Les destins de la différence
Les destins de la différence
Karim Jbeili
Si on maintient ces humains dans la même nudité par grand froid suffisamment longtemps, on s’aperçoit aisément que le mouvement qui caractérise habituellement ces humains est remplacé progressivement par une immobilité irréversible.
Tel est au fond le réel brut pour ne pas dire brutal, auquel nos arrières ancêtres ont dû faire face. Pour l’appréhender, ils ne disposaient pas de concepts substantiels comme le prétend la Bible qui nous présente Adam nommant les êtres de la nature qui l’environne. L’esprit humain est incapable d’appréhender une réalité en la nommant comme si elle était constituée d’entités diverses. Il doit d’abord l’appréhender à travers des différences que ses sens lui permettent de repérer :chaud/froid, clair/obscur, jour/nuit etc.
Nos ancêtres ont donc créé quelque chose qui fera florès par la suite : la notion de différence, qui avait la singulière propriété de retenir l’attention et surtout de laisser des traces mémoire.
Dans la situation que nous venons de décrire, les différences sont : la différence homme/femme, la différence vie/mort et la différence apparent/caché. Pour rendre ces différences plus manipulables, ils ont inventé des signifiants oppositionnels, c’est-à-dire qu’ils ont inventé le concept de négation. Les signifiants oppositionnels se caractérisent par cette négation. Si nous avons les signifiants oppositionnels X/Y, on dira alors que X= non Y ou alors, ce qui revient au même, Y= non X. Ce qui revient à dire pour les 3 couples de signifiants qui nous concernent : homme = non femme, vie = non mort et apparent = non caché.
Moyennant ce subterfuge X et non X, ils vont réussir à appréhender très partiellement leur réel relativement complexe. Ce système très performant a cependant un inconvénient c’est que les oppositions vont avoir tendance à s’émousser. X aura tendance avec le temps à se confondre à nouveau avec Y. C’est un sacré problème parce que pour retrouver cette opposition, il faudra peut-être revivre la première situation où elle est apparue, ce qui est rien moins que garanti.
Avec les siècles, on a cependant fini par trouver une solution qui est la suivante. On a inventé un Z qui a intérêt à ce que la différence entre X et Y se maintienne. Mais en quoi consiste cet intérêt? C’est que Z va prélever tout ou partie de la différence entre X et Y, qu’il va contribuer à créer et à maintenir.
L’histoire du maître et de l’esclave de Hegel décrit justement comment le face à face de la lutte de prestige a quelque chose d’impossible parce qu’il implique l’égalité. Les deux protagonistes se battent jusqu’à ce que l’un d’entre eux, par crainte de la mort, finit par céder et reconnaître l’autre comme son maître. L’égalité impossible de la lutte de prestige, débouche sur une différence maître/esclave. Cette différence stable et manifeste, ne fait, en réalité, qu’incarner ou représenter une différence plus subtile, plus éphémère, celle qu’a ressentie brièvement et avec acuité le futur esclave : la différence vie/mort.
Le futur esclave en ayant peur de mourir prend conscience soudainement de la différence vie/mort, mais il a besoin de quelqu’un pour l’aider à maintenir la vivacité de cette différence. Ce quelqu’un est tout trouvé, ce sera le maître qui sera d’autant plus intéressé au maintien de cette différence qu’elle tombera entièrement dans son escarcelle. La différence entre la vie et la mort c’est, nous l’avons vu plus haut, le mouvement. Le maître va bénéficier de tous les mouvements de l’esclave, c’est-à-dire de son travail.
Yahvé, comme le maître de Hegel, a demandé à Abraham de sacrifier ses deux fils. Le mythe est interprétable comme un sacrifice des prémisses. Il met en valeur la différence entre le fait d’avoir et de garder pour soi un enfant et le fait de le perdre, comme si on n’en avait jamais eu. La différence met en relief ici le fait de la procréation. Ayant éprouvé avec acuité le danger de perdre son unique enfant, Abraham va se soumettre à Yahvé. Il gardera indéfiniment en mémoire le souvenir de cette menace. Il se fera l’esclave de Yahvé et lui donnera indéfiniment le fruit de sa procréation.
