Karim Jbeili
Narcisse prométhéen
Karim Jbeili
grandeur et décadence du mythe de la certitude
Khwarizmi
Il s’appellait Abou Jaafar Mohammed Ben Moussa El-Khwarizmi. C’est par lui que tout a commencé. Il a été chercher le système de notation positionnelle des Indiens et a écrit un livre intitulé Kitab El Jaami3a Ouel Tafriq Fi Hissab El Hend par lequel il nous a transmis cette technique révolutionnaire. Il nous apprend que, pour écrire dix, il faut noter un trait vertical pour la dizaine et rien du tout pour l’unité. Mais comme c’est une notation positionnelle et qu’il faut quand même conserver la position de là où on ne doit rien écrire, on a décidé d’écrire quelque chose qui se trouve être un point. Il a été nommé sifr par les arabes, ce qui nous a donné zéro, d’une part, et chiffre d’autre part. Ce point est aussi devenu un petit cercle en roulant vers l’ouest.
Ce système de notation a modifié le rôle que les nombres avaient eus jusqu’à présent, celui de nommer des valeurs. Ce système de notation a permis aux nombres de constituer un certain ensemble du fait qu’ils obéissaient tous à un seule et même règle d’écriture. Une sorte d’autonomie s’est dégagée qui a permis de les mettre en rapport entre eux sans nécessairement les rapporter sans cesse à une valeur matérielle qu’ils nommeraient. On pouvait, du moins, jouer avec ces valeurs matérielles et avec les nombres correspondants, les manipuler et les égaliser entre eux. C’est grâce à ces petits plaisirs intellectuels que El-Khwarizmi, encore lui, a écrit un autre livre qui eut autant de retentissement que le premier: Kitab El Mokhtassar Fi Hissab El Jabr Ouel Moukabala, qui sera immortalisé sous le nom de l’algèbre. Il s’agit d’un travail sur les équations dans lequel El-Khwarizmi n’utilise pas encore l’écriture algébrique. Fait notable, chaque membre de ces équations est une entité ayant une valeur positive. Il n’y a pas d’équations dont un des deux membres serait nul.
Le concept de zéro
Huit cent ans après El-Khwarizmi, sans se presser donc, Descartes est arrivé. Il s’empara du zéro de position de la numération indienne et le fit entrer dans l’ontologie. Le zéro avec lui devient un concept sur lequel il construira son système philosophique. La fameuse différence entre le Res Cogitans et le Res Extensa, c’est-à-dire la différence entre la matière pensante et la matière étendue se fonde sur le fait que le Res Extensa possède zéro Cogitans et que le Res Cogitans possède zéro Extensa. L’espace n’a plus de pensée et la pensée n’a plus d’espace. C’est depuis lors qu’on se demande si la matière et les animaux peuvent penser et c’est aussi depuis lors qu’on se demande où siège véritablement la pensée. Le cogito, de la même façon, doit sauver la réalité de la zéro existence.
C’est ainsi qui naquit la modernité. Dans un premier temps, les nombres se dégagent d’une certaine réalité en la nommant avec les chiffres romains, par exemple. Puis, prennent une certaine autonomie avec la notation positionnelle qui permet alors la naissance de l’algèbre puis, finalement, avec l’apparition du concept de zéro, les nombres aussi bien, du reste, que la pensée prennent une indépendance totale par rapport à une réalité qu’ils sont censés refléter. La coupure matière esprit devient radicale.
Sortir du paradis terrestre
Il y a là le modèle de la différentiation sujet/objet, qui va imprégner tous les modes du rapport au corps, à la matière, à la nature. Jusque-là, les humains conservaient une limite, un tabou dans leur rapport de connaissance ou de consommation de l’objet, l’animal totémique, le petit quelque chose, qu’on s’abstenait de consommer. Tout ceci interdisait qu’on perde notre humanité en nous noyant dans la proie ou dans le savoir de la proie. Il fallait une limite au savoir comme une limite à la consommation de l’objet. Au niveau du savoir ce sont les fruits de l’arbre de la connaissance qui jouaient le rôle de l’animal totémique. Il y a une limite au savoir, comme il y a une limite à la consommation de l’objet.
