Edward Bizub
Proust : le corps révélateur et problématique
Edward Bizub, Genève
Cet article reprend une conférence donnée dans le cadre du colloque « Faire corps » du 21 au 23 octobre 2011 organisé par Karim Djbeili à Montréal en association avec AIEMPR (ASSOCIATION INTERNATIONALE D’ETUDES MEDICO-PSYCHOLO-GIQUES ET RELIGIEUSES) et posté sur le site www.calame.ca
Le point culminant d’A la recherche du temps perdu – ce que Proust appelle la résurrection de Venise – intervient au moment où le héros du roman, invité à une matinée musicale, trébuche sur les pavés inégaux devant l’hôtel des Guermantes. Le déséquilibre de son corps à cet instant crée une brèche dans son esprit. D’où vient cette brèche? Le héros, curieux de le savoir, recule pour refaire le même mouvement qui a créé ce déséquilibre et, soudain, un moment de son passé resurgit. Il s’agit d’un événement qui, en apparence, n’a rien à voir avec sa situation actuelle. Il se souvient en effet de sa visite à Venise du baptistère de Saint-Marc en compagnie de sa mère. Mais il se souvient d’un instant précis: celui où, en franchissant le seuil du baptistère, il avait trébuché exactement de la même manière à cause des dalles irrégulières du baptistère. Mais ce ne sont ni les pavés ni les dalles qui expliquent ce souvenir qui l’envahit en créant un sentiment de joie. C’est le mouvement de son corps qui avait gardé cet instant du passé en lui. C’est le mouvement du corps qui abrite l’inconscient qu’il ne savait pas posséder. La révélation de cet inconscient est intimement liée à une « sensation du pied ».
Or la révélation de l’inconscient constitue le noyau et la finalité du roman. Elle est son message même, car on sait que le récit est destiné à raconter la vocation littéraire de son personnage. Ce message, Proust l’a clairement exprimé dans un des avant-textes : un « livre est le produit d’un autre moi ». En d’autres termes, l’auteur véritable d’un livre n’est autre que le moi inconscient. C’est le vécu de cet inconscient qui devient à la fois le sujet du roman et le garant de sa vérité. Et dans le sous-bassement du texte, c’est-à-dire au moment de sa conception même, cet inconscient est – depuis le début du projet – lié à une sensation corporelle, celle provoquée par un pied qui glisse.
Rappelons que ce dénouement dans Le Temps retrouvé ne sera livré aux lecteurs qu’en 1927, car le dernier tome du roman sera publié de manière posthume, cinq ans après le décès de son auteur. En 1913, donc presque une quinzaine d’années auparavant, le premier tome, Du côté de chez Swann, voit le jour. Mais le noyau, la raison d’être de ce roman, est déjà en place depuis 1908, donc une vingtaine d’années avant la publication. Autant dire que cette scène a résisté aux multiples transformations et métamorphoses subies par les nombreuses réécritures et modifications du texte. Voici une des premières esquisses de cette scène où la résurrection de Venise est directement liée à la scène de la madeleine, madeleine qui se présente alors simplement comme une «biscotte ramollie dans le thé». C’est au moment où cette biscotte crée une résurrection inattendue que la scène, qui deviendra l’apothéose du roman, est esquissée:
De même bien des journées de Venise que l’intelligence n’avait pu me rendre étaient mortes pour moi quand, l’an dernier, en traversant une cour, je m’arrêtai net au milieu des pavés inégaux et brillants. Les amis avec qui j’étais craignaient que je n’eusse glissé, mais je leur fis signe de continuer leur route, que j’allais les rejoindre: un objet plus important m’attachait, je ne savais pas encore lequel, mais je sentais au fond de moi-même tressaillir un passé que je ne reconnaissais pas; c’était en posant le pied sur le pavé que j’avais éprouvé ce trouble. Je sentais un bonheur qui m’envahissait, et que j’allais être enrichi d’un peu de cette pure substance de nous-même qu’est une impression passée […] et [qui] ne demandait qu’à être délivrée […]. Mais je ne me sentais pas la puissance de la délivrer. […] Je refis quelques pas en arrière pour revenir à nouveau sur ce pavé inégal et brillant, pour tâcher de me remettre dans le même état. Tout à coup, un flot de lumière m’inonda. C’était une même sensation du pied que j’avais éprouvée sur le pavage un peu inégal et lisse du baptistère de Saint-Marc» (Contre Sainte-Beuve, 1971, 212-213).