Fait remarquable, la mort dans ce mythe, aussi bien que dans celui de Hegel est virtuellement absente en tant que fait visible ou audible. La mort apparaît plutôt comme un fait réel (dans le sens lacanien), c’est-à-dire un fait impossible, une sorte de limite que l’on n’atteint jamais. Et si par malheur le sort nous y mène, il faut s’en détourner le plus vite possible après l’avoir voilée du linceul de la pudeur. La vie est également absente, tout aussi impossible que la mort. Lorsqu’il lui arrive d’apparaître, en la personne d’un enfant, il faut la limiter, la menacer, la contrôler, modérer son insolence en somme. La vie et la mort doivent rester étroitement imbriquées sans jamais apparaître séparément l’une de l’autre.
Mais qu’en est-il à présent de la différence des sexes? Comment l’esprit humain va-t-il appréhender cette différence à ses stades les plus primitifs? Freud à ce sujet nous a offert un mythe, celui de la horde primitive. Le père de la horde, dans la structure communautaire, dit Freud, est celui qui possède toutes les femmes et prive par conséquent de jouissance tous les fils. C’est une façon disons, radicale et très occidentale, de faire sentir la différence homme/femme, probablement sous la menace de la mort.
Il y aurait une version plus «soft» du mythe, plus orientale, qui serait la suivante. Le père de la horde ne prend pas toutes les femmes, mais menace seulement de les prendre en assortissant sa menace d’un danger de mort. Les fils de la horde, par crainte de mourir, se soumettent au père et s’engagent à lui donner le fruit de la jouissance de celle qui n’est désormais plus leur femme. En se soumettant et en étant privé de la propriété, et non de l’usufruit, de toutes les femmes, les fils sentent constamment présente la différence homme/femme.
Le père de la horde, après avoir soumis les fils, va jouir des fruits de leur labeur procréatif, c’est-à-dire de leurs enfants.
Certes, les femmes sont possédées par le père. Mais ça n’empêche aucunement les fils de coucher avec ces femmes. Simplement, lorsqu’ils le font, c’est au nom de ce père et pour lui. Les frères baisent, au nom du père, des femmes qui appartiennent à ce même père. Il pourra prélever autant d’enfants qu’il veut pour faire la guerre ou pour les sacrifier à son Dieu.
La jouissance des fils sera perçue par le père de la horde ou le père de la communauté comme une sorte de salaire pour son souci de maintenir active la différence sexuelle.
La différence sexuelle doit absolument être maintenue pour que se maintienne le désir. Lors de la consommation de l’acte sexuel, elle disparaît momentanément dans la fusion des sexes mais réapparait par la suite. Elle ne peut, en revanche, se radicaliser et devenir une différence essentielle. Les deux sexes ne sont pas d’essence différente en Orient. Il faudra sans cesse exercer des pressions sociales et culturelles pour écarter les deux sexes fondamentalement similaires.
Ainsi, au niveau des organes sexuels, la vulve et le phallus n’ont pas le droit de devenir des entités substantielles. C’est sans doute pour cette raison, pour ne pas qu’ils se montent le cou jusqu’à penser qu’ils sont distincts l’un de l’autre, qu’ils sont soumis à des rituels de soumission. La circoncision, la perte de la virginité et l’excision sont des rituels qui visent à diminuer les prétentions des deux sexes à l’autonomie. Le caractère relatif de la différence des sexes est impératif. En langage mathématique, on dirait qu’il s’agit d’un ensemble ouvert qui ne contient pas ses deux limites, le sexe féminin et le phallus. Entre les deux extrêmes, une continuité nécessaire. La différence sexuelle devient une question de dosage de féminin et de masculin.
Ce que Freud appelle la phase phallique devrait, en version orientale, s’appeler plutôt la phase vagino-phallique. C’est à dire la phase où seule la différence des sexes prévaut. La phase n’est phallique qu’en apparence. En réalité elle est bisexuée, ce qui correspond, du reste à l’hypothèse de base que Freud s’était donné. Le fait que le vagin soit soumis à des rituels spécifiques de soumission, au même titre que le phallus, me paraît être un argument décisif en faveur de cette idée. Le vagin est présent au même titre que le phallus; il est constitutif du mélange.
