Marc Ruellan
Au commencement était l’action
Marc Ruellan
C’est de ce double commencement que s’origine notre interrogation sur l’action. Goethe, le premier des modernes, cent ans avant Freud, revient dans ses Faust sur le prologue de Jean, en lui donnant une toute autre allure.
Dans sa recherche, débordante d’une sentimentalité exacerbée, Faust invoque l’Esprit dont il croît percevoir, dans son sentiment qui s’émeut, l’intuition qui valide ce qu’il entend du commencement. Paraphrasant l’évangile de Jean : Au commencement était le Verbe…, il conclut : Au début était l’action. Cet appel de Faust à une action originelle ne restera pas sans effet.
Ce passage constitue quasiment la tentation originelle de Faust qui va, au nom de ce principe, accepter une orgie d’action proposée par Méphistophélès, dont le résultat dans Faust I sera la mort ignominieuse de Marguerite, suite à la trahison de Faust ; une Marguerite sauvée par la seule grâce divine et qui renvoie son amant à l’endurcissement de son péché. Dans la conclusion du Faust II, nous voyons la mort du héros après l’ultime forfait de celui-ci, l’accumulation d’un avoir sans bornes, peut-être du côté du Zuiderzee, qui couronne le désordre de toutes ses actions, mais se consume dans un embrasement infernal ; Méphisto-phélès l’attend, impatient de conclure la conquête de son âme. Alors la voix salutaire de Marguerite, repentante et sanctifiée, intervient au nom de son propre amour mais aussi de celui qu’il lui a porté à elle, lui évitant la damnation à l’instant même de son jugement. Impossible d’y voir écrit l’éloge de l’action.
Ce happy end eschatologique n’est pas un plaidoyer de l’action. C’est pourtant ce qu’en fait le Professeur Alain Berthoz, qui enseigne au Collège de France, où il dirige le laboratoire de physiologie de la perception et de l’action, dans son livre le sens du mouvement. [2] Ce n’est pas un cas unique. J’ai bien aimé un article récent, écrit sous forme de conte, de Jean-Paul Auffray – le frère de Hugues, le chanteur – qui nous donne à réfléchir sur le concept d’énergie.
Il a proposé à Grandes signatures, qui lui demandait sa griffe, un article rédigé sous forme d’un conte : le récit de la naissance de l’énergie. [3] Nous y découvrons que celle-ci, pur produit de notre science moderne, se retrouve en position de Deux ex machina. Signe d’anoblissement, en quelque sorte, elle a changé de nom récemment ! Au dix huitième siècle, elle s’appelait l’action.
Cette référence à une action originelle que nous trouvons aussi chez Freud dans Totem et tabou, c’en est le dernier mot, nous la relevons chez Alain Berthoz et Jean-Paul Auffray ; elle leur vient de l’œuvre de Goethe. Pour ces derniers, elle n’est que le signe d’un transfert de la puissance de l’action. Pour Freud, l’action justifie l’homme primitif au travers du meurtre du père, elle produit l’avènement de la loi. Pour les deux autres, la puissance de l’action apparaît consubstantielle à l’humain. Comment cela s’est-il produit ?
Histoire de l’action
Ce vieux mot latin, actio, qui a quasiment le même sens que notre mot français actuel, et la même racine gréco-latine ago, veut dire mener, mettre en mouvement ; mais il connote une capacité renouvelée par la pensée qui non seulement observe, mais aussi calcule le mouvement. Cela n’empêcha pas ce curieux aphorisme, familier aux physiciens jusqu’au dix-huitième siècle, selon lequel la pierre sait où elle va en tombant, de par une volonté qui y veillerait à tout moment de son parcours.
À cause de cette origine dont nous allons préciser un aspect, tout au long des dix-huitième et dix-neuvième siècles, malgré l’augure de leurs prodigieuses inventions mathématiques, en particulier le calcul différentiel, l’action ne cesse d’emporter avec elle à partir de son domaine antique, quelque chose qu’elle ne restituera plus, un pouvoir, une capacité d’agir, pour reprendre le vieux mot d’Aristote, une puissance ; une puissance relayée par la scolastique et qui lui va comme un gant, quelque chose de la puissance du premier moteur immobile, centre de tout l’univers pour le grand philosophe. Pas très newtonien ! Dans son usage renouvelé par les mathématiques, le mot action dérive et devient impropre. C’est ce que perçoit en 1900 Max Planck, l’inventeur du « quantum élémentaire d’effet » (Wirkung, en allemand, au sens d’efficace) dans lequel le mot important est « élémentaire ». Formule qui sera traduite en français par quantum élémentaire d’action ; et qui sera formalisée peu à peu en français par« quanta d’énergie » dont le pluriel laisse supposer que chaque quantum est élémentaire, cela à partir du premier article majeur d’Einstein, en 1905.
