La crise de la psychanalyse
La crise de la psychanalyse
Tel ne semble plus être le cas cependant. On s’attaque à la crédibilité du père fondateur en l’accusant de falsification de résultats, puis on attaque sa personne même en l’accusant d’avoir couché avec sa belle-sœur, comme s’il s’agissait là d’un crime épouvantable. La controverse sur l’autisme a questionné les résultats de ses traitements en lui reprochant, de surcroit, d’interdire le recours à des thérapies rivales qui auraient, dit-on, de meilleurs résultats.
Vraies ou fausses, ces accusations laissent des traces surtout lorsqu’on s’aperçoit que les ripostes n’arrivent que d’une voix faible et en ordre dispersé. On a le sentiment que les Psychanalystes continuent de compter sur la réputation passée de leur science et n’ont pas suffisamment conscience du danger pour réagir avec inventivité à ces attaques.
Il n’est peut-être pas nécessaire de s’y opposer frontalement, ce qui ne ferait que les conforter. Mais serait peut-être préférable de profiter de l’occasion pour faire une autocritique, une sorte de petit ménage pour diagnostiquer ce qui ne tourne pas rond dans cette discipline.
La difficulté principale, à travers laquelle j’aborderai la question, est de dire que la psychanalyse n’a pas réussi à comprendre le XX° siècle. Au lieu de constituer une altérité de la pensée à travers laquelle ce siècle, si tragique, aurait pu se dire, la psychanalyse s’est laissée porter par la pensée de ce siècle et s’est totalement intégré à elle.
Freud a élaboré le complexe d’Œdipe aux alentours de 1910, au moment où les empires centraux de l’Europe étaient chancelants, au moment où ces figures paternelles majeures qu’étaient les empereurs n’allaient pas tarder à tomber en désuétude. Au moment où il a été élaboré, le complexe d’Œdipe était particulièrement bien adapté à son époque.
Pourtant, au lendemain de la première guerre mondiale, les structures mentales, individuelles et collectives, se sont considérablement modifiées. Au lieu d’avoir de figures paternelles hiératiques, presque étrangères, caractéristiques du pouvoir impérial et royal, on a vu apparaitre, dans la foulée du courant nationaliste, des figures d’autorité beaucoup plus accessibles et fraternelles qui se doivent d’être de la même «nation» que ceux qu’elles gouvernent.
Freud a d’ailleurs compris très vite le phénomène et l’a décrit dans «Psychologie collective et analyse du moi», (1921). La structure collective est ici identificatoire. Le chef organise autour de lui un faisceau d’identifications. Chaque membre de la collectivité s’identifie à un trait du chef, ce qui leur permet de s’identifier entre eux et de faire groupe.
Cette nouvelle structure n’a plus aucun rapport avec la structure oedipienne, de la famille victorienne, qui l’a précédée. Le chef ici n’a plus la même stature qu’un père, même s’il n’est pas complètement un frère non plus. On peut dire qu’il est à mi-chemin entre le père et le frère. Il est peut-être Œdipe, mais l’Œdipe de la phase suivante, celui qui découvre qu’il est le frère de ses fils, Étéocle et Polynice. Il est père et frère en même temps.
Ce père frère peut éventuellement être l’objet d’une identification, mais il ne peut plus être question, avec lui, de complexe d’Œdipe. Le dispositif père mère enfant n’est plus présent. Il est remplacé par un demi père ainsi que deux frères, Étéocle et Polynice, qui sont tellement identiques, qu’il faut impérativement les distinguer en les mettant de part et d’autre d’une muraille, celle du moi ou celle de la cité.
C’est alors que l’Europe se structure en nationalités, avec des frontières très précises derrière lesquelles chaque nation revendique une identité essentielle. C’est cette Europe là qu’il eut fallu comprendre, et autrement qu’avec l’Œdipe, qui était déjà périmé.