Seules les contraintes sociales deviennent un moyen de doser les mélanges; L’homme va voiler sa féminité avec des airs machos qu’il pourra panacher avec une certaine bienveillance. Tandis que la femme va user du voile pour cacher ce qui de la féminité est trop masculin et en particulier le poil ou le cheveu, ces excroissances naturelles qui simulent trop habilement la flexibilité du membre masculin. Si les femmes doivent cacher leurs cheveux, raser leurs poils surtout la nuit de leurs noces, les hommes doivent en revanche laisser pousser leurs favoris et leurs barbes et laisser pendre des bouts de corde qui en disent long sur leur organe sexuel.
Ce qui nous amène à cette troisième différence, celle entre l’apparent et le caché. Ici aussi, un savant dosage doit demeurer et l’attrait d’une femme se mesurera à son art de voiler ce qu’elle veut montrer. Comme pour la vie et la mort et la différence sexuelle, le dosage de l’apparent et du caché exclue ses limites. Celles-ci étant d’une part le totalement caché et d’autre part, le totalement apparent, c’est à dire le pornographique.
On observe à ce sujet un phénomène très remarquable en Orient, une sorte de mutation entre deux paradigmes. Pendant une très longue période historique, c’est la mixité du caché et de l’apparent qui a prévalu. Les femmes portaient alors des vêtements qui, tout en les voilant, galbaient leurs formes en les rendant d’autant plus attrayantes. La fameuse « melaya laf » de la femme égyptienne, qu’elle utilise avec une habileté consommée pour faire parler ses charmes, en est un exemple éloquent.
Cette période naïve, si je puis dire, est révolue. Depuis les années 80, avec l’intégrisme, a commencé à prévaloir un mode du voilé beaucoup plus sévère. Le voile doit désormais effacer les rondeurs féminines en les remplaçant par d’austères lignes droites. La mixité du voilé et de l’apparent est remplacé par une distinction radicale où le parfaitement voilé doit sans cesse affronter un irréductible pornographique, qui s’entête et insiste, malgré l’amoncellement des voiles.
En Orient il est des religions comme de la sexualité. Les communautés coexistent entre elles et partagent les fêtes du calendrier. Chacun chôme aux fêtes de l’autre sans y penser. Les purifications ethniques de l’État Nation ont eu beaucoup de mal à s’implanter. Il aura fallu des décennies de violences coloniales, il aura fallu mener l’irritation des Orientaux à son comble par des humiliations incessantes pour qu’enfin leur esprit commence à basculer dans la rupture des signifiants, pour que la vie/la mort, l’apparent et le caché, les diverses communautés finissent par se déchirer les uns des autres.
Dans cet univers culturel, on cultivera volontiers un art de la différence de soi à soi. Au célèbre A=A qui fonde la science occidentale, on préfèrera le A ¹A. Dans le langage courant on introduira des gardes-fous pour éviter les dangers de l’identité à soi. Le plus bel exemple en serait les 99 noms de Dieu qui adéquatement insérés dans un discours permettent toujours d’encadrer, de mettre des limites à une vantardise possible. D’ailleurs on dira plus facilement que Dieu est «plus grand» et «plus sage» plutôt que «le plus grand» ou «le plus sage». Même limitatif, on ne souhaite pas que Dieu soit La limite
Toujours est-il que si Dieu est plus grand ou plus sage, etc., il n’y a aucune chance pour que je franchisse par mégarde cette limite. Comme une infinité de petites circoncisions qui encadrent mon identité non identique.
On retrouve des processus comparables dans tous les aspects de la vie quotidienne, y compris dans l’assemblage des signifiants de la présentation de soi. Il y a comme une phobie de la complétude ou de la perfection dans la présentation de soi. On justifie cette phobie par la crainte du mauvais oeil, mais en réalité, il s’agit d’une crainte d’atteindre la perfection et donc l’identité à soi.
La crainte de la représentation picturale humaine est du même ordre. Ce qui est redouté, c’est la complétude imaginaire qui rapproche dangereusement de l’identité à soi. La lettre est alors un bon moyen de déjouer cette complétude. La lettre et l’image se conjuguent, se mélangent et s’opposent. Dans les murales hiéroglyphiques aussi bien que sur les icônes byzantines, elles constituent un couple de signifiants qui vient se superposer au couple cacher et montrer. La lettre et l’image ont elles aussi des limites réelles à ne surtout pas transgresser. D’un côté, l’écriture non cursive et sans âme et de l’autre, l’image pure sans signe.
