Lettre ouverte aux Juifs

Lettre ouverte aux Juifs

avril 25, 2021 0 Par Karim Richard Jbeili

Lettre ouverte aux Juifs

Les trois monothéismes

Juifs de tous les  pays…!

Je prends la plume avec une certaine appréhension car j’ai des choses graves à vous dire, des choses qui méritent toute votre attention, des choses que vous n’avez pas souvent l’occasion d’entendre. Je vais prendre le temps de tout dire, lentement et clairement. Il est possible cependant que, sans le vouloir, je passe rapidement sur certains passages. Il faudra alors me le signaler et je m’engage à apporter toutes les clarifications requises.

Je m’adresse à vous, Juifs de tous les pays, car il m’importe que des Juifs, il y en ait partout, en Afrique, en Chine ou en Alaska. Vous vous reconnaissez tous d’une même religion ou d’une même origine religieuse puisque certains d’entre vous sont laïcs, athées ou agnostiques. Il existe entre vous une certaine solidarité et il m’importe que cette solidarité demeure et se renforce. Je trouve cette solidarité saine, vivifiante et surtout humaine. Ça fait partie de notre patrimoine humain que de tisser de telles solidarités sur le plan local ou international. D’ailleurs, à l’ère d’Internet ces tissages fraternels sont grandement facilités par la Toile universelle.

La responsabilité nationaliste

Juifs de tous les pays, certains, une grande partie d’entre vous ont subi cette effroyable horreur que fut l’Holocauste. Il est toujours un peu difficile de comprendre de quelle fièvre s’est embrasée l’Europe, mais un regard suffisamment naïf sur les événements permet de diagnostiquer cette frénésie convulsive; Elle s’appelle la rage nationaliste.

Hélas, depuis lors, le nationalisme a pris une telle ampleur qu’un aveuglement généralisé a recouvert ce moment si dur de notre histoire. Depuis plus de 60 ans, on accuse le Nazisme des pires maux en oblitérant le fait que le Nazisme est, avant tout, un nationalisme. S’il est plus coupable ou plus odieux que d’autres nationalismes, il n’en demeure pas moins qu’ils le sont tous, à des degrés divers, et pour les mêmes raisons.

Les Nazis ont trucidé les Juifs, les Tziganes et les Communistes. Qu’ont en commun ces trois groupes de gens sinon de faire fi des frontières nationales, souci premier des nationalistes? Les Juifs, depuis la nuit des temps antiques, ont tissé les voies des échanges commerciaux et culturels de l’Europe. Grâce à eux, une lettre de change émise à Paris pouvait être encaissée à Bagdad. Ils furent l’Internet du Moyen-Âge et d’une partie des temps modernes. Ils n’avaient aucun souci des frontières, comme les Communistes d’ailleurs, qui rêvaient d’internationalisme ou les Tziganes qui les franchissaient sans cesse. N’oublions pas qu’ils ont aussi envoyé à la mort les fous et les homosexuels qui, eux, se souciaient peu respectivement des frontières de la raison ou des frontières entre les sexes.

Le nationalisme est ce moment particulier de l’histoire d’un peuple par lequel il décide de rejeter l’hétérogénéité qui le constitue en évacuant une partie non négligeable de lui-même. Le plus souvent sans hésiter à recourir au génocide. Une fois l’expulsion ou le génocide accompli, une fois qu’ils se sont assurés d’une homogénéité suffisante au sein de leurs frontières, les Nationalistes se lancent habituellement dans une guerre de conquête au nom d’une universalité qu’ils s’inventent sur le moment et qui n’est le plus souvent que le reflet de cette homogénéité intérieure idéale qu’ils ont obtenue au fil de l’épée.

La Reconquista

L’exemple le plus clair du phénomène nationaliste et, d’ailleurs, le premier du genre fut celui de la Reconquista espagnole. L’année même qui vit s’achever la reconquête de l’Espagne et la chute de Grenade aux mains des Catholiques, fut aussi l’année de la découverte de l’Amérique lorsque les Caravelles de Christophe Colomb furent armées par ces mêmes Catholiques.

Par la même occasion les Juifs et les Musulmans furent expulsés hors d’Espagne. Une communauté juive importante prit alors racine à Constantinople devenue Istambul une quarantaine d’années auparavant. Cette communauté demeurera prospère jusqu’à la chute de l’Empire Ottoman au lendemain de la guerre de 1914 et a continué, pendant plusieurs siècles, à s’exprimer… en espagnol.

Les violences collectives

Dans la violence qui vous a été adressée au long des siècles, il faut essayer de voir clair. Je ne suis pas un grand connaisseur de l’histoire de ces violences mais je peux au moins dire que logiquement ces violences peuvent être classées en trois catégories :

La première est celle qu’on peut qualifier de violence intercommunautaire. On peut dire grosso modo que lorsque plusieurs communautés coexistent, il apparaît toujours entre elles un rapport de force, qui est souvent une lutte pour le prestige. Cette lutte s’exprime entre autres, à travers des pogroms ou des razzias durant lesquels des individus sont tués mais la vie de la communauté violentée est en général sauvegardée puisque le but de ces attaques est, le plus souvent, d’humilier l’autre afin d’en tirer du prestige. La survie de l’autre en tant que groupe est donc nécessaire. Sa reconnaissance de sa défaite est indispensable au prestige recherché.