Si l’on remonte quelques mois en arrière, au stade où le roman en question n’était qu’une série de notes jetées rapidement dans un carnet, il est frappant de constater que ce noyau semble être le point de départ absolu de la conception du récit. Il s’agit du lien entre la mémoire et le corps. Les «moments où l’on voit la réalité en vrai avec enthousiasme» sont déjà reliés à la scène des pavés. On y lit «pavés foulés avec joie», mais dans la ligne qui précède cette évocation figure un nom propre jeté là sans explication ni lien logique apparent avec la scène en question. On y lit le nom de Sollier. Cette évocation lapidaire nous montre que le point culminant du roman est lié à la cure psychothérapeutique de Proust à la fin de 1905 et au début de 1906, cure poursuivie selon des règles très strictes dans un total isolement.
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Il y a tout lieu de croire que la cure suivie par Marcel Proust auprès du docteur Paul Sollier fut l’occasion d’une rencontre extraordinaire. Lorsque l’écrivain entreprend sa cure à Boulogne-sur-Seine à la fin de l’année 1905, le docteur Sollier, avec une dizaine d’ouvrages à son actif, est déjà une figure de proue dans le débat qui agite les sphères philosophique et médicale. Sa stature dépasse les frontières. Son ouvrage Psychologie de l’Idiot et de l’Imbécile (Paris, Alcan, 1891) est traduit en allemand dès sa parution en français, et en polonais deux ans plus tard. Du rôle de l’hérédité dans l’alcoolisme (Paris, Delahaye et Lecroisier, 1888) est traduit en anglais en 1890, et Les Études sur la morphinomanie et son traitement, 1894-1899 sont publiées en russe en 1899.
Dès 1892, Sollier est reconnu comme une autorité dans l’analyse et la description du fonctionnement de la mémoire. A ce titre, il a reçu en quelque sorte le flambeau du maître de la Salpêtrière. En effet, Charcot, juste avant sa mort, lui avait personnellement demandé d’opérer la synthèse des dernières recherches dans le domaine de la mémoire, synthèse qui donnera lieu à un ouvrage important sur le sujet, Les Troubles de la Mémoire, paru en 1892, suivi d’une deuxième édition en 1900. Cette même année Sollier publiera un nouvel ouvrage sur le même thème: Le Problème de la Mémoire. Ce livre sera traduit en espagnol en 1902, et il sera lu attentivement – en français – par Freud, comme l’attestent les soulignements de ce dernier dans son exemplaire conservé aujourd’hui à la London Library. Autrement dit, celui qui voudrait se renseigner sur les recherches concernant la mémoire au début du XXe siècle aurait sans aucun doute commencé par la lecture de ces deux ouvrages de synthèse. La réflexion de Sollier dans ce domaine sera prolongée – l’année même où Proust vient le consulter pour un traitement – dans un nouveau livre sur un sujet annexe: les émotions. Ce sera Le Mécanisme des Émotions, publié en 1905.
Sollier reliera ces deux thèmes (mémoire et émotion) peu après dans un autre ouvrage, Essai critique et théorique sur l’Association en psychologie. Bien que ce dernier ait été publié en 1907, donc une année après la fin de la cure de Proust, il révèle l’état de la réflexion de Sollier au moment où l’écrivain s’installe dans son sanatorium. En effet, à cette époque l’Essai critique et théorique sur l’Association en psychologie est déjà achevé, car il est composé de leçons données une année auparavant à l’Université Nouvelle de Bruxelles.
Le médecin qui accueille l’écrivain dans sa clinique à Boulogne-sur-Seine au mois de décembre 1905 jouit donc déjà d’une grande renommée internationale. Lors du IVe Congrès International de Psychologie tenu à Paris du 20 au 26 août 1900 sous la présidence de Théodule Ribot, la visite de sa maison de santé par les participants est inscrite au programme du 24 août: «A onze heures, réception des membres du Congrès dans le Sanatorium de Boulogne, à Boulogne-sur-Seine, dirigé par M. le Dr Sollier. Visite de l’établissement et lunch».
