La subjectivité pulvérisée

avril 25, 2021 0 Par Karim Richard Jbeili

La subjectivité pulvérisée


Commentaire sur deux textes logiques de Lacan.


Karim Jbeili

Situation épistémologique

J’entreprends, ici, le commentaire de deux textes écrits en 1945 et publiés dans les « Cahiers d’art »: «Le nombre treize et la forme logique de la suspicion»et «Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée». Tout en étant très différents, dans leur contenu, ces deux textes, issus d’une même problématique, ont beaucoup de points communs; le plus évident étant qu’ils traitent tous deux de logique. Pour comprendre leur portée et la raison pour laquelle Lacan y a recours à la logique dans le cadre de son évolution théorique et intellectuelle, je vais évoquer le contexte épistémologique dans lequel il les a écrit.

Les avatars de l’expérience

Depuis Galilée la physique joue un rôle de pionnier dans l’histoire des percées décisives de la science. Parler de la science c’est d’abord parler de physique. En 1945, l’événement le plus marquant de l’histoire théorique récente de la science est, sans nul doute, le principe de l’incertitude de Heisenberg (1932 environ) et les premières expériences de pensée d’Einstein et Niels Bohr qui tirent les conséquences logiques de ce principe. Jusqu’à présent les enjeux épistémologiques de cette période ne se sont pas substantiellement modifiés. Les problèmes abordés dans ce texte restent d’actualité.

Jusqu’aux années trente l’expérience est considérée comme la pierre angulaire de la science et notamment des sciences de la nature. Elle accrédite la thèse de l’objectivité scientifique. A bien des égards, l’expérience est une question, que l’on pose impérativement à la nature, et à laquelle elle ne peut répondre que par oui ou par non. En fait, c’est un véritable interrogatoire policier, avec l’aspect coercitif qu’il peut présenter et les dangers d’aveuglement qu’il implique. Ces risques ne sont apparus qu’à partir du moment où la nature, indocile, a répondu par des « peut-être » évasifs aux questionnements pressants dont elle était l’objet. La thèse de l’objectivité, dès lors, subit de durs coups mais, quoi qu’ayant disparu des secteurs scientifiques de pointe, elle continue, aussi solide qu’une croyance religieuse, d’alimenter beaucoup de secteurs en mal du vernis de la scientificité.

Au début des années trente, Heisenberg formule son fameux principe de l’incertitude qui stipule qu’il n’est pas possible d’avoir deux informations précises sur une même particule. C’est à dire que, dès qu’on a une information sur sa masse ou sur sa vitesse, on ne pourra pas avoir d’information précise sur sa trajectoire, par exemple. Et ce, a-t-on pensé, parce que le photon, portant le regard de l’observateur qui s’est penché sur cette particule, détourne celle-ci de sa trajectoire initiale. Avec ce principe la séparation radicale entre l’objet et l’observateur s’écroule au profit de l’intégration de l’observateur à l’objet de sa science. L’observateur, sous la forme d’une particule de lumière, est projeté à l’intérieur de l’objet observé et fait désormais partie, lui-même, de l’objet de sa science.

Par suite, l’expérience, en tant que telle, perd son statut central dans la garantie de la scientificité. Les physiciens se lancent, alors, dans des expériences de pensée qui posent des conditions hypothétiques qu’on doit résoudre, uniquement, au niveau de la pensée, éliminant ainsi la « pollution » de l’expérience par le regard de l’observateur. Einstein et Niels Bohr sont les premiers à pratiquer ce type d’expérience. Désormais, la physique n’est plus collée à l’expérience et se lance dans des spéculations, au demeurant, très rigoureuses qui ne jettent, en aucun cas, le discrédit sur sa scientificité.

Deux univers se distinguent

Au niveau des particules, il n’est plus possible d’opposer objectif et subjectif. Tandis qu’au niveau macro-moléculaire, il est encore possible de parler d’un objet et d’un observateur de cet objet, au niveau des particules la différence entre le subjectif et l’objectif se dissout; plus précisément, il ne règne plus qu’un monde de subjectivités, aussi bien celles des particules que celle de l’observateur. Au tournant des années trente s’écroule, donc, le règne de l’objectivité. Un nouvel univers émerge. Il va, désormais, revenir à la science, la tâche de concevoir un tel univers.

Les mathématiques sont, aussi, adaptées à la façon objective de concevoir les choses. La théorie des ensembles, un des fleurons des mathématiques du XXº siècle, conçoit une sorte de hiérarchie de groupes, à la structuration de plus en plus complexe mais, dont le groupe le plus simple est constitué par des éléments objectifs. Ces éléments sont noués en une entité de niveau supérieur du fait que l’ensemble qui les inclut est affublé d’un nom. Même, les mathématiques ne parviennent pas à apporter une réponse concluante au problème.