Avec la modernité, cette limite n’a plus lieu d’être. Le sujet est ici garanti de rester sujet quoi qu’il fasse. Il aura beau se jeter sur toutes les proies possibles, les connaître ou les consommer, la limite entre lui et la proie ne disparaîtra pas. La différence est désormais radicale et irrémédiable, garantie par le zéro du cogito. Il peut donc consommer ou connaître la totalité de l’objet sans craindre de perdre sa subjectivité. De son côté, l’objet est condamné à demeurer objet et n’a plus aucun espoir de retrouver une subjectivité perdue à jamais.
Ce processus a pris aujourd’hui une telle ampleur que beaucoup de sonnettes d’alarme commencent à tinter et on finit par se questionner de plus en plus sur sa pertinence. Beaucoup de voix s’élèvent pour conseiller la modération, un retour éventuel à une forme pré moderne de gestion du savoir ou des ressources. Mais ces voix, en stimulant l’inquiétude, ne font qu’accélérer le processus. Nous sommes comme des lièvres pris au collet. La seule chose qui les sauveraient serait de reculer, mais ils sont incapables de le faire.
Entre deux morts
Notre subjectivité, au lieu de se repérer par rapport à un interlocuteur oppositionnel, se repère seulement par rapport au zéro de l’objet. Elle est subjectivité de mouvement par rapport à un objet inerte. Si elle cesse d’être en exercice, ou même suspend son exercice momentanément, elle est menacée de sombrer dans l’inertie du zéro dont elle a fait son objet. Ce zéro serait une mort pour elle, qu’elle ne peut assumer. Il lui faut dès lors préférer aller de l’avant, toujours davantage, au risque de rencontrer la mort dans une sorte d’explosion excessive qui la protègerait définitivement du danger de se confondre avec l’inertie de l’objet et donc de mourir également. Survivre, et croître à tout prix, entre deux morts; tel est jusqu’à présent le destin inévitable de la modernité.
Plutôt que de prêcher la modération, qui ne semble pas donner les meilleurs résultats, il y a lieu de s’interroger si de meilleurs avenues ne seraient pas plus praticables; des avenues qui, au lieu de vouloir se soustraire au piège dans lequel on est pris, tendraient plutôt à le dissoudre dans la réflexion. C’est à cette réflexion que nous vous avons conviés en organisant ce colloque.
Les alternatives épistémologiques
Les caractéristiques de l’épistémologie moderne sont connues. Point n’est besoin, ici, de les évoquer ou de les critiquer. Ceci a déjà été fait plus souvent qu’autrement. Mais, comme nous l’avons vu précédemment, les critiques, quelle que soit leur pertinence, n’ont jamais eu d’autres résultats que d’accroître notre dépendance à cette épistémologie. J’ai plutôt choisi une autre orientation, celle qui consiste à mettre en évidence des formules épistémologiques concurrentes. Ces formules concourent toutes déjà à une remise en question radicale de l’épistémologie moderne tout en ne parvenant pas à faire entendre leur voix, ni même à remarquer qu’elles sont concourantes entre elles.
La première à laquelle on pense est celle de la Mécanique Quantique. Ce n’est pas la seule mais je vais commencer par elle parce qu’elle contribue à fixer les esprits. C’est le principe d’incertitude qui va le mieux représenter, pour nous, les spécificités de la MQ. Pour ceux qui ne le connaissent pas, le principe d’incertitude concerne ce qu’on appelle des variables conjuguées. Ce sont des variables qui se disputent, en quelque sorte, le même aspect de la particule. L’exemple typique de deux variables conjuguées, ce sont la vitesse et la position d’une particule. Le principe d’incertitude stipule alors que, lorsqu’on mesure une des variables avec une grande précision, il devient presque impossible de mesurer l’autre variable qui lui est conjuguée, tellement son imprécision sera grande.
La formule est très simple, elle s’écrit dx.dp= constante.
Comme il s’agit d’un produit de deux valeurs, plus dx sera petit, plus dp sera obligé d’être grand et inversement. dx et dp sont les erreurs de la mesure. Plus la mesure est précise plus l’erreur est petite et, donc, plus dx et dp sont petits.
Tout ceci signifie que, si je veux avoir une véritable vision générale de mon phénomène, ce n’est pas en augmentant la précision de mon investigation que je vais l’obtenir, mais, au contraire, en la diminuant. Si je diminue la précision de ma recherche ou de ma mesure, je peux obtenir une compréhension plus globale du phénomène.