La vieille action, à travers ces bouleversements philologiques, donne à l’homme une puissance dont il apprend à se servir, mais qui le dépasse de toutes ses mesures. Le changement du nom maquillera cette transformation. Désormais, la “volonté” de l’énergie, cette « ci-devant » action, n’est plus celle d’un homme ou d’un Dieu, elle est devenue l’énergie en lieu et place de la matière, peut-être plus exactement en place des quatre éléments fondamentaux, le feu et l’eau, la terre et l’éther ; une notion de matière qui va être rejetée logiquement au rang d’une illusion philosophique. C’est à ce point que nous trouvons une des disputes scientifiques les plus féroces de la fin du dix-neuvième siècle, bien oubliée maintenant.
Le grand physicien Oswald, tenant acharné et brillant de l’énergétisme, qui se flatte pourtant d’être un pourfendeur de la métaphysique dans la Science, écrit dans son livre L’énergie : la loi physique de conservation de la masse a ainsi dégénéré en un axiome métaphysique : la conservation de la matière. Dans la même inspiration, il continue en énonçant son propre axiome : c’est dans l’énergie que s’incarne le réel. [4] Serait-ce une métascience qui révèlerait le réel divin ? Pour lui certainement pas ; nous n’en sommes pourtant pas très loin si l’on continue la lecture : l’énergie constitue un pôle immobile dans la mobilité des phénomènes et en même temps la force d’impulsion qui fait tourner le monde des phénomènes autour de ce pôle. Difficile d’être plus proche de la position d’Aristote sur la place et la nature du premier moteur immobile, c’est-à-dire de ce qui relève des prérogatives de Dieu !
Cette épopée philo-scientifique ne se jouera pas sans drame : son adversaire le plus déterminé, Boltzmann, a fini par se suicider (cette diatribe n’est pas l’unique cause, si tant est qu’on puisse connaître une telle cause) l’année même, 1906, où triomphait sa théorie de l’atomisme contre l’énergétisme d’Oswald, sous la plume du jeune chercheur désormais reconnu qui s’appelait Einstein.
La génération de l’homme moderne
Dans les coulisses de cette épopée, l’action de l’homme a perdu sa dignité devant cette nouvelle aséité inconsciente : la matière et son énergie. Il faut reconnaître qu’Oswald et nombre des physiciens qui l’ont suivi n’ont pas éclairci le fond de tableau de la physique actuelle. Sa lutte à mort avec Boltzmann a certainement facilité la dérive imaginaire de la physique et entraîné inconsciemment beaucoup de physiciens dans une position de revendication, elle aussi inconsciente, d’un savoir englobant ; englobant au sens utilisé actuellement par la réflexion politique, en particulier par les penseurs de la communauté, [5] au nombre desquels beaucoup de philosophes et de théologiens canadiens et américains. Cette position de la science comme savoir englobant n’est pas indifférente à nos difficultés pour accepter la double détermination de la physique quantique.
L’homme, faute d’être Dieu, tel un démiurge qui emporte l’action dans sa besace, n’est plus que l’artisan de son action, il l’ordonne, il n’en est plus le concepteur ultime ; il n’en a plus la responsabilité dernière. Détroussé dans et par l’action, cet homme rêve d’aséité, de devenir capable de s’auto-engendrer. Tels d’entre nous, Louise Lambrichs en particulier, soulignent ce fantasme. Même Icare, rival des dieux, jouait sa vie dans l’aventure ; pour l’homme moderne, c’est trop cher payé. Uebermensch, le surhomme de Nietzsche, venu d’une autre origine, disposant d’une autre subsistance, [6] libéré, on veut le croire, des relents sulfureux d’une idéologie inacceptable, devenu Superman, héros populaire immortalisé par d’innombrables comics, ne connaît pas l’échec, il pratique l’ascèse de l’action impeccable. Il satisfait ainsi à la requête d’un humain détrôné, réduit à son envie d’une dignité perdue. Garanti ainsi du pire, croyons-nous, nous pourrions nous fier à la totale efficacité de l’action, à la pertisation [7] ultime de notre exploration du monde, et aux bénéfices que nous en recevrions. Voici ce qu’écrit Roland Omnès de l’exploration de l’espace Elle est la source d’une vision plus vaste, d’un monde harmonieux soumis à des lois rigoureuses, mais capable d’une infinie multiplicité d’effets. Il est trop tôt pour imaginer quelles conséquences psychologiques et religieuses créera la familiarité de l’espace… il n’est pas interdit d’y discerner l’équilibre d’un Spinoza… [8] Sur quelle surface inconsciente s’écrit cette figure ? Un moi idéal échappé de l’enfance et qui soutient sa toute puissance narcissique ! En tous cas, c’est dans cette défense face à l’aséité cachée de l’énergie que s’origine l’action promue à la transcendance.