En fait, on essaye de colmater les brèches en utilisant les statistiques. Les équations de Schrödinger viennent, alors, un petit peu, éclairer le problème au niveau des particules. Mais la véritable question, celle de la « sub-jectivité », encore que beaucoup de physiciens évitent de poser le problème en ces termes, reste, dans son essence, aussi obscure qu’avant.

La position de Lacan

Dans son évolution théorique, Lacan ne sera pas sans être attentif à cette révolution. Il entreprend, dans le texte sur la certitude anticipée, une expérience de pensée en précisant qu’elle tire toute sa valeur de ne pouvoir être réalisée dans le réel, reprenant ainsi à son compte les innovations de la mécanique quantique.

De plus l’effraction qu’opère la subjectivité dans le réel par le principe d’incertitude lui permet de reposer le problème de façon implicite en distinguant un domaine du subjectif et une domaine où le subjectif et l’objectif se différencient. Il tente, alors, de savoir comment passer d’un univers à l’autre et, plus précisément, comment concevoir un univers où il n’y a que des subjectivités. Les deux textes de Lacan entreprennent de répondre à ces questions qui se posent d’ailleurs, à lui, dans le cadre de ses recherches psychanalytiques: Comment conjuguer la subjectivité, si singulière, de l’inconscient, avec ce qu’il découvre des mécanismes de l’imaginaire, dans ce qu’ils impliquent d’uniforme au niveau de la collectivité et du miroitement des moi.

Tout ceci étant posé, c’est là que les deux textes commencent à diverger. En effet, ils abordent le problème en termes totalement opposés. Dans le premier texte, chronologiquement, ce qui est posé c’est l’uniformité: on a un certain nombre de pièces identiques, et l’on suspecte, parmi ces pièces, une différence d’une seule pièce par rapport à toutes les autres. Ici, on passe de l’uniformité, disons objective, à une forme de spécificité d’une seule pièce qu’on peut qualifier de subjectivité.

En revanche, dans le texte sur la certitude anticipée, l’opération est totalement inverse. Chacun des sujets en jeu est à la recherche de la nature de sa spécificité ou de sa subjectivité. Chacun sait qu’il a déjà une subjectivité et c’est dans le mouvement de la reconnaissance de cette subjectivité qu’apparait, entre les trois personnages, une certaine forme d’uniformité où ils apparaissent tous les trois, non seulement comme identiques, mais, opérant un mouvement d’ensemble, dans lequel ils sont impliqués chacun dans sa spécificité. De plus, au moment où ils opèrent ce mouvement d’ensemble, il est possible de postuler un quatrième, observateur, lui, qui est en mesure de comprendre ce mouvement d’ensemble, devenu ainsi objectif, alors qu’au début du problème, seul chacun des acteurs détenait le secret de sa décision.

Mais venons en aux deux textes séparément, en commençant par le premier:

Le nombre treize et la forme logique de la suspicion.

Il y a du subjectif là-dessous

Globalement « le nombre treize… » est un texte qui cherche, à partir d’un ensemble simple classique de la théorie des ensembles, à y semer la discorde et la zizanie de manière à ce qu’il laisse se dégager, de l’intérieur de lui-même, une structure de complexité inférieure à lui, qui soit la structure de la subjectivité. En d’autres termes il s’agit de laisser percer, sous le voile de l’objectivité, les tourments de la recherche subjective.

Le texte commence par poser un ensemble simple classique de douze pièces, dont le grain de sable est la suspicion. Une de ces douze pièces est ou plus lourde, ou plus légère, que les autres. Il va falloir la découvrir. Cette recherche engendre tout un processus qui mettra en jeu la balance à deux fléaux, la rotation tripartite, la position de trois-par-un et ainsi de suite. Tout un mouvement s’enclanche, celui de la recherche subjective, qui antécède, logiquement, l’ensemble simple classique.

Un ensemble est une collection d’objets qui portent un nom. Cette collection d’éléments se définit, exclusivement, de deux façons ; soit de façon « extensive », c’est à dire en énumérant ces éléments, soit de façon « compréhensive », en citant une propriété que, seuls ces éléments, remplissent. Ainsi, l’ensemble E={1,2,3} est défini par énumération, tandis que l’ensemble des chaises de cette pièce est défini par compréhension. L’une ou l’autre ont ceci de commun que les éléments d’un ensemble sont définis tous ensemble. C’est à dire que tous les éléments de cet ensemble appartiennent à telle liste, ou remplissent telle propriété.