On retrouve la même crainte de l’identité à soi au niveau sexuel. La forme sexuelle probablement la plus prohibée en Orient est certainement la masturbation parce qu’elle représente le sommet du rapport de soi à soi. Il est ainsi préférable d’aimer la compagnie d’autrui et de ne pas avoir de préférence marquée pour l’isolement.
Il est également peu recommandé d’avoir une orientation sexuelle particulière à l’exclusion d’une autre et encore moins de revendiquer cette orientation comme source de son identité. On pourra par contre être indifféremment homosexuel et hétérosexuel ou toute autre orientation sexuelle et manifester publiquement ces tendances à condition qu’elles ne soient pas mutuellement exclusives. On verra ainsi des couples du même sexe ou de sexe différent se tenir par la main ou par le bras ou s’embrasser dans des moments d’émotion mais on ne verra jamais des manifestations plus « hard » de l’une ou l’autre orientation. Ces échanges érotiques ne seront pas, du reste, reconnus comme étant de nature sexuelle, légitimés qu’ils seront par le cadre intime du communautaire et du familial.
On pourra observer un érotisme intergénérationnel très intense au sein des familles ou des communautés mais la pédophilie et l’inceste seront prohibés sévèrement. Toutes les formes soft de l’érotisme seront recouvertes du voile légitimant du lien familial ou de la solidarité communautaire alors que les formes dures seront tout simplement impensables.
L’homosexualité permet de marquer de façon caricaturale la différence entre les deux mondes. En Orient, les formes «soft» de l’homosexualité sont tolérés, voire même recommandées; tandis que l’homosexualité avérée et revendiquée comme telle est prohibée. En Occident c’est, trait pour trait, l’inverse. Être gai est tout à fait pensable, alors que tenir la main d’un homme dans la rue est tout à fait aberrant.
Nous venons d’explorer les soubassements du psychisme humain. La notion de différence est absolument universelle. On la retrouve dans toutes les collectivités humaines de la plus primitive à la plus évoluée. C’est la façon de manifester et traiter cette différence qui change d’un peuple à l’autre, d’une zone géographique à l’autre.
Nous allons à présent changer d’étage, passer du génotype au phénotype. Et explorer comment l’Orient se débrouille avec la différence et ce que font les Orientaux lorsqu’ils émigrent et rencontrent la façon très particulière qu’a l’Occident d’aborder la différence.
Mais, commençons par le plus facile : l’Occident. C’est facile de comprendre l’Occident parce qu’il parle aisément de lui-même. Les fondements de la civilisation occidentale, elle ne s’en cache pas et en est même très fière, c’est l’égalité. Les riches comme les pauvres sont égaux devant la loi. Les hommes et les femmes doivent être égaux sous tous les angles possibles. Les gens qui ont un rendez-vous doivent arriver à l’heure et, de préférence, en même temps pour ne pas avoir fait attendre l’autre. Les couples doivent atteindre leur orgasme en même temps. Les convives payent chacun leur part au restaurant. Les homosexuels doivent avoir un mariage d’égale valeur que les hétérosexuels. Les commerçants affichent le même prix pour tous leurs clients et ont défini au préalable un prix pour leur marchandise, dont ils ne dérogeront pas. Les enfants d’une même fratrie ont tort d’être jaloux les uns des autres puisqu’on les traite équitablement. Même à l’école, on les prive de l’opportunité d’être jaloux entre eux en évitant de leur donner des notes qui puissent les distinguer.
Les marchandises vendues dans les magasins sont strictement identiques au dixième de micromètre près. Même les objets ou les êtres uniques sont tenus d’être constants dans le temps. Un individu ou une entreprise qui assurent un service donné, ne doivent pas laisser varier la qualité de leur service. Les humains sont tenus d’être égaux à eux-mêmes dans leur travail comme dans leur vie familiale. Les espaces ne peuvent pas remplir plusieurs fonctions. Chaque surface est destinée exclusivement à une fonction unique, à moins que le contraire ne soit précisé et qu’alors, il faille détailler ces fonctions pour exclure les autres. Les espaces sont donc fonctionnels et standardisés. En somme tout être est égal à lui-même et A=A.