De plus, si j’augmente de façon démesurée la précision de ma mesure et que je me prive, de ce fait, de la possibilité de prendre des mesures conjuguées du phénomène, non seulement je finis par ne plus pouvoir saisir au moins une moitié de mon phénomène, mais, de plus, je laisse une trace historique de mon acte sur le phénomène. Mon phénomène sera marqué à jamais par la mesure très précise que j’aurais prise sur lui. je crée désormais une réalité asservie à ce type d’acte. Cette réalité nous est connue et familière, c’est notre réalité quotidienne. C’est dire que cette évidence qui nous saute aux yeux à tout instant, qui meuble nos sens, est en fait une réalité fictive créée par notre savoir prélevé de cette réalité. Notre savoir crée, en sachant, la réalité qu’il sait.
L’alternance de la certitude à l’incertitude
Le premier couple de variables conjuguées auxquelles on pourrait penser serait le couple sujet/objet. Il fut un temps, avant Descartes, où on ne pouvait pas tout voir et tout savoir de la réalité. Il y avait surtout cette part de la réalité, qu’était le voir et le savoir que Dieu avait de nous, qui nous demeurait inaccessible. Les desseins du seigneur à notre égard étaient impénétrables et on ne pouvait que s’aventurer à les conjecturer de façon purement hypothétique.
C’est là que Descartes intervient et tranche dans le débat avec l’épée de la certitude. Tout ce qui est incertain est vivement écarté pour ne laisser la place qu’aux choses certaines. Désormais, je me fiche du savoir de Dieu sur moi, le miroir de la conscience de soi m’autorise à savoir de moi-même, ce que seul autrefois, Dieu savait. Je peux me voir dans le miroir de la conscience et dieu n’a plus ce pouvoir de savoir sur moi des choses que, de plus, il me cacherait.
Je peux tout savoir sur moi avec la plus grande certitude. Ou plutôt, s’il y a quelque chose à savoir à mon sujet, désormais ce sera à moi de le savoir, et ce savoir sera meilleur que celui de Dieu sur moi puisqu’il sera acquis avec certitude. Je suis, parce que je suis le seul à savoir qui je suis avec certitude. J’ai donc retiré à Dieu, aux autres, à la nature la capacité d’avoir un savoir sur moi puisque la conscience aiguë de moi-même me suffit.
La certitude du cogito transforme le rapport de l’homme à son environnement, rapport jusque là, marqué par l’incertitude de la réaction d’autrui. Les réactions de Dieu, de la nature ou d’autrui étaient, à chaque fois, autant d’interprétations forcément inattendues. Le prochain, au lieu d’être un interprétant, devient un alter ego, au lieu d’être un représentant de dieu qui m’interprète, devient un simple a’. Par ce geste qui surestime la certitude de soi, toute subjectivité et tout savoir sont déniés à l’Autre, à l’autre et à la nature. Tout savoir sur moi qui n’est pas issu de moi est exclu. L’Autre, l’autre et la nature qui auraient pu avoir ce savoir et ce pouvoir sur moi sont désormais ravalés au rang d’objet ne bénéficiant d’aucun crédit subjectif. On remarquera, par la même occasion, que Dieu, le prochain et la nature sont confondus dans le même opprobre.
Le miroir de Prométhée
Lorsque chacun de nous regarde l’univers qui l’entoure, la seule chose qu’il ne peut pas voir en principe, est sa propre image. Seuls les autres peuvent la voir. À moins, bien sûr, qu’il ne possède un miroir et considère que celui-ci lui fournit son savoir manquant et pourrait dès lors le dispenser du regard des autres. Ce fait était jusque là impossible.
Le miroir était marqué par le mythe de Narcisse qui rendait extrêmement dangereux la contemplation de soi. Ce qui est impensable dans le narcissisme c’est l’égalité. Dans tous les systèmes où prévaut la différence, et vous conviendrez que c’est le cas pour tous les systèmes symboliques et toutes les contrées où c’est le symbolique qui prévaut, l’égalité est un fait absolument impossible.