Dans un ensemble simple classique, on sait, forcément, un certain nombre de choses sur ses éléments en tant qu’ils sont une collectivité. Ce que Lacan a voulu construire, c’est un groupe, ou une collection d’éléments, où on ne sache pas ce que l’on sait, habituellement, quand on aborde un ensemble simple classique. Il a voulu créer un ensemble qui ne soit pas, selon ses propres termes, une classe. C’est à dire, une collection d’éléments dont on ne puisse pas dire qu’ils remplissent telle propriété, ou qu’ils sont énumérés dans telle liste. Mais si, ces éléments, on ne peut ni les trouver dans une liste, ni dire qu’ils remplissent une propriété donné, que peut-on savoir de moins d’eux. Tel était le problème.

La subjectivité est mouvement(ée)

De façon plus précise, le problème qu’a affronté Lacan est le suivant. Il fallait trouver un groupe, formellement défini, qui ait les propriétés suivantes (je précise bien c’est le groupe qui possède les propriétés et non les éléments):

1) que ses éléments ne puissent être identifiés les uns par rapport aux autres,

2) que chacun de ses éléments se mesure à tous les autres dans une tentative incessante d’identifier

3) un élément suspect parmi eux,

4) Enfin que cette mesure d’un élément par l’autre s’opère de façon identitaire en miroir et triangulaire, comme le prescrit le stade du miroir.

Au lieu de se satisfaire d’un ensemble dont les éléments sont si sûrs de leur existence collective qu’ils en demeurent inertes, Lacan va créer une collection d’éléments ou d’objets qui partent chacun à la recherche de son identité dans un mouvement incessant. Ils ne peuvent tolérer l’inertie parce qu’ils ne sont pas encore à eux-mêmes et n’ont pas d’identité. C’est, exactement, la différence qu’on retrouve entre le niveau micro-moléculaire, où les atomes sont dans un mouvement incessant, et le niveau macro-moléculaire, où les objets paraissent inertes.

La Poe-litique

En définitive, une identité suspectée parvient à subvertir un ensemble simple classique, et semer en lui une agitation incessante qui prend fin au moment où on découvre l’élément suspect. Mais Lacan est logicien en écrivant « le nombre treize… »; il fait œuvre de logicien en créant une armature formelle originale, en perçant le plancher de la théorie des ensembles. Mais, si c’est la psychanalyse qui l’inspire dans cette démarche, il est bien conscient qu’il ne s’agit pas à proprement parler de psychanalyse. Car, si son système formel est applicable, c’est essentiellement au niveau politique plutôt qu’au niveau psychanalytique. Preuve en est cette phrase « nous dédions cet apologue à ceux pour qui la synthèse du particulier et de l’universel a un sens politique concret ». En d’autres termes la suspicion pèse sur l’individu dans un ensemble politique qui étale l’uniformité sur la société. Et Lacan fait œuvre de subversion, tant de l’ensemble simple logique, que de la société totalitaire.

Il eût fallu, pour rendre ce système applicable à la psychanalyse, qu’il mette en scène des subjectivités désirantes, dès l’origine, au lieu de simples jetons. Car, en réalité, le point de départ se situe au niveau des moi. Un ensemble de moi, définis comme identiques, qui interagissent dans un monde où règne la suspicion. Il s’agit plus, évidemment, d’un univers totalitaire où chacun porte le même uniforme et où tous sont hantés par le risque du surgissement de la différence, du faux-jeton.

Mais Lacan n’abandonnera pas le projet de rendre son système accessible à la psychanalyse. Ce n’est que dix ans plus tard, avec le séminaire sur la lettre volée, qu’il atteindra cet objectif. Dans la lettre volée, la suspicion est toujours là, et les subjectivités rentrent en scène, tant et si bien que le solutionneur de l’intrigue lui-même, Dupin, appartient à celle-ci.

En fait « le nombre treize… » est, structurellement, identique à la lettre volée de Poe. C’est, sans doute, ce qui va fasciner Lacan, à sa lecture. Au lieu d’un groupe de pièces, on a un groupe d’individus. Chacun est suspecté de posséder ou de ne pas posséder la lettre. La découverte de la lettre se fait toujours dans une situation triangulaire (le roi, la reine et le ministre, dans un premier cas, le coup de feu, le ministre et Dupin, dans le deuxième cas). Lorsque la lettre passe d’une main à l’autre, on lui substitue à chaque fois une lettre qui s’avère innocente. Enfin l’aspect « politique » du problème s’incarne dans l’identité politique des personnages.

Pour conclure sur ce texte, il a, essentiellement, le mérite de mettre en relief la possibilité d’une structure collective inférieure, en complexité, à la structure la plus simple que l’on connaisse. Il reste que cette structure collective n’est, encore, qu’une possibilité, dont les formes extérieures se sont dessinées, mais dont la structure profonde demeure virtuelle. C’est que Lacan imagine la possibilité d’existence de cet ensemble mais ne lui donne pas ses lettres de créance. Il reste à construire logiquement. Sans compter qu’il faudra que sa structure profonde s’intègre dans la continuité génétique (du plus simple au plus complexe) de la théorie des ensembles. En d’autres termes la structure profonde de cette collectivité devra être capable de produire, comme son terme ultime, l’ensemble simple.