Face à cette subsistante énergie qui autorise l’identification à La volonté comme puissance, nous arrivons à une forme de limite. Point tant du fait qu’il existerait une pulsion cosmologique vers la mort absolue de l’univers, entropie réalisée, [9] métaphore ou type d’une pulsion freudienne qui vengerait les prophètes ; quelque chose qui ressemblerait au système dit du pape Pie VI, le mal qui crée la vie, [10] appliqué à l’ensemble du cosmos par un démiurge fou. Cette limite atteint un homme sans gravité, elle le projette par son envie et le cloue sur le mur variable de sa propre impuissance. La difficile recherche actuelle du boson de Higgs [11] le surprend comme un signe de plus de sa dignité bafouée par la joute perdue contre la subsistance de l’énergie. La physique a renoncé le père ; il n’est pas sûr qu’elle s’en trouve bien : l’exactitude des énoncés laisse des fils envieux. En seraient-ils au point que le tout est permis d’Ivan Karamazov prélude à l’impossible ? Non, c’est la prédiction de son frère Aliocha qui semble se réaliser au moment du procès où Ivan, délirant dans sa fièvre, atteste sa haine archaïque : Qui ne désire pas la mort de son père ? Et ultimement la mort de Dieu ?
Le frère : cet autre
Lacan évoque dans L’éthique de la psychanalyse l’até grecque, l’égarement, lié comme punition divine à la limite outrepassée, si présente dans la tragédie d’Antigone. Il l’identifie à ce qu’il appelle la deuxième mort, une sorte de déshumanité, le sort réservé à Polynice par Créon qui a interdit toute disposition funéraire pour le traître à la cité. Antigone, seule à s’opposer à lui, le bravera jusqu’à la mort pour rendre les honneurs funèbres à son frère, alors que Créon finira par admettre sa propre folie devant l’accumulation des cadavres de ses proches. C’est lui l’égaré ! Lui le législateur de la cité, qui a ignoré les limites posées par les dieux infernaux. Mais le texte de Sophocle dépasse ce drame.
Quelque chose y fait prélude de cinq cent ans à l’énoncé qui fonde la fraternité organique d’un corps spirituel, celui du christianisme prêché par Paul. L’apogée du drame d’Antigone où elle explique la raison ultime de sa transgression des ordres de Créon tient dans un raisonnement que Lacan lui-même trouva curieux. Pourquoi lui fallait-il rendre les honneurs funèbres à son frère Polynice, le traître ? Même si elle avait perdu un époux, explique-t-elle, elle pouvait avoir un enfant d’un autre. Mais, mon père et ma mère une fois dans la tombe, [impossible que] nul autre frère ne me fût jamais né. C’est du ventre de sa mère et des œuvres de son père qu’Antigone parle. Il aurait donc été approprié que Sophocle utilise pour évoquer ce frère impossible le terme homaimos, frère de sang ; mais à notre surprise, il choisit adelphos, le frère qu’on honore du choix délibéré de l’amitié, celui dont la proximité du sang importe peu. Sophocle souligne que le choix d’Antigone s’attache à une seule chose : la mémoire du désir de ses parents. Elle sacralise le fruit de leur union au nom de ce désir. Un homme, son frère, a vécu dans l’espace du désir depuis son berceau ; c’est à elle sa sœur de l’affirmer à la face du monde. Cette fraternité-là n’est pas un état, elle restera toujours de l’ordre du désir, de l’ordre de l’acte, non pas de l’action ; de l’oublier, on vire à la frèrocité.
Fraternité impossible ?
Dans ma proposition j’ai annoncé une réflexion sur les personnalités autistiques, c’est plus clinique au sens analytique d’en parler ainsi. Il se trouve qu’à l’hôpital psychiatrique j’ai passé plus de dix ans de mon travail avec des « dit autistes » adultes ; et une part non négligeable de ce temps sur les rochers de Fontainebleau (qui font quand même jusques quinze mètres de haut). Ils m’ont enseigné : l’action n’est possible et n’est juste que dans les liens de la parole d’un fils avec quelque autre.
Ce que dit Alain Berthoz à leur sujet découle directement de sa référence au personnage de Faust (et non pas au génie de Goethe). À ce propos il parle de désagrégation de la cohérence comme d’un déficit qui consiste dans l’impossibi-lité [pour telle personne] de replacer les aspects locaux de l’action (c’est-à-dire ses actions, et celles qui le concernent ou qui s’imbriquent avec les siennes) dans un contexte global. [12]
Mais que serait l’action d’un tel individu ? Notons que ce déficit objectif, en tant que tel, ne devrait pas l’affecter, enfermé qu’il serait dans sa singularité. le sujet ne serait susceptible d’aucun affect trouvant ses racines dans le monde extérieur : son angoisse, quelquefois explosive, n’ek/sisterait pas ; personne d’autre que lui ne serait concerné par aucun agir ; l’action ne serait pensable (que serait une telle pensée, sauf des successions agrégatives de sensations, vu l’impossibilité de sortir de la singularité ?) que par et pour le sujet lui-même.