Bref, si l’égalité était un dieu, l’Occident serait monothéiste. L’égalité nous est enfoncée dans la tête au moins jusqu’au cerveau reptilien. On l’a verbeuse et revendicative. Tous les champs de la vie sont passés au tamis d’une égalité obsessive, cherchant sans cesse à dénoncer ce qui a bien pu lui échapper.
Par opposition à cette égalité qu’on ne peut manquer tellement elle est manifeste, l’Orient s’est façonné depuis la nuit des temps une passion pour la différence. L’homme et la femme doivent manifester leurs différences dans le cadre de leur relation sans qu’aucun doute ne subsiste. Se singulariser ou se prévaloir de relations bien placées est la meilleure façon de se sécuriser et de se valoriser socialement. Les gens qui ont un rendez-vous sont dans l’impossibilité absolue d’arriver à l’heure et une négociation intérieure doit se faire quant à savoir lequel arrivera le premier et lequel fera attendre le ou les autres. Concernant la sexualité, on a très peu d’informations, mais on peut dire que la satisfaction de l’organe mâle l’emporte très largement sur le souci de la simultanéité des plaisirs. Au restaurant, partager le prix du repas est tout à fait impensable. Il faut qu’un paye pour tous les autres, manifestant ainsi sa différence de ceux qui ne payeront pas.
La fête du mouton chez les Musulmans ou la Pâque chez les Juifs et les Chrétiens ainsi que toutes les sortes de sacrifices de prémisses sont aussi le signe de la différence entre la progéniture ou la récolte que l’on aura et la part que l’on aura sacrifiée à Dieu et qui sera continuellement manquante. La récolte aussi bien que la progéniture ne pourra pas être ainsi égale à elle-même. La formule A ¹A s’applique donc particulièrement bien ici.
Arriver à l’heure à une rendez-vous implique qu’on s’engage à rester fidèle à son désir. C’est impensable. Produire un travail parfait implique qu’il devra demeurer tel, sans changements, ce qui est également impensable. Faire une représentation picturale de quelqu’un c’est le figer dans la mêmeté. Ce qui est tout aussi aberrant en Orient. Il ne faut pas qu’il y ait d’identité à soi.
Si deux événements qui se succèdent ont l’air de se ressembler, c’est un fait tout à fait fortuit et même trompeur. Parce que celui ou ceux qui sont à l’origine de l’événement ne sont pas du tout sûrs, jusqu’à la dernière minute de la capacité de leur désir à se reproduire et donc à produire l’événement. L’événement est donc sui generis, toujours unique et purement fortuit, ne supportant aucune comparaison avec un autre qui l’aurait précédé ou suivi. Même dans le temps il ne faut pas que deux événements successifs soient identiques. On ira même jusqu’à célébrer des rituels infiniment répétitifs comme les cinq prières quotidiennes des musulmans sans éprouver du tout l’ennui de la répétition. Chaque itération du rite est sui generis et n’épuise pas son sens dans sa forme extérieure répétée. Même répétitif, le rituel est chaque fois différent.
Je pourrais citer ainsi des exemples à l’infini. La vie quotidienne des Orientaux est marquée à chaque minute par la nécessité de produire de la différence. Ce qui ne veut pas dire qu’ils en ont conscience. C’est un phénomène chez eux totalement inconscient, profond, atavique. Les quelques fois où je leur en ai parlé, ils se sont sentis ridiculisés, voire insultés. Non pas tant parce que je révélais un de leurs secrets les mieux gardés, mais plutôt parce que de l’éventer risquerait de le rendre inopérant. Cette propension à la différence ne pourrait peut-être plus fonctionner si elle devait opérer sous le regard d’un observateur. Figée par le regard de l’autre, elle serait condamnée à se répéter, identique à elle-même, et perdrait la liberté essentielle d’être chaque fois même et différente. Alors que l’Occident n’a aucune difficulté sur ce plan-là. Il peut afficher son amour de l’égalité, le crier haut et fort sans risquer de la compromettre. D’avoir été revendiquée, l’égalité n’en sortira que renforcée.