C’est dans le but de résoudre ce problème que Lacan va écrire son deuxième texte logique de 1945:

Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée

«Le temps logique…», à l’inverse du « nombre treize… », part d’une collectivité ou d’un groupe de personnes qui, dans la recherche de leur subjectivité, finissent par produire l’ensemble simple classique, avec un observateur capable de constater l’existence et la cohérence de cet ensemble simple.

Ce texte est d’une extrême importance épistémologique dans la mesure où il pourrait avoir un impact sur d’autres sciences que la psychanalyse et, à travers la logique qu’il implique, être au fondement des sciences de l’avenir.

Les données

Le problème se pose de la façon suivante: un directeur de prison convoque trois prisonniers et leur dit la chose suivante:

«Pour des raisons que je n’ai pas à vous rapporter maintenant, messieurs, je dois libérer un d’entre vous. Pour décider lequel, j’en remets le sort à une épreuve que vous allez courir, s’il vous agrée.

«Vous êtes trois ici présents. Voici cinq disques qui ne diffèrent que par leur couleur: trois sont blancs, et deux sont noirs. Sans lui faire connaître duquel j’aurai fait choix, je vais fixer à chacun de vous un des disques entre les deux épaules, c’est-à-dire hors de la portée directe de son regard, toute possibilité indirecte d’y atteindre par la vue étant également exclue par l’absence ici d’aucun moyen de se mirer.

«Dès lors, tout loisir vous sera laissé de considérer vos compagnons et les disques dont chacun se montrera porteur, sans qu’il vous soit permis, bien entendu, de vous communiquer l’un à l’autre le résultat de votre inspection. Ce qu’au reste votre intérêt seul vous interdirait. Car c’est le premier à pouvoir conclure sa propre couleur qui doit bénéficier de la mesure libératoire dont nous disposons.

«Encore faudra-t-il que sa conclusion soit fondée sur des motifs de logique, et non seulement de probabilité. A cet effet, il est convenu que, dès que l’un d’entre vous sera prêt à en formuler une telle, il franchira la porte afin que, pris à part, il soit jugé sur sa réponse».

Et Lacan d’ajouter :

«Ce propos accepté, on pare nos trois sujets chacun d’un disque blanc, sans utiliser les noirs, dont on ne disposait, rappelons le, qu’au nombre de deux.»

 

La solution du sophisme étant la suivante:

«Après s’être considérés entre eux un certain temps, les trois sujets font ensemble quelques pas qui les mène de front à franchir la porte. Séparément, chacun fournit alors une répose semblable qui s’exprime ainsi :

««Je suis un blanc, et voici comment je le sais. Étant donné que mes compagnons taient blancs, j’ai pensé que, si j’étais un noir, chacun d’eux eût pu en inférer ceci: «Si j’étais un noir moi aussi, l’autre, y devant reconnaître immédiatement qu’il est un blanc, serait sorti aussitôt, donc je ne suis pas un noir.» Et tous deux seraient sortis ensemble, convaincus d’être des blancs. S’ils n’en faisaient rien, c’est que j’étais un blanc comme eux. Sur quoi, j’ai pris la porte, pour faire connaître ma conclusion.»

«C’est ainsi que tous trois sont sortis simultanément forts des mêmes raisons de conclure.»

Le carcan de la logique classique

Voici donc le problème et sa solution. Il s’agit, selon Lacan, d’un sophisme. En effet, le problème n’est pas soluble selon les termes de la logique classique, et il faut, selon lui, la remanier en lui adjoignant la notion de temps pour pouvoir résoudre le problème.

La plupart des esprits qui prennent plaisir à ce type de problème trouveraient, avec une certaine dose de bon-sens et de patience, la même solution que Lacan. Le problème implique ce type de solution de façon assez cohérente. Pour ne pas la trouver, il faut imposer des inhibitions à certains mouvements spontanés de l’esprit en l’encadrant très strictement.

Selon Lacan, l’obstacle qu’impose la logique classique à la solution du sophisme est de type temporel: «…les formes de la logique classique, … n’apportent jamais rien qui ne puisse déjà être vu d’un seul coup». Pour la physique classique, relevant des mêmes prémisses que la logique classique, le temps s’écoule de la même façon pour tous; tout le monde vieillit du même nombre d’années en une période équivalente de temps. Au point que Descartes parle de la matière comme res extensa, pure étendue. D’où les physiciens se sont autorisés à repérer les phénomènes dans un univers tridimensionnel excluant ainsi le temps qui, de toutes façons, est égal pour tous. Deux phénomènes se définissent et se différencient l’un de l’autre par leur situation spatiale, sans aucun égard pour le temps. Toutes les dimensions d’un phénomène peuvent être données par l’un quelconque des ses états instantanés (vus d’un seul coup).