Mais c’était sans compter avec Al-Khwarizmi qui a introduit l’algèbre et, avec l’algèbre, les équations du premier et du second degré. Or qu’est-ce qu’une équation sinon une formule qui se contemple au miroir? Or avec Al-Khwarizmi, on peut certes faire des opérations entre les deux membres de l’équation et même la résoudre, mais il restera toujours deux membres à l’équation :
ax2 + bx + c = a’x2 + b’x + c’
La véritable subversion viendra de Descartes qui, en introduisant le concept de zéro, autorise la fusion des deux membres de l’équation qui vont s’égaler à un rien qui est tout de même quelque chose : le zéro.
ax2 + bx + c = 0
Le geste de Narcisse devient pensable avec le zéro de Descartes. Et ce faisant Narcisse devient Prométhée. Il se saisit de sa propre image et disqualifie tous ceux qui détenaient sur lui un certain pouvoir en détenant en otage son image[1]. Et s’il peut voir son image et qu’il peut la situer dans l’espace qu’il voyait déjà, c’est qu’il peut voir la totalité de l’espace, sans trou.
La conscience en mouvement dans l’espace
L’espace devient ainsi sa propriété puisque il est inscrit dedans. La vigilance du réveil devient aussi son état favori puisqu’il inscrit son corps dans un espace lumineux et visible tandis que le rêve, au contraire, devient un reste incongru du passé où son image n’a pas sa place. La raison, enfin, qui quadrille la conscience, l’emporte aussi sur la folie qui non contente de fabriquer du rêve le produit en état de vigilance.
C’est ainsi que la certitude s’est progressivement installée comme modèle épistémologique central. Elle a connu son apothéose surtout avec la notion de mouvement. Le mouvement est cet être conscient de lui-même qui s’inscrit et s’avance dans un espace entièrement quadrillé. Il se réveille dans la lumière et a oublié qu’il a rêvé. Les deux moments forts historiquement ont été le mouvement rectiligne uniforme de Galilée et les lois de l’attraction universelle de Newton.
Le retour de l’incertitude
La domination de la certitude a duré plusieurs siècles et dure encore jusqu’à nos jours. Elle a cependant connu des moments de contestation non négligeables qui ont probablement commencé avec Hegel. Celui-ci introduit la dialectique héraclitéenne dans le champ philosophique du début du XIX° siècle comme pour signifier que le mobile conscient de lui-même qui s’avance dans la lumière n’est pas aussi transparent qu’il n’y paraît. Il y a des zones d’ombre, des contradictions è l’intérieur de lui-même, même si au bout du compte il atteindra à la limpidité du savoir absolu.
Marx prendra la suite de Hegel et va dialectiser la société avec la lutte des classes mais aussi la pensée avec le matérialisme dialectique. Malheureusement les pratiques politiques de son mouvement sont restées très imprégnées par l’esprit de pouvoir et de certitude. Ce qui a eu pour résultat de détruire son œuvre en dépit de la force et du génie qui la sous-tendaient.
Freud a poussé encore plus loin la subversion du système cartésien. Il a mis en lumière le phénomène sur la négation duquel s’était construit la certitude cartésienne. Je veux parler du sommeil et du rêve. Je vous invite à lire ou a relire «les méditations» et vous verrez que ce n’est pas une métaphore et vous verrez que c’est bien par le rejet complet du sommeil et du rêve pour lui préférer la clarté de la conscience vigilante que Descartes a construit son cogito.
L’attente de l’événement
Le deuxième aspect par lequel Freud a subverti la certitude se trouve surtout au niveau technique. Il s’agit de l’attention flottante qui vient prendre la place de la pression qu’il exerce sur le patient, soit à travers l’hypnose soit à travers la main sur le front. Cette innovation technique est en fait une véritable coupure épistémologique. C’est à partir de là qu’il va laisser la liberté de parole au patient sans la brider dans son envie de savoir. Il laisse, ce faisant, la place à l’incertitude. Il y a déjà l’incertitude de ce à quoi il doit s’attendre au niveau du discours du patient.
Mais il y a aussi une autre incertitude, celle en rapport avec les signifiants qui identifient le patient. Et là il y a une deuxième innovation technique qui contribue grandement à l’autoriser, c’est le divan. Le patient se sent autorisé sur le divan à changer de signifiant. Il a moins besoin d’être fidèle à un signifiant auquel il s’est identifié dans la mesure où il ne s’est pas présenté au regard de l’autre psychanalyste en arborant ce signifiant.