La deuxième catégorie pourrait s’appeler violence nationaliste. Elle consiste pour une communauté à vouloir physiquement éliminer la totalité d’une communauté avec laquelle elle coexiste sur un même territoire. Ce moment très particulier dans l’histoire d’un peuple a pour but de refouler les éléments apparents de l’identité religieuse ou ethnique pour promouvoir une image chiffrée, statistique de la collectivité dans laquelle on ne risquera plus d’additionner des pommes et des oranges. L’autre communauté est passée par les armes parce que sa présence même rend apparent, non pas la multiplicité des communautés comme on pourrait le croire, mais le fait communautaire en lui-même. Une fois qu’elle a éliminé l’autre communauté, la communauté restante peut vivre en croyant que le fait communautaire n’existe plus. Tous les signes qui l’entourent, même les religieux d’entre eux, lui sont familiers et, perdent, du fait même, leur caractère de marquage communautaire. Et si, au hasard de l’évolution de la conscience historique, certains signes, jusque là anodins, reprennent leur caractère religieux, rien n’empêche de se débarrasser spécifiquement de ces signes là pour retrouver une conscience sans tache. On pourrait comparer ce phénomène au fait qu’on a beaucoup de difficulté à tolérer les odeurs intimes du prochain, alors qu’on sent à peine nos «propres» odeurs. Pour le nationalisme c’est essentiellement une question d’image. Il s’agit, pour la communauté génocidaire, de se donner une image de soi de laquelle sont absents les signes extérieurs de religiosité ou d’ethnicité. Le projet une fois réalisé, le nationalisme a besoin de pousser plus loin l’homogénéisation du monde..

Ce qui nous donne le troisième cas de figure où la violence est en jeu : la violence universaliste. Il s’agit du cas où il faut mettre fin à une dispersion ou à un morcellement géographique en se donnant une image de soi absolument unitaire. Le nationalisme adopte alors les mêmes options logiques que dans le cas précédent. Pour effacer de sa conscience son propre morcellement il faut qu’il l’élimine du monde extérieur. Il lui faut donc aussi bien effacer la diversité des autres, que la différence des autres en tant qu’autres. La solution est dès lors très simple quoique impérative : C’est la conquête de l’autre. Elle unifie la diversité et annule l’autre en tant qu’autre.

Telles sont les trois sortes de violence que vous avez dû subir successivement ou conjointement en tant que communauté juive, sur la planète mais surtout en Europe. Je vous laisse le soin de décider de laquelle des trois catégories relèvent chacune des exactions que vous avez subies. Il est évident que l’Holocauste fut un événement particulièrement traumatisant aussi bien pour vous que pour le reste de l’humanité qui y a vu une sorte de dépassement des limites de l’humain : Une volonté de détruire une population entière doublée d’une capacité effective de réaliser le projet. Quelque chose qui ressemble au fond à la bombe atomique de Hiroshima mais avec la ferme intention d’en faire usage jusqu’au bout. L’Holocauste représente ce moment où détruire totalement une population devient techniquement possible. Mais c’est aussi l’horreur d’un ensemble de gens qui soutiennent longuement et haineusement leur désir de mettre en acte cette possibilité contre leurs voisins d’hier.

D’avoir vu la mort d’aussi près, d’avoir vu la haine dans les yeux de tout un peuple est une expérience innommable qui laisse des traces profondes, quelquefois indélébiles. Il s’agit d’un traumatisme extrêmement important qui peut être traité de multiples façons. La manière dont il a été traité n’est pas forcément la seule, encore moins la meilleure loin de là. Le trauma nazi a inauguré la capacité effective de déplacer et d’exterminer des populations entières. Il est vrai que le génocide arménien avait déjà précédé la tendance, mais il avait un caractère artisanal qui est loin de valoir le caractère industriel des camps Nazi, des bombes de Nagasaki et Hiroshima ou des famines de l’Ukraine. Ce n’est pas du tout une caractéristique du Nazisme mais bien une particularité du nationalisme que de vouloir ainsi trier dans les ethnies et les religions.

Le grand enfermement

Ce mouvement est comparable à une autre échelle au traitement que vont subir les fous à partir du 18ième siècle et que décrit Foucault dans l’Histoire de la Folie à l’Âge Classique. De façon très soudaine à un moment donné, un ensemble d’individus atypiques, dont les fous, ont été écartés de la vie publique et enfermés. Les raisons qu’on a données de cet enfermement relevaient de l’hygiène sociale et pas du tout de la sollicitude à l’égard de ces parias. Ce n’est que longtemps après les avoir enfermés qu’on a pris la peine de les trier entre condamnés du droit commun, vagabonds et fous. Et c’est alors, et alors seulement que les fous ont commencé à recevoir un traitement clinique spécifique autre que d’être seulement enfermés.

Le concept sioniste de l’état d’Israël s’inscrit dans cette même logique prométhéenne de déplacement des populations. Sélectionner ainsi les Juifs du monde entier, les retirer de leur milieu naturel pour les envoyer en Israël relève d’une logique comparable, une logique qui consent à l’idée que leur présence dans leur pays d’origine est désormais anormale. Il y a là un parti pris ségrégationniste qui fait suite à toutes les ségrégations produites par le nationalisme dans le cours de son expansion.

Un fait à noter cependant, c’est que contrairement à la ségrégation qui a enfermé les fous l’expulsion de Juifs est loin d’être le produit des collectivités dont ils sont issus. Au contraire, elle est le résultat de l’esprit nationaliste encouragé pat les anciennes puissances nationales et par le mouvement sioniste lui-même. En d’autres termes, dams la plupart des cas les Juifs se sont expulsés eux-mêmes des collectivités dans lesquelles ils vivaient depuis plusieurs millénaires, sans autre motif que l’attrait d’une idéologie nationaliste qui leur faisait miroiter un prétendu contrôle de leur destin. Ils ont lâché la proie de leurs racines pour l’ombre du pouvoir et du contrôle.

Rien ne les obligeait à le faire. Ils auraient très bien pu rester. Mais l’horreur de l’holocauste a sans doute semé la panique dans leurs rangs. C’est sans doute à ce moment, dans le surgissement de ce mouvement de panique que tout s’est décidé. Pourquoi les Juifs ont-il quitté leur patrie respective pour se jeter dans l’aventure du contrôle et du pouvoir? Telle est vraiment la question, si on veut comprendre la suite des événements.

Il aurait pu ne pas être

Avant d’essayer de comprendre les causes du phénomène il importe de dire quelque chose, que de nos jours on a du mal à comprendre : à savoir que les Juifs auraient fort bien pu rester ou ils se trouvaient depuis toujours et que rien ne menaçait leur survie. Ils auraient pu, chacun dans son pays, encaisser le trauma de l’holocauste et en faire quelque chose de différent d’un pays à l’autre.