Dès lors, le mécanisme de l’aveuglement devient très simple. Chaque prisonnier ne voyant que deux disques blancs, ne peut se déterminer instantanément, et ce d’autant plus que les deux autres prisonniers, tout aussi perplexes que lui, ne bronchent pas et ne l’alimentent d’aucune information supplémentaire. Tous les trois restent figés dans leur indétermination.

C’est autour du voir que tourne le raisonnement spatial de notre prisonnier aveugle. Tout doit être offert à sa vue tout de suite. Mais cette hâte du connaître impliquée dans ce voir postule que chacun des protagonistes est sujet ayant à se déterminer en rapport à des observations objectives prises sur son environnement. Des deux autres ne l’intéressent que la couleur de leur disque et leur éventuelle réaction. Seul sujet de l’affaire il mesure les deux autres dans l’instant d’un voir qui les réifie. Car, selon Lacan, tout sujet est mouvance dans et par le temps, de sorte que tout instantané de lui le dénature absolument.

La relativité des temps

A ce raisonnement spatial qui refoule le temps dans une instantanéité universelle, Lacan oppose le raisonnement temporel. Chaque protagoniste traverse une série de temps qualitatifs qui contribuent à le définir subjectivement. Le temps dans ce cas est d’une toute autre nature que le temps universel égal pour tous. C’est un temps qui tout en produisant chacun des sujets, est en retour produit par lui.

En introduisant une temporalité spécifique à chaque prisonnier, Lacan s’inspire de la théorie de la relativité restreinte. Celle-ci impute à chaque objet un temps qui lui est propre variant selon sa vitesse ou, de façon plus formelle, elle lui impute un référentiel quadridimensionnel (ensemble de quatre axes de coordonnées, trois pour l’espace et un pour le temps). Alors que pour la physique classique tous les objets étaient comme appendus à une trame spatio-temporelle universelle, la relativité restreinte pulvérise cette immense trame tissulaire et attribue à chaque particule sa part de totalité qui, comme son nom l’indique est, elle-même, une totalité. Chacun pourvu de son référentiel, advenant que deux objets soient en mouvement l’un par rapport à l’autre, il devient impossible de distinguer celui qui est immobile, voire même si l’un d’eux est immobile. Juché sur la particule de ses soins, un démon nargue l’observateur médusé. Miné jusque dans sa subjectivité, il ne peut plus dire, fanfaron :«Tel objet se déplace à telle vitesse» sans ajouter piteusement: uniquement par rapport à moi». Ou, comble de la déchéance, objectivé par le regard insistant du démon, il dira :«je me déplace à telle vitesse par rapport à telle particule».

L’objectivité n’est plus qu’un mythe

Ainsi à l’instar de la théorie de la relativité, Lacan affecte à chaque prisonnier un référentiel repérant son temps propre. Ce faisant chacun des prisonniers chancèle dans sa subjectivité factice, qui objective à jamais l’autre comme non-soi, pour se saisir comme l’autre de l’autre. Le problème se relativise. Je peux toujours, sujet, objectiver l’autre. En revanche, me précédant dans cette démarche, rien ne l’empêche de me faire subir le même traitement.

C’est ici que s’opère le premier mouvement d’ensemble des trois prisonniers. Chacun, à la hâte, décide qu’il est blanc après s’être conçu noir et objet du regard de l’autre, de peur que les autres ne le précèdent à conclure. Mais c’est en tant que sujets de leur propre identité assumée qu’ils franchissent le pas de la décision. L’un d’eux aurait-il été précédé par les autres que, figé en situation d’objet de l’autre, il n’eût pu ni décider sur la base de quel raisonnement ses partenaires se sont avancés ni, a fortiori, restaurer sa situation chancelante de sujet.

Ainsi la relativisation ouvre la possibilité de me concevoir comme objet de l’autre. Qui plus est, elle me permet de concevoir l’autre me concevant comme objet. Je peux, aussi bien, pour sauver ma position de sujet, me concevoir concevant l’autre me concevant comme objet et ainsi de suite. Une telle chaîne pourrait virtuellement se poursuivre indéfiniment. C’est le jeu de pair et impair de « la lettre volée ».

Pour qui sont ces mouvements?

