux se répondent et ne peuvent se dispenser l’un de l’autre.
Mais revenons à mon patient. Après cette confidence sur les mauvaises mœurs de la femme de son oncle qui ne l’a pas ému outre mesure il me signifie par des euphémismes assez clairs qu’un jour il tirera vengeance de son oncle. Même si le temps n’est pas encore venu, il y pense fréquemment et pour sûr il lavera un jour l’honneur entaché de la famille.
Puis au fil des associations et des séances je m’aperçois que comme Chimène, il est irrésistiblement attiré par le camp des agresseurs de son père. Son inconscient le situe malgré lui dans leur camp. Lentement se dégage un désir parricide qui s’articule autour d’une identification inconsciente à l’ennemi. Quelques scènes de jambes brisées ou de doigts coupés viennent montrer que ses désirs parricides érigés seraient punissables de castration.
J’ai expliqué à plusieurs reprises à mon patient combien toute manifestation d’existence ou de virilité de sa part le rangeaient automatiquement au rang des ennemis de son père et qu’il était compréhensible qu’il hésite à s’engager dans cette voie. Je n’ai pas eu l’impression de l’avoir convaincu. Encore que sachant combien mes propos devaient lui paraître incongrus par rapport à sa « normalité », le fait qu’il poursuive son traitement pouvait laisser croire qu’ils ne le laissaient pas indifférent. J’ai été courageusement jusqu’à parler de meurtre du père à un moment. Il a réagi en m’affirmant qu’au contraire il aimait beaucoup son père et l’hébergeait actuellement chez lui. Le sujet était encore tabou.
Je n’ai pas beaucoup ménagé son oreille. Ce qui m’a demandé je l’avoue une certaine audace. Il a bien accueilli généralement la façon dont je traduisais son inconscient sauf concernant le meurtre du père.
Puis je suis parti en vacances en Égypte. Son souvenir a insisté dans ma mémoire même pendant mes heures de loisirs. aussi ai-je décidé d’écrire ce texte. Malheureusement à mon retour il m’a annoncé qu’il ne poursuivrait pas son traitement ce qui m’a privé de quelques informations sur l’évolution de son symptôme.
Si j’en crois la pierre d’achoppement des dernières séances, le meurtre du père, je peux légitimement supposer que cette question difficile voire impossible à symboliser s’est résolue en passage à l’acte.
Au Moyen-Orient il n’y a pas de mythe symbolisant le meurtre du père. Seuls les mythes concernant le meurtre du fils se sont multipliés. C’est le fils qui centre la famille autour de lui. Il efface le nom des parents et les renomme par son nom au Liban. Ainsi un enfant nommé Mohamed aura un père qui s’appelle Abou-Mohamed et une mère qui s’appelle Om-Mohamed. Au centre du système symbolique le fils articule autour de lui les mythes fondateurs. Isaac, Moïse, Jésus-Christ ont mis en scène la férocité du père auquel le fils échappe ou n’échappe pas. Ces mythes, en particulier le premier, celui d’Isaac menacé par son père Abraham, sont venus mettre fin à une vielle pratique : celle de l’infanticide. Ils relèvent tous de la castration mais ne veulent rien entendre de l’œdipe.
Du père il ne peut en être question. Seul maître à bord après dieu il règne indiscutablement sur le navire. Le tuer c’est plus que perdre un gouvernail, c’est fendre la coque même du navire. Tout ce qui procède du père et plus particulièrement le symbolique pourrait prendre l’eau et sombrer corps et biens.
Il y a mille ans quelques philosophes téméraires ont voulu secouer le joug de Dieu. On les a gentiment invités à aller faire ce genre de plaisanteries ailleurs. Expulsés du Sud, ils sont partis réveiller le Nord avec succès cette fois ci. L’impensable s’expatrie pour aller fertiliser l’autre, le transformer en scandale, en ennemi juré.
En ce jour où je me suis retrouvé nez à nez devant la supposée mythique horde primitive, l’impensable allait encore me frapper. À l’heure suivant celle de mon patient libanais, je reçois un patient québécois préoccupé jusque là par des problèmes conjugaux mais qui décide de me livrer ce jour là un des secrets les mieux gardés de son intimité.
Il m’annonce tout de go que son grand-père maternel était un sorcier amérindien et que sa mère avait hérité de sa technique et de ses pouvoirs. Il lui reste à ce sujet un souvenir marquant de son enfance. Ils étaient en famille en camping. C’était en fin d’après-midi, autour d’un feu de camp. Les nuages se sont amoncelés au point qu’on pouvait craindre l’orage prochainement. Sa mère s’est alors levée et, tournée vers les nuages a proféré des incantations en dansant. Le plus étrange de cette affaire et qui mit mon jeune patient dans la plus grande perplexité c’est que le vent s’est alors levé et a chassé les nuages menaçants, sauvant ainsi une soirée d’été de la noyade et laissant la marque d’une immense frayeur dans l’esprit de l’enfant.
La frayeur dure encore à l’âge adulte. Son intégration massive à la modernité, ses études universitaires sont devenus autant de remparts face à l’impensable de ses origines amérindiennes. De m’en parler lui a coûté un immense effort sans pour autant le rassurer. J’ai senti son tremblement intérieur devant tant d’audace. Une heure de vérité est souvent payée par des mois de trouille.
L’impensable du patient se double parfois de ma propre surdité. Comme la queue du chien mon oreille a des plis. Souvent même non contente d’en avoir elle en prend. Il faut sans cesse la développer comme un cadeau pour y trouver la nouveauté, étendre son spectre d’écoute, la mettre aux aguets de l’inattendu. Je crois que la qualité première d’une oreille d’analyste et, pourquoi pas, de l’analyste tout entier, est la xénophilie.