Sa clinique est considérée alors comme un modèle d’établissement spécialisé dans la psychothérapie – appelée également traitement moral – destinée aux névropathes, c’est-à-dire, à ceux qui souffrent de la maladie des nerfs. Or Sollier se considère surtout comme un spécialiste de l’hystérie et il se distingue d’autres collègues dans ce domaine par son emploi de l’hypnose. Ceci ressort très clairement de son ouvrage, L’Hystérie et son traitement, (publié en 1901), dans lequel il prend ses distances par rapport à Pierre Janet ainsi qu’à l’un des prétendus disciples de ce dernier: Sigmund Freud .
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Même s’il a longtemps tergiversé quant au choix du thérapeute, on peut spéculer sur la possibilité que Proust, s’intéressant depuis un certain temps au fonctionnement de la mémoire, ait finalement choisi Sollier justement à cause de ses compétences et de sa réputation dans ce domaine. Mais le médecin avait sans doute, lui aussi, des raisons de se pencher sur le cas d’un malade si bien disposé à explorer les ressorts de son propre passé.
En réalité, l’arrivée de Proust dans le sanatorium de Boulogne-sur-Seine a dû éveiller l’intérêt de Sollier à plus d’un titre. Ce dernier connaissait le rôle joué par le père de l’écrivain, Adrien Proust, dans le domaine de la division de conscience. Il a dû être impressionné à l’idée de traiter dans sa clinique le fils de l’observateur d’Émile X…, cas qui avait révélé le lien entre une mémoire dissociée et la constitution d’un «autre moi» . Sollier évoque ce cas en parallèle avec celui de Félida, exemple canonique du dédoublement de la personnalité, dans Les Troubles de la Mémoire en les qualifiant d’«observations» qui sont «dans tous les recueils et trop connues aujourd’hui pour les rappeler encore» .
Par ailleurs, Proust, diplômé en philosophie à la Sorbonne et possédant de sérieuses connaissances dans le domaine médical – sans compter qu’il est fils et frère de médecin et que son intérêt pour les recherches médicales constitue, selon Jacques Rivière, le véritable violon d’Ingres de l’écrivain -, semble être le sujet idéal pour une telle cure. Sollier se dote en effet d’une mission auprès des philosophes. Le thérapeute de Proust situe le phénomène psychologique clairement dans le domaine philosophique: «Les psychologues qui croient se dégager de toute préoccupation philosophique ne font en réalité que s’abstenir d’en parler» . Il reconnaît cependant que ce ne sont pas les philosophes – ni même les psychologues – qui ont éclairci les différentes manifestations de la mémoire: «C’est aux médecins que revient principalement l’honneur d’avoir mis en relief et étudié les différents troubles de la mémoire» .
Sollier se positionne clairement entre le monde scientifique et les philosophes: «C’est ce but que nous avons cherché à atteindre en donnant aux philosophes les indications nécessaires pour étudier les maladies de la mémoire au point de vue médical, et en donnant aux médecins les notions psychologiques indispensables pour les examiner complètement .»
En outre, Sollier, qui n’hésite pas à citer Goethe, Musset et Le Horla de Maupassant pour appuyer sa théorie du rôle joué par la division de conscience dans la création littéraire, a donc une raison de plus pour s’intéresser à cet écrivain malheureux qui se plaint, dans les mots de Proust, de sa «dépression spirituelle» et qui recherche une «main puissante et secourable» pour l’aider à trouver sa voix .