Mais admettons à présent qu’armés du raisonnement temporel nos trois prisonniers s’avancent comme un seul homme, votant avec leurs pieds pour leur blancheur. Ils aperçoivent chacun des deux autres se prononçant simultanément. Un doute les assaille – nous verrons, plus bas l’importance épistémologique de ce doute en abordant les problèmes de la mécanique quantique. Et si les éventualités qu’ils avaient chacun exclues pour des raisons temporelles se révélaient exactes? L’éventualité « deux noirs, un blanc » a été exclue tout de suite. Sur celle-ci, ils ne peuvent revenir. Mais l’éventualité « un noir, deux blancs » a été exclue après un «certain» temps, celui que chacun a estimé nécessaire aux deux autres pour comprendre. Peut-être chacun s’est-il trop hâté de conclure que les autres ne pouvaient comprendre.

Mais chose plus grave encore, dans le cadre de la théorie de la relativité que nos trois prisonniers ont adoptée pour résoudre leur problème, aucun d’eux ne peut, ni voir que les deux autres se déplacent, ni avoir conscience que lui-même est en mouvement, étant donné qu’aucun ne se déplace par rapport aux autres. Pour la théorie de la relativité aucun d’eux n’a bronché.

De s’être élancés à la hâte dans la certitude subjective, ils ont, chacun, récolté deux incertitudes, l’une concernant leur être blanc ou noir, l’autre concernant leur mouvement. Tout ceci conformément au théorème de Heisenberg. Qui plus est, les deux incertitudes sont contraictoires entre elles. La première est basée sur la théorie de la relativité, la deuxième sur une théorie encore à venir, celle qui permet, à partir d’un référentiel absolu (extérieur aux trois prisonniers) de bien voir qu’ils ne sont pas immobiles.

Dès lors s’il adopte la théorie de la relativité, chacun doutera de la réalité de son mouvement mais retrouvera, en revanche, l’état de certitude subjective qui lui avait permis de s’élancer. Par contre s’il laisse venir à lui cette perception autorisée par une théorie future (la physique classique) selon laquelle il y a mouvement, il sera saisi par le doute sur sa couleur. Ce qui correspond littéralement à la formule de Heisenberg: D p D x = constante.

Cette théorie future s’incarne dans la présence du directeur de la prison qui est seul à pouvoir dire à juste titre que les trois prisonniers se meuvent. Il est en revanche incapable, comme Lacan le signale, de dire quelle certitude subjective les a animés. C’est, cependant, grâce à sa présence hypothétique que chaque prisonnier, durant son mouvement, peut postuler qu’il se meut.

L’alternative entre les deux théories s’estompe, cependant, durant les moments d’arrêt. Elles conviennent alors toutes deux que les trois prisonniers sont immobiles. Ce qui leur permet, chacun pour son propre compte, de conclure sur sa couleur et son mouvement à la fois.

Cette valse hésitation entre deux théories du réel est caractéristique d’une problématique logique se situant entre l’individuel, non encore avéré dans sa subjectivité et baignant dans la pure relativité, et le collectif des subjectivités révélées et objectives. Si Lacan est très bien parvenu à stigmatiser la problématique dans ce sophisme d’une extrême finesse, en revanche, la mécanique quantique souffre de ne pouvoir se tailler une place entre ces deux théories tout en demeurant en accord avec elles.

Le paradoxe EPR

En 1905, la mécanique quantique bouleverse les données traditionnelles de la physique. Elle subvertit ce qu’on appelle la mécanique classique, la mécanique Newtonienne, dans la mesure où elle fait surgir le monde corpusculaire comme ayant des lois originales, tout à fait distinctes des corps macro-moléculaires qui respectent, eux, les lois de Newton.

Les physiciens sont alors entrés dans des débats extrêmement intenses entre, d’une part, Einstein et d’autres qui acceptaient les résultats de la mécanique quantique mais continuaient d’espérer, un jour, faire un retour à la mécanique classique; espérant en somme pouvoir réduire la mécanique quantique à la mécanique classique – en réalité Einstein espérait qu’on puisse retrouver le statut d’observateur objectif différencié de l’objet observé – et, d’autre part, les tenants de la mécanique quantique qui s’y livraient totalement en ayant, en quelque sorte, fait le deuil de la mécanique classique. Parmi eux, Heisenberg, Niels Bohr et l’école de Copenhague. Le débat est resté animé très longtemps durant lequel Einstein posait sans cesse des colles à Niels Bohr.

Entre autres colles, l’essence de ce débat s’est condensé autour d’un paradoxe, le paradoxe EPR, du nom d’Einstein, Podolski et Rosen, tous trois nostalgiques de la mécanique classique, ou du retour de l’objectivité en physique.