Une solidarité aurait pu ainsi naître entre les Juifs de tous les pays autour de ce traumatisme. Il est probable qu’alors le caractère nationaliste de l’Holocauste aurait été beaucoup plus évident. Que les Juifs par nature, si je puis dire, sont rétifs au nationalisme n’aurait plus fait de doute pour personne. Ils auraient alors pu soutenir et activer les tendances non nationalistes de zones importantes de notre planète, qui n’ont jamais eu ce penchant notamment les zones musulmanes.

Les Juifs auraient pu poursuive leur lutte multi-séculaire contre l’état de type romain, puis l’état nationaliste. Lutte qui n’avait pas seulement pour but de maintenir leur existence contre la volonté destructrice de l’état nationaliste, mais qui avait plutôt l’avantage de toujours mettre en valeur la dimension essentielle du communautaire face à un état qui y est aveugle.

Et enfin, poursuivre leur élan intellectuel remarquable dont les principaux artisans étaient des intellectuels Juifs soutenant un point de vue toujours original et enrichissant. Les Juifs auraient pu continuer de questionner une science occidentale qui se pâme dans la certitude de soi. Retrouver une situation historique capable de produire Marx, Freud et Einstein, ne sera plus à notre portée de sitôt.

Toutes ces perspectives se sont malheureusement écroulées en raison de la peur. Les Juifs pour des raisons qui méritent d’être clarifiées se sont tous rassemblés en Palestine après la guerre pour créer ce qu’ils pensaient être leur ultime refuge : « l’état d’Israël ». La peur peut certes inciter les gens à se rassembler et, pour ceux qui n’ont pas ressenti la peur, c’est sans doute l’attrait d’Israël, terre promise, qui a pu les inciter à laisser leur patrie.

L’instinct grégaire

On appelle instinct grégaire cette tendance qu’ont les humains et les animaux à se rassembler en cas de peur. Les moutons par exemple ont tendance à rejoindre le troupeau dès qu’ils ressentent la peur. Les bergers ont exploité cet instinct à leur profit. Lorsqu’un animal s’égare, il suffit de lui envoyer un chien qui aboie et le tour est joué, il retourne se réfugier au sein du troupeau.

Pour les humains, les choses semblent se passer de façon comparable. On pourrait penser en effet que le nationalisme en particulier exploite beaucoup la peur pour procéder à des purifications ethniques. Les voisins d’hier deviennent les ennemis d’aujourd’hui parce que la peur serinée par la propagande les amène à se tourner soudainement vers leur communauté et à voir désormais leur voisin comme un ennemi. On rencontre des situations comparables lorsqu’un état se trouve incapable de maintenir l’ordre public. L’inquiétude qui prévaut alors invite également les gens à se réfugier dans leur communauté respective.

La peur protectrice

Ceci étant dit, les choses ne sont malheureusement pas aussi simples. Chez l’humain, la peur n’est pas un fait épisodique et passager. Dès qu’elle en a la possibilité, la peur s’installe à demeure, elle modifie le paysage psychique et le détourne en sa faveur. Un effet, parmi les plus importants, de la peur, de la première peur, celle qui provoque le trauma, c’est qu’elle discrédite celui qui jusqu’à présent assurait la protection de la personne. Cet élément qui protège est aussi un élément essentiel de la structure psychique, c’est à dire que le psychisme spontanément a tendance à remplacer ce protecteur discrédité… par la peur elle-même.

Et il se met à croire à la peur comme d’autre croiraient en Dieu, c’est à dire en ayant des doutes sur l’existence de cette peur ou en l’existence d’un soudain et invraisemblable sentiment de sécurité. Cette croyance va tellement faire partie de son paysage mental qu’il va la convoquer aussi souvent que sa détresse la lui réclamera. La « croyance » en la peur va le « consoler » du désarroi dans lequel le plonge son traumatisme. La peur, ses pompes et ses œuvres, ses doutes et ses angoisses sera la couverture de sa détresse.

Chaque fois qu’il aura trouvé une parade ou une protection contre sa peur, il se sentira démuni devant le souvenir de son traumatisme. Il lui faudra alors se créer de nouvelles raisons d’avoir peur pour éviter de sombrer dans l’horreur du trauma.

Israël instrument du traumatisme

Pour en revenir aux Juifs, la peur ou plutôt l’horreur que leur a inspirée l’Holocauste les a certainement précipités pour la plupart vers un point d’accumulation qui se trouvait être le tout nouvel État d’Israël. C’est là cependant que le cycle infernal du traumatisme a assuré son emprise sur eux.

Israël est devenu un refuge pour eux, mais aussi le plus sûr moyen de vivre ensemble les effets du traumatisme, le plus sûr moyen de garantir qu’à chaque fois que l’horreur de l’Holocauste va les atteindre, ils auront le moyen de rendre crédible la peur. Le premier geste par lequel a transparu l’effet du traumatisme fut de créer un état Juif et nationaliste dans un milieu à prédominance musulmane et qui n’avait jamais connu le nationalisme. Cette forme étatique n’avait rien d’obligatoire. D’autres formes auraient été plus adaptées au milieu moyen-oriental. Ne serait-ce que la forme multi-communautaire avec prédominance d’une communauté qui venait d’être créée au Liban.

La forme choisie était celle qui garantissait le plus un état de guerre permanent pour plusieurs décennies. Les dirigeants sionistes en étaient tout à fait conscients. Ils savaient qu’une guerre de plusieurs décennies serait nécessaire pour se faire accepter par les Arabes. Il est vrai que le mouvement sioniste était nationaliste et ne pouvait pas imaginer faire les choses autrement.

L’amalgame

Le trauma a pu ainsi se « nourrir » d’un état d’hostilité avec l’environnement de façon quasi permanente. Les dirigeants sionistes ont convaincu les Juifs qu’il eut été normal que les Arabes les acceptent dans leurs régions et sur leurs terres et que leur réaction rétive était la preuve de leur hostilité et de leur antisémitisme. Ils ont pu ainsi cultiver l’amalgame entre l’antisémitisme européen de l’Holocauste et la réaction tout à fait normale et prévisible des Arabes.