Les traits essentiels de ces deux univers mentaux étant établis, il nous reste à voir comment ils interagissent entre eux lorsqu’ils sont mis en présence l’un de l’autre. Ce cadre général étant établi, voyons quel effet il a sur les immigrants d’origine orientale. On l’a vu plus haut, ces immigrants proviennent d’une atmosphère culturelle dans laquelle il importe par-dessus tout de créer et de maintenir les différences. Elles constituent, pour eux, un construit de leur civilisation, une de ses conquêtes fondamentales.
C’est dire que l’absence de ces différences ou l’absence de la possibilité de les élaborer aurait des conséquences dévastatrices. Un peu comme si, tout à coup, des acquis civilisationnels venaient à être perdus massivement. L’humain peut être renvoyé au rang d’animal, l’homme libre au rang d’esclave, les différences entre l’homme et la femme disparaîtraient et donc la possibilité même de désirer et de se reproduire. On ne pourrait plus faire de commerce, puisqu’on ne pourrait plus évaluer la valeur de la marchandise par la négociation. C’est dans cet ordre de grandeur, de la dimension d’une catastrophe que l’Oriental appréhende la disparition des différences.
Déjà, dans son pays, il s’est senti à l’étroit, au bord de la sclérose, et s’est senti prêt à tout sacrifier pour conserver le droit et le pouvoir de construire des différences. On pourrait dire que l’immigrant oriental est, de tous les Orientaux, celui pour lequel il importe le plus de maintenir les différences.
Malheureusement, il rencontre en Occident un phénomène auquel il est loin d’être familier : c’est l’obsession occidentale de l’égalité, qu’il repère tout de suite comme dangereuse pour son souci du maintien des différences. Elle en est certainement aux antipodes, puisqu’elle n’a d’autre préoccupation que, justement, d’éliminer les différences. C’est là qu’il en vient à être partagé entre le sentiment qu’il a tout simplement affaire à des barbares prêts à détruire toutes les formes de civilisation et le sentiment d’admiration devant les formidables réalisations de cette «barbare» civilisation occidentale.
Alors qu’à l’origine, avant qu’il ne quitte son pays, l’Occident lui paraissait la source même de la nouveauté et de l’incertitude et se présentait en tant que telle, comme une figure paternelle, arrivé à destination, il découvre un univers qui pourrait avoir sur lui des effets dévastateurs tout en étant très puissant. Aussi dangereuse qu’une figure maternelle sans alternative paternelle. Il est parti dans l’espoir de rencontrer un père mais trouve une mère phallique à l’arrivée.
Intellectuellement, il va se sentir totalement démuni face à un Occident triomphant qui argumente inlassablement sa vertueuse égalité. Il sera sans cesse à court d’arguments parce que les seuls dont il dispose sont religieux et sont dès lors inutilisables en Occident.
C’est ainsi que commencera pour lui le traumatisme. Il se trouve devant une force admirable et surpuissante qui exige de lui la disparition des différences, ce qui équivaut pour lui à la mort. Face à cette force, il n’a absolument aucun recours, sinon l’ « égalité des chances », argument qu’il conteste justement profondément. Il est donc pieds et poings liés face à une figure maternelle phallique qui veut sa mort.
Face à ce traumatisme qui fait sans recours disparaître les différences, l’immigrant oriental sera très fortement tenté de se convertir à une nouvelle religion très moderne qui s’appelle l’intégrisme. Quelle que soit sa religion d’origine, il trouvera chaussure à son pied. Il y a un intégrisme pour chaque religion.
L’intégrisme a un avantage important sur toutes les autres religions, d’où son pouvoir de séduction, c’est qu’il instaure une mythologie où les signifiants majeurs sont totalement distincts. Je n’entrerai pas dans les détails de tous les signifiants, je vais me contenter du couple de signifiants le plus important, à savoir la vie et la mort.
Dans les religions abrahamiques, Abraham doit devenir très menaçant et lever le couteau sur son fils pour que celui-ci ressente véritablement la différence entre la vie et la mort. Ce sacrifice doit être répété inlassablement par tous les croyants chaque année pour que chacun soit sensible à cette différence.