Lorsque les physiciens ont travaillé sur l’onde de probabilité de Schrödinger, ils ont installé un ensemble de capteurs dispersés dans les endroits où la particule était susceptible de se manifester. De temps en temps un des capteurs était percuté par une particule. Dans l’intervalle entre deux captations on ne savait pas où se trouvait la trajectoire de la particule, ni même si elle avait une trajectoire. Vous voyez combien cette incertitude est différente du mobile newtonien ou galiléen qui s’avance, sûr de lui, et continuellement repérable, dans un espace quadrillé.
Il y a donc un aspect technique d’accueil de l’incertitude qui est déjà présent chez Freud, bien avant qu’il n’apparaisse en physique quantique. De la même façon qu’il y a une supposition d’absence de trajectoire prédéterminée dans les associations du patient. La technique des associations libres ne s’attend pas à quelque chose de particulier. Toutes les surprises sont possibles.
Critères de l’incertitude
Peut-être qu’à présent il va nous devenir possible de définir des critères qui nous permettront de distinguer les sciences de la certitude des sciences de l’incertitude. Nous avons déjà évoqué quelques uns de ces critères. Mais celui qui me paraît décisif est probablement celui du narcissisme. La science moderne est celle qui s’est accaparée de la capacité de se regarder au détriment de toute altérité. Cette capacité lui permet de définir des êtres ou des objets, si on veut, qui sont continuellement présents et apparents.
À l’inverse la science pré moderne ou post moderne ne s’est pas appropriée le narcissisme et laisse son objet fonctionner comme une rivière souterraine. L’eau s’engouffre dans le sol à certains moments puis réapparaît ailleurs. Est-ce la même eau? On ne peut pas en être sûr. Mais il n’est pas impératif d’en être sûr non plus.
La science, que nous pourrions appeler non moderne, au lieu de rencontrer l’objet assuré de sa propre image rencontre plutôt une opposition de signifiants ou, autrement dit, des variables conjuguées.
Nous avons vus que la psychanalyse et la physique savent qu’elles ont affaire à des oppositions de signifiants ou à des variables conjuguées. D’autres disciplines ne s’en rendent pas vraiment compte et tournent autour du pot sans vraiment réussir à cerner le problème.
La médecine
La médecine par exemple. La plupart des médecins sont convaincus que leur discipline doit se cantonner au corps et qu’elle trahit sa mission si elle s’oriente du coté de l’esprit. Les 80% de troubles fonctionnels que les médecins reçoivent les dérangent la plupart du temps. Ils n’ont pas envie de s’en occuper et préfèreraient faire de la vraie médecine qui soigne de vraies maladies. L’écoute qu’ils prodiguent aux patients un peu malgré eux n’est pas du tout prise en compte dans le bilan de leur efficacité. Seuls les psychosomaticiens sont considérés comme ayant une efficacité à travers le psychique. Alors que tous les médecins font de la psychosomatique sans le savoir comme M.Jourdain faisait de la prose sans le savoir.
Ici les variables conjuguées sont le corps et l’esprit. Le prélèvement de savoir sur le corps favorise une uniformisation, une objectivation de celui-ci. Si on applique le principe d’incertitude on obtient que le médecin qui s’occupe seulement du corps, crée une réalité qui lui est propre, un corps façonné par la médecine, pour la médecine, le corps de l’écorché. Le corps s’est ainsi acquis une image prométhéenne favorable au savoir prélevé sur lui mais, en revanche, il n’a plus accès au psychique. Le patient est totalement dépossédé de sa parole dans cette circonstance.
Par contre si, ne serait-ce que par courtoisie, le médecin écoute les doléances de son patient, le plus souvent, il lui prescrira un médicament qu’en fin de compte le patient ne prendra pas, parce qu’il s’estimera satisfait d’avoir exprimé sa doléance. La partie la plus ennuyeuse, pour le médecin, de la pratique médicale est en fait curieusement la plus utile aux patients. Nous aurons demain matin une demi-journée consacrée à la médecine. Ce sera prodigieusement intéressant.
La politologie
En politologie, les pouvoirs politiques s’exerçaient en s’appuyant sur les communautés diversement distribuées sur le territoire. Chacune de ces communautés avait une pensée qui dépendait de son système symbolique propre. Tout régime politique devait tenir compte, à la fois, des intérêts des communautés et des exigences du bien commun.