Il était donc clair ici, et ce point est primordial, que les dirigeants sionistes ne cherchaient nullement à se faire « accepter » par les Arabes et encore moins à s’imposer à eux, ils cherchaient, consciemment ou non, à maintenir présente de façon permanente la situation traumatique originelle. Ils ont attisé par tous les moyens possibles l’hostilité des Arabes sachant fort bien que sans cette arrogance systématique les Arabes les eussent acceptés sans aucune difficulté comme ils avaient accepté massivement les Arméniens victimes du génocide en 1918.

Le trauma mis en scène

Revivre le trauma de façon fréquente et régulière est souvent une bonne façon de le comprendre et éventuellement de le dépasser. Encore faut-il que les circonstances s’y prêtent, que le traumatisé reconnaissance dans ses cauchemars par exemple une volonté inconsciente de sa part de revivre le traumatisme; que dans la violence que lui inspire encore le trauma il puisse faire la part de ce qui appartient au présent et mérite d’être conservé comme tel et ce qui appartient au passé et mérite au contraire d’être transformé, sublimé en quelque sorte.

Hélas, la reviviscence du trauma s’est vécu en Israël dans la réalité. Les Arabes étaient des Nazis antisémites indubitablement et ils méritaient par conséquent toute la violence et la haine possibles. À aucun moment il n’est apparu à personne que cette guerre endémique qui a chevauché des décennies pouvait être une mise en scène destinée à retravailler et transcender le traumatisme.

Le théâtre est pris pour la réalité

Habituellement, pourtant, on s’en aperçoit aisément. Les comportements des traumatisés sont souvent si excessifs qu’ils ne trompent personne sur leur nature psychologique. Le traumatisé lui-même, finit rapidement par concéder que sa haine de l’autre est symptomatique. Le cas des États-Unis en ce moment, par exemple, est suffisamment hors normes pour que le monde entier se rende compte qu’il s’agit d’un trauma. Une bonne partie des Etats-uniens eux-mêmes en ont pris conscience et militent pour l’abandon de la peur comme moteur principal de leur subjectivité.

En Israël pourtant, rien de tout ça. Aucun Israélien, aucun Juif de la diaspora, aucun Occidental, aucun Arabe, n’a saisi l’aspect théâtral de l’affaire. L’impasse totale est faite sur cette question. Tout le monde convient et doit convenir que le trauma est insurpassable et que si la querelle dure encore, près de 60 ans plus tard, c’est parce que les Palestiniens et les Arabes sont des… On peut remplacer les points de suspension par ce qu’on veut, c’est de toute façon leur faute et non pas les effets du trauma.

Ici on pourrait me renvoyer mes propres arguments en les utilisant contre moi. En disant que si j’estime que revivre le trauma est le chemin habituel pour en arriver à le résorber, comment expliquer le fait que 60 ans après, les effets du trauma se fassent encore sentir comme s’il était encore tout récent.

Ou bien la question du trauma n’a rien à voir avec le comportement des Israéliens qui ne font que se défendre, ou bien le trauma était tellement effroyable que même 60 ans n’ont aucunement suffi à le résorber. Je conviens que soutenir que le comportement arrogant d’Israël est un effet du trauma et sert, en quelque sorte, de thérapeutique à ce trauma peut paraître outrancier lorsque tant d’années plus tard la thérapie semble rester sans effet. Mais je soutiendrais en revanche qu’une difficulté supplémentaire est venue se greffer sur un problème déjà difficile et l’a rendu presque insoluble. Il s’agit de votre rapport à l’Occident (et par suite à l’Orient) qui vous a piégés dans une situation sans issue.

Le piège de la compensation

Il est admis de façon générale qu’Israël vous a été donné par les vainqueurs de la deuxième guerre mondiale en compensation de l’Holocauste. Cette version des faits est totalement fausse pour plusieurs raisons. D’abord parce que les seuls qui peuvent vous donner un bien sont ceux qui le possèdent. Après la guerre les vainqueurs, qui n’étaient nul autres que les états coloniaux du passé et néocoloniaux de l’avenir, en vous offrant une partie de la terre de Palestine, n’ont fait que voler aux Palestiniens le loisir de vous accueillir sur leurs terres. Ce faisant, non seulement ils vous ont donné un bien qui ne leur appartenait pas, vous transformant ainsi en receleurs, mais vous ont privés à jamais de pouvoir jouir en paix de cette terre.

L’idée que les Palestiniens puissent vous offrir l’hospitalité sur leurs terres peut paraître aujourd’hui, totalement invraisemblable. Pourtant, il faut le reconnaître, c’est ce qu’ils ont fait depuis déjà le XIX siècle, sans jamais rechigner. C’est seulement lorsqu’ils ont été obligés de le faire, lorsque vous, les Juifs, êtes devenus une carte dans le jeu politique de domination coloniale et néo-coloniale qu’ils ont commencé à résister en 1936.

Autochtones à la place des Autochtones

Vos dirigeants sionistes ont pensé qu’en s’alliant au colonisateur, par la loi du plus fort, ils auraient plus de chance d’avoir gain de cause. Ils ont fait là un très mauvais calcul. Ce qu’on leur a donné a été conquis par la force et vous devrez indéfiniment le conserver par la force. Il est vrai que leur mauvais calcul était déjà inscrit d’avance dans leur culture nationaliste. Ils ne cherchaient pas un refuge pour les Juifs, ils cherchaient à mettre fin au caractère nomade des Juifs, ils voulaient les plaquer sur une terre et une seule. Ils voulaient les transformer en autochtones à la place des autochtones mettant fin ainsi à une tradition riche et tumultueuse de trois millénaires.

Demander l’hospitalité des Palestiniens eut été reconnaître qu’il y avait là des autochtones et tout le rêve nationaliste d’une terre sans peuple pour un peuple sans terre s’effondrait. Il fallait donc nier non seulement que l’avis des Palestiniens importait mais il fallait nier jusqu’à leur existence. C’est une idée aussi absurde et imbécile qui vous a coûté des décennies de guerres incessantes. Sans cette utopie parfaitement inutile vous auriez aujourd’hui des communautés prospères dans tout le monde arabe et la terre entière aurait été votre refuge. Au lieu de cela vous vivez cachés derrière un mur, en étant constamment terrorisés.