Avec l’intégrisme, le sacrifice humain du chahid (martyr) instaure une différence radicale entre la vie et la mort. Le martyr est mort, mais il est en même temps vivant au paradis. La différence entre la vie et la mort est évidente et n’est plus contestable. Les signifiants qui étaient autrefois différentiels sont désormais substantivés. Ils existent en soi et indépendamment l’un de l’autre. Plus besoin d’un système complexe de rituel pour les différencier.
L’intégrisme sauve de la mort qu’implique l’indifférenciation en instaurant la vie et la mort comme deux choses radicalement distinctes. Il y a là une stabilité à laquelle ne peut pas ne pas être sensible l’immigrant qui voit ses repères disparaître.
Les religions monothéistes traditionnelles sont comparables, pour ceux qui sont familiers avec l’électricité, à l’électrostatique. On peine à séparer les charges positives des charges négatives et, pour peu que la force qui les distingue disparaît, chacun retrouve sa chacune, le plus retrouve le moins et on retombe dans la neutralité. Par contre, l’intégrisme est comparable à un circuit électrique avec une différence de potentiel à la clé. Même si les charges négatives vont rejoindre les charges positives, la différence de potentiel demeure inchangée.
Ce qui vaut pour l’émigrant vaut aussi pour l’Orient lui-même. La mutation que subit l’émigrant atteint également des franges importantes des Orientaux en Orient. L’Orient est en train de muter sous la pression médiatique mondialisante. Très peu de zones sont à l’abri de la pression égalisatrice. Le succès de l’intégrisme islamique est le fruit de cette mutation culturelle majeure qui s’incarne essentiellement dans la rupture du rapport dialectique entre les signifiants de la vie et de la mort. Le sacrifice du kamikaze vient nous le rappeler presque quotidiennement. La mort est désormais sur un versant et la vie éternelle sur un autre. La coexistence au sein d’un être vivant de la vie et du danger de mort est devenue presque incongrue. Une pression constante se fait sentir vers un déchirement de cette coexistence.
Est-ce que cette mutation est irréversible? C’est dur d’en juger. Certaines mutations du même type se sont installées définitivement et ont fait grand bruit. D’autres, par contre, se sont évanouies et ont donc été beaucoup plus discrètes. Elles dépendent, sans doute, des avantages qu’elles peuvent procurer ou non à la civilisation mutante.
Deux logiques s’opposent désormais au sein même de l’Orient, entre une tradition religieuse et une réforme intégriste. Deux logiques qui reflètent ou transmettent l’espèce de mésentente, qu’on a peur de qualifier de conflit, entre l’Orient et l’Occident.
Tout au long de ce texte, j’ai certainement exagéré les différences entre les deux mondes pour mieux les mettre en valeur. Il reste que toutes ces différences se réduisent à une seule :celle qui réside dans la façon de traiter les oppositions signifiantes. Il n’y a donc pas de différence essentielle entre l’Orient et l’Occident. On peut trouver des mixages de signifiants en Occident comme des ruptures de signifiants en Orient.
La complexité de la situation doit être rendue sur le plan discursif pour sortir des clivages où les excès et la violence font écho à l’incompréhension qu’on a des phénomènes. Il s’agit que tout le monde, c’est-à-dire les Occidentaux aussi bien que les Orientaux eux-mêmes, parviennent à mettre des mots, à expliquer, à comprendre, à justifier, à reconnaître un univers où il importe de créer sans cesse et inlassablement de la différence pour qu’elle ne s’évanouisse pas. Cet univers est sans cesse décrié, discrédité, par un Occident arrogant et par des Orientaux se reniant eux-mêmes. Cet univers est aussi précieux que la vie, mais il n’a pas développé les armes pour se défendre et sombre lentement. La seule arme qui le sauvera sans l’écraser est celle des mots.
Il s’agit de construire un discours qui dirait l’Orient. Un discours philosophique qui serait en mesure de s’adresser à l’Occident en détaillant avec fierté toutes ses particularités. Ce qui compte dans ce discours c’est de préciser que l’Orient ne dépend pas d’une religion particulière ni même de plusieurs religions à la fois. L’Orient a un esprit qui transcende toutes les religions et qui peut être mis en mots. Il peut par conséquent s’instaurer un véritable dialogue avec l’Occident sur cette base. C’est aux Orientaux surtout de faire cet immense travail de comprendre et de dire ce qu’ils sont.