Ce paradoxe s’exprime de la façon suivante:

Admettons qu’on parvienne à scinder une molécule en deux parties, et que chacun des atomes issus de la scission aille dans deux directions aussi radicalement opposées que, par exemple, Tokyo et Los Angeles, alors, qu’à l’origine, la scission s’est opérée à Londres. Selon le principe d’incertitude de Heisenberg, en admettant que la molécule a scissionné en deux atomes a et b, on ne peut obtenir qu’une seule mesure sur a puisque le fait même d’obtenir cette mesure engendre un modification totale de sa situation.

Or il se trouve que a et b, du fait qu’ils étaient unis dans une même molécule, ont certaines propriétés communes. L’hypothèse d’Einstein était de dire: «pour-quoi ne prendrait-on pas une mesure sur a et une deuxième mesure sur b puis, la mesure sur b étant identique à la mesure qu’on aurait pu prendre sur a, on obtiendrait ainsi deux mesures sur a. Mettant, ainsi, en défaut le principe de Heisenberg».

Or, le résultat tout à fait étonnant de cette expérience fut que la modification provoquée par la première mesure sur l’atome a était automatiquement répercutée sur b qui subissait les mêmes déviations dans sa trajectoire et ce même s’il était suffisamment éloigné pour que la lumière ne puisse lui faire parvenir un éventuel message. Le problème était réellement de taille. Il fallut dès lors convenir de ce qu’on a appelé l’inséparabilité quantique faute de pouvoir comprendre l’essence du phénomène.

Solution du paradoxe

A la lumière du sophisme la version logique du paradoxe EPR est, pour le physicien se substituant à la particule, de dire: «Je vais considérer qu’une seule de mes deux particules-partenaires se meut dans un référentiel absolu, tandis que je considérerai l’autre immobile dans un univers relativiste». L’expérience – réalisée d’innombrables fois – apparaît ici dans sa vraie version, comme une impossible opération de l’esprit.

D’autant plus impossible, du reste, qu’il n’y a pas que la particule à laquelle s’identifie le physicien qui soit en mesure de penser. Ça pense obligatoirement à partir de toutes les particules impliquées dans le processus. Les pensées de toutes contribuent à la bonne marche de celui-ci. Il s’agirait, pour la physique, en suivant les indications du sophisme, de concevoir une forme de subjectivité, évidemment, décentrée par rapport au sujet traditionnel de la science et partagée, au même titre, par les particules. Ce qui implique une véritable révolution copernicienne de la démarche scientifique.

Sans compter que l’expérience scientifique apparait pour ce qu’elle est: ni expérience matérielle puisque la pensée peut en modifier le cours, ni expérience de pensée puisque les particules matérielles y réagissent de manière imprévisible; elle est les deux à la fois. Ou plutôt elle crée un continuum où l’esprit et la matière ne se distinguent plus et interagissent librement entre eux.

Une version physique du sophisme

On pourrait, au demeurant, concevoir une version physique du sophisme. Imaginons trois particules en mouvement. Comme elles se situent dans la théorie de la relativité et qu’elles ne sont pas en mouvement l’une par rapport aux autres, elles n’ont pas conscience de leur mouvement ni d’ailleurs de leur existence. Imaginons, à présent qu’un physicien entreprenne de mesurer une de leurs caractéristiques. Cette seule intervention introduit, en même temps que l’éventualité d’un mouvement collectif par rapport à l’observateur, un questionnement sur un aspect de leur subjectivité.

Ajoutons, pour compléter, une règle et le sophisme pourra se dérouler jusqu’à son terme. Admettons que, dès que les trois particules se déterminent chacune pour son propre compte et qu’elles envoient leur réponse à l’observateur, celui-ci prend une soudaine consistance qui lui permet de jouer le rôle de référentiel absolu. Ce qui, par ricochet, leur donne conscience de leur mouvement collectif et, conséquemment, met en doute leur détermination première. Le doute a, à son tour, pour effet de faire perdre sa consistance à l’observateur, ce qui replonge les particules dans la relativité et les rend à leur immobilité relative initiale. Elles peuvent alors se déterminer à nouveau et le cycle recommence autant de fois que nécessaire. La règle se résume à dire que la certitude met l’observateur en position de référentiel absolu, tandis que le doute lui fait perdre cette propriété.

L’avantage de cette version est qu’elle laisse les particules dans le même état de mouvement tout au long du processus sans requérir d’elles qu’elles prennent la décision de se mouvoir suite à celle déterminant la nature de leur subjectivité ou de s’arrêter suite à l’activation de leur incertitude. Cette version met de plus en relief le rôle causal décisif de l’observateur dans le déclenchement du processus et la révélation de trajectoires définies, autrement incertaines, des particules. Elle permet, enfin, de rendre compte avec précision de cet étrange phénomène, inexpliqué jusqu’à ce jour, qu’est « la réduction du paquet d’ondes ».