En vous «donnant» la terre de Palestine les vainqueurs de 45 ainsi que vos dirigeants sionistes, vous ont piégés dans une souricière ou vous êtes haïs par le monde entier à quelques exceptions près. Les responsables de ce désastre, qu’ils soient occidentaux ou israéliens, continuent de prétendre que cette haine est due à l’antisémitisme. C’est leur seule ligne de défense pour cacher la catastrophe presque planétaire qu’ils ont provoqué.

L’Occident ne vous a rien donné que des ennuis et des malheurs. Il est temps que vous le reconnaissiez. Non pas comme on reconnaît une vérité en passant dans le cheminement d’une réflexion, mais parce qu’il s’agit d’une idée qui contribue de façon essentielle et insistante à votre malheur.

Le pacte du silence

Croire que l’Occident vous a dédommagé de votre malheur est non seulement une contrevérité mais, de plus, cette croyance vous dépossède de votre malheur. C’est tout simplement comme si on avait acheté votre silence, comme si on avait acquis le droit de vous interdire de questionner l’Holocauste. L’Occident est plein d’égards pour vous, jusqu’à l’outrance, parce qu’il a peur; il a peur qu’un jour les Juifs ne se réveillent pour essayer de comprendre ce qui leur est arrivé.

Jusqu’à présent on a convenu d’une solution facile : celle de dire que Hitler était l’incarnation de la monstruosité. Mais, est-il possible un jour d’en dire plus? Sera-t-il possible de dire que le mot «national» de Parti National-Socialiste se retrouve au fronton de tous les parlements occidentaux? Et comment expliquer cette hâte si étonnante de vous envoyer dans ce piège qu’est la Palestine? Était-ce vraiment si urgent que cela? Est-on vraiment sûr qu’il s’agisse là de sollicitude? Logiquement on est certainement plus menacés dans un même lieu que dispersés aux quatre coins du monde. Toutes ces questions paraissent flotter dans les airs sans personne pour les assumer. Elles auraient eu un tout autre poids si vous les aviez posées en étant demeurés en Europe.

Ce que vous ne saviez pas cependant, c’est que renoncer à poser ces questions est un acte quotidien. Que ces questions vont continuer indéfiniment à surgir et qu’il faudra, à chaque fois qu’elles surgissent, trouver une nouvelle raison de les réprimer en réclamant à nouveau une compensation à jamais insatisfaite. La terre qu’on vous a octroyée est trop étroite, il en faut encore plus, ou alors on veut vous la prendre et il faut décourager les prédateurs éventuels. Bref la lutte pour la sauvegarde ou la conquête de la terre devient le substitut du questionnement indéfiniment suspendu.

Ces questions que vous vous posez concernant l’Europe sont effacées systématiquement par l’idée que vous avez été «compensés» par le don d’une terre, que vous avez été payés pour ne plus vous poser ces questions. La seule chose qui vous permettrait de poser quand même ces questions serait que la compensation soit insatisfaisante ou qu’il y ait une quelconque faille dans ce faux contrat qui vous lie à eux.

L’Holocauste, impossible à questionner, toujours revécu au présent, demeure indépassable. Au lieu que progressivement son fardeau en soit allégé, au lieu qu’au fil du temps il devienne un événement commémoré, il reste aussi vif qu’au lendemain d’Auschwitz, voire même encore plus pesant de ce que des décennies de luttes incessantes ont ajouté de lassitude et de désespoir. Et, soyons clair, ce n’est pas l’horreur du génocide qui le rend indépassable, c’est le fait qu’on vous ait piégé dedans en prétendant le «rétribuer».

Vous êtes pris dans un cercle vicieux;

1.   poser ces questions qui interrogent les nationalisme occidental.

2.   Ne plus pouvoir se les poser puisque vous croyez avoir été rétribués pour vous taire.

3.   Vous contestez certaines parties du pacte du silence, pour pouvoir parler à nouveau.

4.   On vous rétribue à nouveau grassement pour vous faire taire.

Bref, l’Holocauste ne peut jamais être retravaillé, requestionné sur ses causes. Il est devenu au mieux un repoussoir de l’horreur, au pire, un instrument de chantage.

Là ou le cercle vicieux prend des proportions proprement dantesques, c’est lorsqu’il s’adresse aux Arabes ou aux Palestiniens. Les trois premières étapes sont alors identiques, sauf que les Arabes ne se sentant nullement concernés par l’Holocauste, prennent toutes ces nuances pour des gesticulations qui n’ont d’autre but que des les provoquer à une lutte de prestige à laquelle ils se sentent bien obligés de prendre part. Ils ripostent tant bien que mal avec le peu de succès que l’on sait, dans la mesure ou ils se sentent peu concernés dans ce qu’ils prennent pour de l’arrogance conquérante d’un tête de pont de l’Occident de toutes façons plus fort qu’eux.

Du côté des Juifs, par contre, et comme le comportement No 4 ne se réalise pas, comme l’ennemi ne les compense pas spontanément pour la contestation du contrat qu’ils ont entrepris, qu’à cela ne tienne, ils secompensent spontanément, et prélèvent leur « dû » sur la terre d’autrui. Le plus étrange toutefois est qu’au sommet de la phase trois, au moment où les Juifs se sont aménagés la possibilité de parler en contestant le contrat du silence, ils finissent quand même par tomber dans le silence de la phase 4. Même si les Arabes ne sont pas prêts à comprendre ce que l’Occident comprend et ne vont pas renouer avec eux un nouvel accord de silence, ils se taisent quand même en se payant une nouvelle tranche de terre arabe.