Puis le savoir sociologique uniformisant l’a emporté. Pour que le politologue ou le sociologue puisse prélever son savoir, il lui faut uniformiser son objet. La variété communautaire doit être réduite à une seule. Le sujet du roi est alors devenu citoyen puis est devenu individu. La pensée sociologique a relégué les systèmes symboliques dans les placards de l’histoire pour les remplacer par une pensée fondée sur l’uniformisation démocratique des individus. Il s’agit, encore une fois du remake du geste narcissique cartésien qui s’approprie son image. La réappropriation du regard de l’Autre oblige à une sorte de pixellisation de la perception de soi qui engendre nécessairement l’uniformisation.
On retrouve dans ce champ les variables conjuguées que l’on a rencontrées déjà en physique en médecine et en psychanalyse. Il s’agit cette fois du corps multi communautaire et de l’esprit symbolique. Lorsque intervient le narcissisme prométhéen de la sociologie et de la politologie, il ne reste plus que le corps uniformisé sociologique qui a totalement perdu la parole puisque tous les systèmes symboliques ont été écartés. On voit ici que le système démocratique est basé sur le vol prométhéen et l’uniformisation du regard de Dieu.
C’est dire la parenté profonde qu’il y a entre le système démocratique et la paranoïa. Ça m’a pris beaucoup de courage pour vous dire ça. On accorde une telle sacralité au système démocratique qu’il me paraît presque dangereux de le contester ou du moins d’en montrer les failles essentielles. Je crois que tous les dérapages auxquels il a donné lieu tirent leur origine dans ce vertige prométhéen de la réappropriation de l’image de soi.
Le plus drôle c’est que ces images sont le plus souvent fictives et ne recouvrent aucune réalité. Le peuple juif, la civilisation islamique ou la solidarité chrétienne occidentale sont des fictions imaginaires qui ont pourtant un potentiel mobilisateur surtout à cause de leur capacité de répression des systèmes symboliques traditionnels.
Que toutes les formes de la démocratie et de la dictature soient également fondées sur la fiction d’une image uniforme de soi est certainement un sérieux problème qui mérite d’être posé aussi bien sur le plan politologique que sur le plan de l’épistémologie générale autour de la question de l’incertitude. Je laisse aux politologue le soin de le traiter dans leur champ propre. En ce qui concerne l’épistémologie il semble assez problématique que la réappropriation de l‘image de soi mette fin à la présence de l’incertitude. Le problème reste difficile à résoudre pour l’instant.
L’écologie
S’il est vrai que le narcissisme prométhéen a un potentiel créateur important, il n’en reste pas moins que le prix de ces avancées scientifiques est tellement élevé qu’il finit par mettre en péril toute la construction elle-même. Le phénomène est on ne peut plus visible lorsque la terre elle-même est concernée. Alain Vidal va nous en parler un peu plus tard durant le colloque.
La terre est un espace très varié sur lequel on rencontre des formations géologiques, des plantes, des animaux et des autochtones qui expriment la diversité de la terre par la variété des espèces et des cultures. Ici les variables conjuguées sont la terre et son expression vivante en termes d’espèces et de culture. Le narcissisme prométhéen est venu se greffer la dessus. Il uniformise la vision de la terre pour prélever un savoir sur les formations géologiques, sur les plantes, les animaux et les autochtones. Le problème de ce savoir est qu’il dénature ce qu’il étudie puisque son objectif est essentiellement énergétique. Il s’agit au fond ,pour lui, de tirer profit de ces choses qui ne sont plus perçues que comme des ressources énergétiques. Peut-être qu’il y aurait lieu de comprendre ici pourquoi le savoir a tellement partie liée avec l’énergie. Surtout lorsqu’il entreprend d’éliminer l’incertitude.
La Psychanalyse
Pour documenter cette question on pourrait aborder le stade du miroir. Ici le regard sur soi, maternel et divin, est approprié par l’enfant lui-même. Le savoir que le regard de l’Autre prélevait sur son corps et sur ses mouvements, va être utilisé par lui en termes énergétiques puisqu’il va désormais pouvoir se mouvoir de façon plus coordonnée à partir de là. On pourrait dire, dès lors, que le savoir est une forme particulière de l’énergie. Ce savoir réprime une jouissance multiple et diversifiée pour la canaliser à son profit. Le savoir du stade du miroir réprime la jouissance des parties du corps, celle du pervers polymorphe, pour la canaliser dans la perspective du mouvement.