Dès cette simple mise en scène, nous voyons bien que l’hypothèse achoppe sur l’impossible de cette singularité. L’incohérence apparaît immédiatement à ses frontières : où un tel personnage arrêterait-il sa singularité ? C’est précisément à ses frontières, sans cesse violées par les actions qui s’imbriquent avec les siennes, que naît la surprise et la souffrance du sujet. Où pourrait-on trouver la schize originelle qui décolle le sujet de lui-même en le confrontant à la différence ? Confrontation que ce malheureux autiste ne semble pas pouvoir attendre du langage, lequel serait réduit au mieux à un ensemble de signes ! Langage impropre absolument à dire l’incommensurable scandale de ses frontières sans cesse violées.
Sans langage, et donc sans pensée, aucun souvenir, aucun désir ; pas d’hier ni de demain. C’est très net en 1932 pour Freud qui soutient que c’est du temps de la pensée, intercalée entre l’injonction du ça et l’action du moi qui a la haute main sur la motilité, que surgit le temps humain. Hier c’est mort ! Demain c’est mort ! disait l’un de mes montagnards autistes, commentant à sa manière la parole de Jean reprise par Heidegger comme marque du Dasein. Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va ! Notre montagnard dit : il y a du vent, mais il ne peut conclure à son ek-sistence à lui. Rien devant ni derrière qui puisse être de l’ordre de sa pensée et de son désir.
Alain Berthoz restant à propos des autistes sous les fourches de la tentation de Faust « au commencement était l’action », ne fait que souligner un solipsisme originaire d’un petit humain. Si l’action est bien ce que dit le petit Robert« ce que fait quelqu’un et par quoi il réalise une intention… », le « faire » est premier, l’agent relégué en deuxième place. Il se produit pour ce petit humain la même chose que ce à quoi Lacan souscrit quant au sujet de la Science ; agent de la Science qui s’exclut lui-même de toute place où il pourrait comme sujet côtoyer le mi-dire de la vérité ; il s’exclut au nom d’une vérité toute une, celle de La science.
La différence du frère
Je reviens brièvement à Ivan Karamazov, et son « tout est possible ». Il se trouve que l’un d’entre nous, Guy Lérès, au cours d’un séminaire sur les quatre discours élaborés par Lacan, terminait son propos, il y a deux ans, après avoir longuement manipulé le tétraèdre du discours de la Science, [13] par cette remarque que l’oubli d’une certaine flèche du quadrangle propre à ce discours aboutissait à supprimer l’impuissance. Dès lors, s’il n’y a plus de distinction entre l’impuissance et l’impossible dans ce discours, nous pouvons nous demander s’il reste une possibilité de castration symbolique. L’impuissance n’affecte pas le sujet de la Science. La vérité ne le concerne qu’en tant qu’il lui est soumis comme à quelque chose de réel. Pour l’humain, l’impuissance est la marque de fabrique que lui a imprimé l’autre. Si le discours de la Science la supprimait, il n’y aurait plus de chance que l’analyse puisse maintenir la castration symbolique, ni la différence des sexes, et qu’elle doive céder alors à la partition des genres.
En finale, ce que quelques uns d’entre vous ont lu dans mon texte qui concernait l’arrestation et l’incarcération de Rafah Nached, texte qui a fini par paraître sur le net par les soins d’une école bien présente ici, ce que j’attribue à Rafah de ma découverte de la maison de la psychanalyse, maison de l’homme, ne restera vivant que de la parole du fils, un fils vivant du don qu’il acte par sa parole. La fraternité non adelphique, celle qui honore le semblable, celle du sang qui exclut la différence, ne suffit en rien. La fraternité ne peut être décrétée, il lui faut une maison, la maison de la parole, la maison d’un verbe incarné, la maison où rencontrer le verbe de l’autre. Ainsi Sophocle, par la bouche d’Antigone, au-delà de la lecture de Lacan, donnait raison à une fraternité, celle de l’esprit, qui sera nécessairement celle de la maison de la psychanalyse. La maison de l’homme, c’est la maison de l’autre.
Voici ce qui fut dit, et même un peu plus que j’ai eu le temps de soutenir, le 23 octobre 2011. Marc Ruellan.
N.B. Je ne tiens pas essentiellement aux intertitres ; ils me paraissent faciliter la lecture. Les deux longues notes sur Loschmidt et Pie V peuvent être remplacées par un raccourci dans le texte.