Plusieurs facteurs jouent contre cette prise de parole. D’abord la faiblesse des Arabes qui résistent si peu que la cession de leur terre en est presque un don. Ensuite, les victoires successives rendent le processus facile et répétitif, presque irrésistible. Enfin, au sommet de la phase 3, il faut bien que quelqu’un dise vraiment ce qu’il en est, qu’il leur signale la possibilité de parler en ce moment particulier. Entre l’à-plat-ventrisme occidental et l’incompréhension craintive des Arabes il en est peu qui oserait s’aventurer sur un terrain aussi glissant. Comme rien ne vient mettre à profit ce moment de grâce de la phase 3, la phase 4 peut alors se dérouler comme prévu.

C’est peut-être l’intérêt de cette lettre ouverte en elle-même, de pointer qu’à chaque tour du cercle vicieux, si quelqu’un est là pour en prendre note, vous seriez capables de vous soustraire un peu, de prendre une petite liberté dans votre dépendance à l’Occident. C’est peut-être l’intérêt de cette analyse en quatre étapes que de montrer les lieux ou les libertés peuvent être pises.

Les lieux de liberté

Dès la phase 1 par exemple, l’Holocauste pourrait ne plus être pris dans le misérabilisme de la récompense. Sorti de ce carcan, l’Holocauste pourrait être un bon moyen de questionner ceux qui rétribuent et les raisons pour lesquelles ils rétribuent.

Hors du misérabilisme, dans un contexte où, enfin, la dignité des Juifs serait respectée on pourrait au moins se donner la peine de constater que les Juifs avaient quelque chose à défendre et qu’ils ne sont pas seulement morts à cause de la folie arbitraire des Nazis. Ce n’est pas parce qu’ils sont fous ou méchants que les Nazis se sont attaqués aux Juifs. Les antisémites ne sont pas des névropathes dégénérés comme on présente les Néonazis aujourd’hui. Les Juifs sont les dépositaire d’un certain savoir qui me s’accorde en rien avec la Nazisme ni du reste, avec aucun nationalisme. C’est pour cette raison, et pour cette raison seulement qu’on s’attache à les faire disparaître.

Étrange retournement

Dans le même esprit des questions impertinentes factrices de liberté on pourrait se demander comment les Juifs qui s’opposent depuis plus de 2000 ans à l’État Romain et à son successeur l’État nationaliste, ont pu être totalement retournés par le nationalisme sioniste en l’espace de quelques années.

Qu’une communauté entière abandonne soudainement des traditions multi-millénaires sur lesquelles elle a fondé son existence est déjà surprenant en soi, mais que cette même communauté adopte des positions radicalement opposées à ses traditions en l’espace de quelques années relève presque du miracle.

Ce phénomène est probablement dû au trauma. Les Juifs ont réussi à maintenir leurs distances par rapport aux états nationalistes qui les incluaient. Ils ont réussi à maintenir leurs distances par rapport à leurs institutions communautaires. Face à ces deux pressions uniformisantes, ils ont su maintenir un certain cap. Probablement grâce à un dieu dont le caractère phallique est très apparent. Ce dieu protège, mais il peut aussi punir sévèrement par Philistins interposés. Il a autorisé qu’ils perdent quelques batailles, même quelques guerres. Il ne lui est cependant jamais arrivé d’abandonner son peuple aux mains d’un ennemi décidé à le détruire. S’il l’a fait c’est peut-être parce qu’il a renoncé à l’incertitude de son existence pour se décider du côté de la non-existence.

Abandonné de lui, les Juifs ne pouvaient plus résister, ni à l’esprit communautaire qui les a poussés à se regrouper après l’Holocauste, ni à la pression nationaliste qui a enfin pu les dévorer après s’être aiguisé les incisives tant de milliers d’années. Ce retournement de situation n’en est pas vraiment un. C ‘est plutôt l’accomplissement de quelque chose d’indéfiniment remis, une sorte de passage à l’acte, dû à la décisive non-existence de Yahvé.

Piégés dans le communautaire

L’identité communautaire de Juifs a été tenue en respect par ceux-ci pendant des millénaires. C’est ce qui leur a permis de conquérir des territoires sans cesse nouveaux. Ils avaient cette liberté de mouvement par rapport à l’esprit communautaire qui leur a ouvert le monde.

Avec l’Holocauste et la détermination de Yahvé du côté de la non-existence, l’esprit communautaire s’est imposé impérativement et a agi comme une impulsion au rassemblement. Tous les territoires que les juifs avaient laborieusement conquis pendant tant de siècles ont été abandonnés presque du jour au lendemain comme si un raz-de-marée ou une bombe à neutrons avant tout emporté sur son passage.

Certains Juifs résistent encore à l’appel du rassemblement : les Juifs de la diaspora. Ils maintiennent leur présence un peu partout dans le monde, sauf dans les pays ou la tension a été la plus dure. Mais cette présence presque héroïque se fait au prix d’un changement notable d’identité. Ils sont devenus des Nationaux en puissance de l’état d’Israël. Ils doivent justifier le comportement d’Israël, ou s’en désolidariser, payer leur contribution à l’état Israélien ou refuser de la payer.

Être Juif pour eux revient à être un pseudo-Israélien ou un pseudo-non-Israélien. Ils ont cependant conservé la faculté de rencontrer des non-Juifs sans que ça ne menace leur fidélité au Judaïsme.

Le retournement des Juifs en faveur du nationalisme après plusieurs millénaires de résistance acharnée mérite lui aussi une explication minutieuse. L’attribuer au mouvement sioniste ne fait que décaler le problème d’un cran. Parce qu’il faut alors expliquer la sympathie des Juifs pour ce mouvement alors que 50 ans durant ils l’ont considéré avec indifférence. On pourrait aussi dire que c’est l’effroi de l’Holocauste qui les a jetés dans les bras du sionisme. Mais là c’est une étape du raisonnement qui est sautée. Entre l’effroi de l’Holocauste et la frénésie nationaliste, il y a sûrement des étapes intermédiaires.