Un autre exemple où le regard a produit de l’énergie est sans doute celui de la psychanalyse. Cette discipline intervient à la fin du XIX° siècle dans un contexte où les relations homme/femme sont très marquées par le familialisme et la tradition. Elle profite d’une vision de l’humain, qui tend à s’imposer à l’aube du XX° siècle, où celui-ci se soustrait à l’emprise de la tradition.
Freud adopte l’idée selon laquelle tous les humains sont bisexués et les deux sexes ne sont pas essentiellement différents. La pratique sexuelle ne dépend plus désormais des impératifs traditionnels. Elle devient une ressource énergétique intéressante et exploitable.
Malheureusement la ressource du plaisir se tarit très rapidement et il faut alors introduire une ressource nouvelle qu’est la jouissance où le plaisir et la douleur sont équivalents par leur excès et par la menace de mort qui est impliquée dans cet excès. La jouissance est associée au trauma qu’il soit sexuel ou violent. Celui-ci joue un rôle énergétique important et permet la stimulation presque permanente de l’énergie jouissive. Le trauma peut ainsi être conçu comme une exploitation énergétique de l’humain. Il vient effacer et supplanter des différences homme/femme, douleur/plaisir qui avaient prévalu jusque là.
L’étape suivante, que nous voyons émerger lentement, et dont il sera question durant ce colloque, est l’effacement de la différence humain/matière, thème plus connu sous l’appellation de post-humain. Mais actuellement a psychanalyse n’y est pas encore impliquée. L’avantage de la psychanalyse sur les autres disciplines modernes c’est qu’elle est préoccupée par la nécessité de restaurer des différences révolues ou effacées. Dans sa pratique d’historicisation de la vie du sujet elle lui permet un peu plus de conserver la responsabilité de ce qui lui arrive. Entre conserver les signifiants qui ont constitué son passé, ou éventuellement y revenir, d’une part, et s’aventurer dans une nouvelle dynamique énergétique traumatique et y demeurer, il y a la marge d’une certaine liberté.
D’avoir chevauché les deux périodes, celle du trauma et celle d’avant le trauma, a donné un avantage important à la psychanalyse, celui de pouvoir mettre des mots sur le passage d’une période à l’autre à travers la formulation de ses deux topiques. On peut dire que ce qui a donné tant d’importance au trauma est la disparition du rapport au maternel bienveillant et l’effacement progressif de la dynamique oedipienne au profit d’une dynamique fraternelle.
Conclusion
Si je vous ai parlé de tout ça, si j’ai contribué à l’organisation de ce colloque, c’est parce que nous sommes à la croisée de chemins. L’aventure moderne est en train s’essouffler et, plus encore, elle semble être en train de scier la branche dont elle est issue. Faut-il modérer l’élan de la modernité pour lui permettre d’être durable? Faut-il retourner à des conceptions pré modernes qui feraient renaître la richesse du passé en espérant que ce passé retrouvé ait assez de force pour résister à la violence de la modernité ? Faut-il permettre à la richesse du passé et à la dynamique du présent, aussi destructrice fut-elle, de coexister harmonieusement? Toutes ces voies sont intéressantes.
J’en proposerais une nouvelle. Il s’agit dans un premier temps de sortir de la fascination qu’exerce sur nous la modernité sans nécessairement la rejeter. Son caractère néfaste vient le plus souvent de ce qu’elle se présente comme unique et salvatrice. Dans un deuxième temps, je crois qu’il faut s’offrir l’espoir que les épistémologies qui dépendent de l’incertitude, et qui sont donc pré modernes ou post modernes, puissent nous révéler des choses tout à fait surprenantes. Elles nous révèlent déjà des choses surprenantes. L’espoir n’est pas là. L’espoir serait plutôt que ces choses surprenantes soient enfin accessibles à notre compréhension. Il nous faut, en somme créer une épistémologie non moderne dans laquelle ces choses surprenantes ne le seraient plus.
Il nous reste des choses fascinantes à découvrir en MQ, en médecine psychosomatique, en psychanalyse, en sciences de la terre, en anthropologie et j’en passe. Il importe que ces choses nous les découvrions dans la transdisciplinarité parce que le but n’est pas seulement de découvrir ces choses mais surtout d’inventer l’épistémologie propre à les accueillir et à les rendre naturelles ou normales. C’est dans cette perspective que ce colloque est particulièrement pertinent.