Un autre mythe qui pourrait assez bien représenter la situation psychique et politique qui a prévalu au lendemain de la première guerre mondiale est celui d’Onan. Dans ce mythe Juda a trois fils : Er, Onan et Schéla. Son premier fils, Er, épouse Tamar mais ne tarde pas à mourir sans enfants. Dans l’entente entre Tamar et Juda, ce dernier est tenu de lui donner son deuxième fils; alors qu’elle-même est tenue de rester fidèle à la lignée de Juda malgré son veuvage, et ne peut avoir de rapports sexuels en dehors de cette lignée.
Juda lui accorde son deuxième fils Onan. Celui-ci refuse de procréer avec elle parce qu’il a le sentiment de le faire au nom de son frère plutôt qu’en son nom propre. Et c’est Juda qui finit par coucher avec Tamar, déguisée en prostituée. Ce père qui partage la couche d’une femme avec ses deux fils, n’est plus tout à fait un père, ni tout à fait un frère. Comme Œdipe, il est un frère/père[1]. On pourrait nommer cette situation, qui succède à l’Œdipe, le complexe d’Onan ou bien le complexe d’Œdipe, deuxième partie.
Malheureusement cette situation n’a pas vraiment été reconnue par Freud comme devant supplanter l’Œdipe dans sa forme traditionnelle. La structure pyramidale qu’il a élaborée dans «Psychologie collective…» ne lui a pas semblé très différente de celle qui prévalait avant-guerre. Son souci de découvrir des choses universelles lui a fait croire que cette structure prévalait en tout temps.
La plupart des Psychanalystes, confrontés à cette nouvelle situation, ont continué à vouloir l’insérer dans le cadre oedipien, en dépit des grandes difficultés que cela pouvait représenter. Ils se sont attelés, à la suite de Freud, à démontrer l’universalité de l’Œdipe, alors qu’il était déjà périmé.
Lacan, dans la suite, a consacré beaucoup d’efforts au décryptage de cette situation. Sa mise en valeur du stade du miroir, dès 1936, est, à cet égard, remarquable puisqu’elle met en scène le face à face des deux frères par delà la muraille dans le face à face de l’enfant devant sa propre image.
Il va poser les problèmes en termes plus abstraits. Ses trois registres, le Symbolique, l’Imaginaire, et le Réel correspondent à nos trois personnages; le demi père, qui incarne le Symbolique discrédité, le frère qui incarne le moi et la cité, pour l’Imaginaire et, enfin, le frère qui git au pied de la muraille, à la merci des bêtes sauvages, en guise de Réel.
Lacan va s’emparer de ces trois personnages en forme de registres et va beaucoup réfléchir sur le moyen de les sortir de leur immobilité. Ses réflexions vont, cependant, garder un caractère abstrait, dans des concepts qui lui appartiennent, et que seuls des intellectuels, s’étant mesurés à son œuvre, auront le courage d’utiliser. Le cachet anthropologique des travaux de Freud ne se retrouvera pas dans l’œuvre de Lacan.
Si bien que la problématique de l’Europe du XX° siècle qui aurait pu être révélée, grâce à ce qu’on pourrait appeler le complexe d’Œdipe deuxième version ou le complexe d’Onan, est restée obscure. La nouvelle dimension politique des collectivités, aussi bien que la nouvelle dimension moïque des individus, sont demeurées impensées, rigides et inamovibles.
Le point de vue anthropologique, armé du complexe d’Œdipe deuxième version, aurait pu analyser et ébranler les dimensions politique et moïque. On se rappellera opportunément, grâce au passage du mythe concernant Antigone, que la dimension anthropologique a été la première exclue lors de la fondation des cités. Elle est l’inconscient de la cité et du moi.
Dès l’aube du XX° siècle, l’Europe et l’homme européen ont changé de visage. Personne n’a su reconnaitre l’importance du changement. La psychanalyse qui aurait dû être la première à en révéler la nouveauté, ne l’a pas fait. Malgré la détermination de Freud, elle a, comme le siècle, laissé tomber la dimension anthropologique et n’a pas encore fini d’expier ce péché.
À présent, avec la mondialisation et l’ère cybernétique, que les frontières et les «moi» subissent des modifications radicales, la psychanalyse pourrait peut-être rattraper le train de l’histoire.