Abraham fiancée de Yahvé

J’ai évoqué toute à l’heure ce rapport particulier des Juifs avec Yahvé. C’est je crois un des points les plus importants sur lequel on gagne à s’attarder. Beaucoup depuis des millénaires ont trouvé inadéquat ce rapport, privilégié en quelque sorte, qui rendait les Juifs le « peuple élu » d’un dieu, unique de surcroît. Choix unique d’un dieu unique, ils se trouvent évacuer le reste de l’humanité dans les ténèbres. Cette dernière interprétation est extrêmement superficielle et ne résiste pas à l’analyse, mais il faut la citer parce qu’elle est très courante et se trouve être un des fondements le plus souvent évoqués de l’anti-sémitisme.

Le rapport des Juifs avec Yahvé est, rappelons-le, un rapport d’alliance. Alliance qui a été scellée entre le patriarche Abram, et Yahvé au puits de Beer Sheba. Il y a là un rapport contractuel passé entre Abram et Yahvé. En échange de sa fidélité, Abraham (désormais) reçoit la promesse d’avoir autant de progéniture que les étoiles du ciel et le sable de la mer. Lorsque par ailleurs ce contrat est scellé autour d’un puits, qui représente ici les organes génitaux féminins, il devient assez clair qu’il concerne un rapport de nature sexuelle. Il est vrai que malgré toutes les indications qui en sont données on a du mal à reconnaître derrière la barbe vénérable du patriarche….une fiancée. L’élection est ici la sélection d’une épouse. L’épouse est Abraham qui représente la communauté. Sa fidélité à l’époux divin lui assurera une reproduction sans limites de temps et de nombre.

Bris d’alliance

L’alliance est donc un mariage qui vise la reproduction et donc la survie de la communauté. Le contrat a toujours été rempli par Yahvé et justifiait donc d’être maintenu. Avec l’Holocauste les termes du contrat ont changé. On peut dire que d’une certaine façon Yahvé n’en a plus respecté les termes. Non seulement il a cessé d’assurer la reproduction des Juifs, mais il a également omis de les protéger lors de la Shoah. Il y a là manifestement un bris de contrat.

Ce contrat a protégé les Juifs contre toutes sortes de pressions qui auraient pu les broyer. Sans lui le Judaïsme n’aurait sans doute jamais existé. Le bris de ce contrat a dès lors des conséquences désastreuses, dans la mesure ou il laisse les Juifs sans contrat. En soi, le nationalisme dans lequel sont immédiatement tombés les Juifs n’est pas un nouveau contrat. C’est un contrat entre une « nation » et un état qui semble vouloir se substituer au contrat avec Yahvé. Mais ils n’ont aucune commune mesure l’un avec l’autre.

Israël peut-il remplacer Yahvé?

Yahvé est une entité abstraite qui a besoin de la collectivité des Juifs pour exister. Alors que l’état d’Israël est une entité relativement concrète qui, en principe, pourrait se dispenser du soutien des Juifs pour exister. Un état « normal » n’est pas menacé dans son existence si sa population ou le reste du monde cesse de se passionner pour celle-ci.

Pour que l’État d’Israël puisse ressembler en termes d’abstraction à Yahvé, il faut qu’il ait, comme lui, le même statut incertain et dépendant d’une certaine volonté collective. Il faut par conséquent que l’existence de l’état d’Israël soit continuellement menacée pour qu’il puisse postuler à susciter le même niveau de mobilisation que Yahvé. Advenant cependant que la menace ne soit plus d’actualité, que de façon prévisible aucun danger ne risque manifestement de prendre forme, l’état d’Israël change automatiquement de statut. Au lieu d’être un équivalent de Yahvé en période de danger, il devient une institution qui inspire soit la lassitude, soit la culpabilité.

La culpabilité laïque et la lassitude traumatique

La culpabilité est certainement la façon la plus économique d’aborder la pesanteur institutionnelle de l’État. Le fait de posséder quelque chose sans avoir de rival est contrebalancé par le sentiment de culpabilité. On retrouve ce sentiment de culpabilité surtout chez les Juifs de gauche qui, se sentant coupables de posséder quelque chose d’illicite, sont prêts à en sacrifier une partie pour avoir la conscience tranquille. Ils ont sur les autres un avantage : celui de disposer d’un idéal laïc qui n’a pas été trop ébranlé par l’Holocauste ou la perte de Jehovah. La culpabilité s’inscrit dans le cadre de cet idéal laïc de partage égalitaire.

En revanche, ceux qui éprouvent de la lassitude face à un Israël sécurisé vivent une situation autrement plus dramatique dans la mesure ou c’est leur énergie vitale qui est grandement atténuée. La lassitude est le siège de leur difficulté, ils sont piégés dedans. Elle ne peut que s’accroître s’ils ne prennent pas de mesures rapides pour y mettre fin.

La première mesure, la plus naturelle est l’insatisfaction. Si dans ce rapport plein avec un état pacifié on conserve une marge d’insatisfaction on court moins le risque d’être terrassé par la pesanteur institutionnelle. Un État dont il importe qu’on le soutienne de notre désir pose de sérieux problèmes si non seulement il n’a plus besoin de nous mais de surcroît prétend nous satisfaire.

Il ne s’agit pas bien sûr d’une insatisfaction qui porte sur les services offerts par l’État, mais de l’insatisfaction fondamentale qui porte sur les modalités d’existence de cet État. Face à un donateur hypothétique (l’Occident), on se présente comme manquant d’un petit supplément de respect ou de terre. On revendique ce petit plus avec d’autant plus de véhémence que la revendication a en elle-même des effets bienfaisants.

La revendication trouve cependant rapidement ses limites. Il y a longtemps que l’Occident n’est plus preneur dans ce genre de négociation. Il s’est lavé les mains du sang de ces justes puisqu’il s’est fait remplacer par les Arabes. De fait l’insatisfaction ne pouvant s’exprimer à l’égard de l’Occident, se manifeste par des provocations de toutes sortes à l’égard des Arabes. Humiliations, emprisonnements, meurtres, accaparement de terre et d’eau : tout est bon pour ranimer la guerre et le danger qui mette fin à la lassitude qu’engendre la paix.