De l’indivis-duel au collectif

Le paradoxe EPR démontre que le rapport sujet /objet (relatif ou non) est indissolublement lié à la dualité et ne peut la dépasser. La physique admet par hypothèse, que les êtres dont elle s’occupe sont entièrement là, continus ou discrets mais, en tous cas, distincts, devant elle. Ils sont donc justiciables de la multiplicité des nombres comme l’a brillamment démontré Galilée. Cette conception du réel n’a pas été construite. Seul le sophisme de Lacan permet cette construction et le passage de la dualité à la multiplicité (la collectivité) à travers la pulvérisation de la subjectivité.

Plus précisément, au début du sophisme, on a affaire à une relation duelle sujet/objet non réflexive, symétrique, et transitive. Mais dès le premier départ et jusqu’au dernier arrêt, apparaît une altérité (le directeur, à identifier au grand autre) dont le savoir, par intermittence, permet le mouvement mais suscite, en revanche, l’incertitude subjective de chacun. Le dernier arrêt signe l’achèvement de la multiplicité. Tous sont parvenus à une certitude subjective, cette fois indubitable. Ils peuvent, donc, être l’objet de leur propre regard. La relation sujet/objet est devenue réflexive. Mais comme elle était déjà symétrique et transitive, on peut la considérer, selon les principes de la théorie des ensembles, comme une relation d’équivalence. Ils sont tous équivalents entre eux au regard de cette relation.

C’est la raison pour laquelle ils se savent être pleinement et collectivement. Quand bien même un autre – fût-il grand – le saurait aussi, il ne modifierait en rien leur savoir. Ils ont terminé leur analyse et entrent de plein pied dans le « grand » monde macro-moléculaire, celui de la mécanique classique, celui de la théorie des ensembles où tous les objets sont équivalents au niveau de leur être.

Du total au partiel

A l’heure actuelle, et depuis le début des années 80, Jean Charron, avec sa théorie de la relativité complexe, a produit une nouvelle synthèse de la physique qui prend acte des conséquences logiques de la mécanique quantique. Il y attribue à la particule, non seulement la mémoire mais, également l’esprit.

Une des prémisses de cette théorie est l’inséparabilité totale cosmique des particules. Chacune, où qu’elle soit, «sait» tout ce qui se passe jusqu’aux confins de l’univers. Cette hypothèse est une généralisation de l’inséparabilité quantique découverte pour trois particules à travers le paradoxe EPR. Cet être maternel total est tout à fait concevable et rien ne l’exclue à priori. Il a cependant le défaut de sauter par dessus les accointances partielles entre particules que Lacan met en évidence. Une quantité finie et dénombrable de subjectivités peuvent, unies par une problématique commune, s’acheminer, dans une histoire commune, vers l’objectivité. Elles produisent, ce faisant, des entités collectives finies (objets partiels).

Les recherches en mécanique quantique se multiplient, souvent dans des directions divergentes. Les philosophies orientales, la conscience de soi, l’inversion du cours du temps et j’en passe, sont tour à tour sollicitées. Il serait souhaitable d’aborder ce foisonnement de recherches à la lumière du sophisme de Lacan. On y rencontrerait, sans doute, les mêmes tâtonnements que ceux de la psychologie et les mêmes déviations que celles de la psychanalyse.

Retour à Freud

Mais quittons les sentiers escarpés de la physique et de l’épistémologie pour revenir à nos moutons dans les plaines de la psychanalyse, et tâchons de repérer ce texte par rapport à la psychanalyse elle-même. Ce texte parvient à condenser en une seule aporie énormément de choses. Il est en pleine continuité par rapport à la psychanalyse. Il n’innove pas radicalement, mais reformule les choses de façon plus saisissante pour l’esprit. N’importe quel psychanalyste se sent familier devant cette aporie et ne trouve rien d’étranger en la lisant.

Sans doute parce que Freud en a déjà formulé les traits essentiels dans le texte de la dénégation. Ce texte définit deux étapes dans le jugement d’attribution, par la suite, mis en doute par le jugement d’existence. L’enfant décide dans une certaine hâte que tel objet est extérieur à lui. C’est une assertion de certitude anticipée qui équivaut, pour lui, à dire: « Je ne suis pas le dehors ». Ce pas décisif, outre qu’il fonde, pour lui, la relation sujet/objet, plonge le nourrisson, comme le physicien du paradoxe EPR, dans le plus grand étonnement face à deux seins strictement identiques et dont il ne saurait dire lequel est le dehors et lequel ne l’est pas. On ne s’étonnera pas, dès lors, qu’en attendant de pouvoir en juger, il conclue, aussi démuni qu’un physicien, à une inséparabilité fusionnelle.