Ceux qui sont familiers avec la Psychanalyse auront reconnus dans les premiers les névrosés obsessionnels qui se nourrissent de culpabilité et vivent dans un monde relativement cohérent même si le père y est mort. Dans le cas présent, celui de la laïcité ou Yahvé est mort non pas à cause de l’Holocauste, mais à cause d’un mouvement général de modernisation laïc.

Le cycle infernal des hystériques

Dans les seconds on peut aussi reconnaître l’insatisfaction des hystériques qui débouche rapidement, faute d’interlocuteurs, sur les provocations des traumatisés. Les Israéliens de droite et plus particulièrement Sharon sont les modèles de ce genre de comportement. Pour eux le processus est relativement complexe. Il commence par la disparition de Yahvé, personnage paternel, en raison de l’Holocauste ce qui les rend extrêmement vulnérables à toutes les formes institutionnelles englobantes, de type maternel.

Lorsque, en période de paix, ces formes maternelles deviennent prévalantes ils cherchent une marge de liberté aussi minime soit-elle. C’est ainsi qu’ils essaient de contester le « don » d’Israël que l’Occident leur a fait comme pour faire émerger un lieu de parole dans cet enfermement maternel. Peine perdue, la position angélique de l’Occident ne laisse aucune marge à un dialogue. Il leur donne satisfaction rapidement pour ne laisser aucune prise à des récriminations.

La contestation doit alors déboucher dans l’acte au lieu de se déployer dans la parole. Les provocations à l’encontre des Palestiniens et des Arabes se substituent à la négociation avec l’Occident. Ainsi de proche en proche un processus qui commence avec l’Holocauste et la mort de Yahvé débouche comme par nécessité sur une guerre endémique.

L’échec des laïcs

Aussi longtemps que le projet laïc était encore crédible, cet aspect était beaucoup moins évident. Mais à partir des accords d’Oslo et leur incapacité à apporter de véritables solutions psychologiques tant aux Palestiniens qu’aux Juifs, c’est progressivement le «projet» traumatique qui a pris le dessus sur le projet laïc.

Aujourd’hui les laïcs sont sous perfusion au Moyen-Orient. Il ne leur reste que le prestige du passé. Pour le reste, ils meurent de vieillesse ou bien subissent un dernier recyclage comme cible abhorrée des «traumatiques». Ils s’éteignent alors dans un dernier feu d’artifice. Sadate, Rabin, Saddam Hussein, Arafat, ont subi les derniers outrages pour avoir soutenu un nationalisme laïc que l’histoire n’a pas voulu retenir hors des frontières de l’Europe.

L’essor des nationalismes religieux

Le nationalisme religieux, en revanche, semble avoir un énorme potentiel d’extension. Je n’entrerai pas ici dans des considérations géostratégiques, mais il est certain que le nationalisme religieux qui est capable de constituer de grands ensembles religieux, est particulièrement favorisé par le mouvement actuel de mondialisation.

On voit actuellement se dessiner, ce qui était inimaginable il y a quelques années seulement, un bloc islamiste. En apparence ce bloc est en opposition avec l’intégrisme juif et chrétien, alors qu’en réalité les trois intégrismes se nourrissent mutuellement. Preuve en est que l’intégrisme islamiste n’a jamais été aussi puissant que depuis qu’il «bénéficie» de l’hostilité américaine. De la même façon que l’intégrisme juif n’a jamais été aussi sûr de ses arguments que depuis que le Hamas et le Djihad ont prospéré.

Les circonstances actuelles favorisent énormément les intégrismes parce qu’ils militent en faveur de la constitution de grands blocs religieux. De plus, actuellement, les trois intégrismes ont accumulé une potentiel de nuisance extrêmement élevé en termes d’armement ou en termes de potentiel haineux.

En leur défaveur cependant, il devient de plus en plus clair qu’ils ont atteint tous les trois un niveau de bestialité qui révulse jusqu’à leurs propres militants. On ne peut pas descendre impunément à de tels niveaux de déchéance. Ce qui est fabuleux chez l’être humain c’est qu’aux niveaux les plus bas de l’abjection il trouve toujours le moyen de lever la tête pour reconstruire un monde d’espoir. L’intégrisme a atteint un tel niveau de puissance que la seule force capable de le contrer ou de modérer ses ardeurs est la main nue de l’homme. En ces moments ou les horizons sont particulièrement sombres, le temps est peut-être venu de dire non à la bestialité. Le temps est peut-être venu de rendre à l’humanité ses droits.

D’un retour à l’humain

Ce sursaut d’humanité doit cependant être mené avec la plus grande vigilance pour avoir des chances d’atteindre son but. Il faut prendre garde à ce qu’il ne doit pas être avant d’élaborer ce qu’il sera.

1.   Il ne sera pas un sursaut d’indignation. Car l’indignation est une arme à caractère politique qui malheureusement ne débouche pas toujours sur plus de clairvoyance.

2.   Il ne sera pas non plus un sursaut religieux car on ne peut pas demander à des gens qui ont perdu le sens du divin de le retrouver dans un sursaut. L’intégrisme est une réaction à la disparition du sens du divin et non pas une croyance excessive au divin comme il voudrait nous le faire croire. C’est une réaction qui veut faire «comme si Dieu n’était pas mort». L’exagération dans l’application de la loi est une façon de camoufler la disparition de celui qui est supposé en défendre l’application. C’est en somme une dénégation qui dit «Non il n’est pas mort puisque la loi est quand même appliquée».

3.   Il ne sera pas non plus un sursaut laïc. La laïcité a complètement épuisé ses ressources au Moyen-Orient. Il reste encore quelques états laïcs au Moyen-Orient qui ne doivent leur survie qu’à l’habitude. Les partis laïcs perdent progressivement leur électorat et ne réussissent guère à stimuler que quelques bons sentiments. Il est clair que la laïcité est loin d’avoir transcendé les frontières religieuses, encore moins les frontières nationales. Surtout depuis que certains ont prétendu être laïcs et juifs sans y voir la moindre contradiction.

4.   Il ne sera pas enfin un sursaut politique ou des compromis portés pas la lassitude viennent terminer un conflit dans l’insatisfaction générale. Ces solutions sont le plus souvent éphémères et il suffit d