Lors de mes travaux, j’ai été surpris de constater le peu d’intérêt que la cure de Proust chez Sollier avait suscité . L’une des raisons de cette lacune est sans aucun doute l’accent mis par Proust sur le corps, lequel est devenu, pour la plupart des commentateurs, un objet problématique. Il est vrai que les critiques qui se sont intéressés à l’aspect psychologique de l’œuvre lui ont toujours appliqué la grille de la psychanalyse. Ils ne s’intéressaient pas aux traitements thérapeutiques de l’époque qu’ils ignoraient. Le mot psychothérapie était à l’époque un néologisme récent qui traduisait l’étiquette plus usuelle alors : celle du traitement moral. Je soupçonne que cette appellation a égaré plus d’un. Certains, en se moquant un peu de cette cure lorsqu’ils l’évoquent en passant, se sont de toute évidence mépris sur le sens du mot « moral » dans la description de la cure. Il ne s’agit pas d’un traitement par la morale mais d’un traitement du moral. D’ailleurs, le néologisme psychothérapie n’est autre qu’une traduction savante de l’appellation française.
Il y a une autre source de méprise. Les chercheurs qui évoquent la cure chez Sollier avec une certaine moquerie se trompent, à mon avis, sur le véritable but de ce traitement. Ils croient que Proust s’est adressé au psychothérapeute pour guérir de son asthme, et il est donc facile de montrer que l’asthme n’avait pas disparu et donc que cette cure était un échec. Mais c’est oublier que Proust lui-même indique très clairement dans sa préface à sa traduction de Sésame et les lys de Ruskin que ce qu’il veut guérir est ce qu’il appelle sa « dépression spirituelle ». Dans ce texte, publié aujourd’hui sous le titre Sur la Lecture, il décrit son attente :
De la pure solitude l’esprit paresseux ne pourrait rien tirer, puisqu’il est incapable de mettre lui-même en branle son activité créatrice. […] Ce qu’il faut donc, c’est une intervention qui, tout en venant d’un autre, se produise au fond de nous-mêmes, c’est bien l’impulsion d’un autre esprit, mais reçue au sein de la solitude .
Proust compare le processus thérapeutique au rôle de la lecture vue comme une « discipline curative » face à la « dépression spirituelle » d’un « esprit paresseux ». Et il poursuit : « Les livres jouent alors auprès de lui [l’esprit en proie à une dépression spirituelle] un rôle analogue à celui des psychothérapeutes auprès de certains neurasthéniques » (ibid., 69). C’est une description du processus proclamé par Sollier comme étant sa méthode thérapeutique. Il s’agit d’une cure qui exige une solitude absolue – d’où la nécessité d’un isolement total – en même temps que l’impulsion d’un autre esprit au sein de cette solitude qui doit réveiller l’activité créatrice de l’esprit paresseux. D’où l’intervention indispensable du thérapeute.
Mais cet esprit n’est pas une abstraction, car il est intimement lié au corps. En effet Proust ajoute dans cet essai que la médecine moderne prétend que l’esprit règle notre respiration, notre digestion et la coordination de nos mouvements. Il ramène le dysfonctionnement de l’esprit à une question de volonté, mais celle-ci ne peut être restaurée que par l’intervention d’un autre : «Le malade […] est enlisé dans une sorte d’impossibilité de vouloir, comme dans une ornière profonde, d’où il ne peut se tirer seul, et où il finirait par dépérir, si une main puissante et secourable ne lui était tendue » (ibid.). Mais cet autre qui doit tirer l’esprit paresseux de son ornière doit faire appel non seulement à la volonté du malade, mais à ses « vouloirs organiques ». Face à l’inertie de la volonté du malade, l’impulsion qu’il ne peut trouver en lui doit venir de dehors, elle doit venir: « d’un médecin qui voudra pour lui, jusqu’au jour où seront rééduqués ses divers vouloirs organiques » (ibid., 70). Et cette impulsion venant de dehors est nécessaire pour que se produise « cette activité créatrice qu’il s’agit précisément de ressusciter en lui » (ibid., 72). On découvre alors que le but espéré de Proust est de guérir son asthme seulement dans la mesure où celui-ci est lié à son manque de volonté. Ce qu’il cherche est clairement une résurrection. D’où le lien que Proust établit parmi les notes inaugurales entre sa cure chez Sollier et la résurrection de Venise provoquée par un pied qui glisse sur les pavés inégaux.
La Vérité que le roman est censée dévoiler est liée aux révélations du corps. Est-ce une Vérité gênante ? Certains critiques cherchent effectivement à éliminer la composante corporelle de la révélation proustienne, comme s’il y avait quelque chose d’embarrassant dans sa présence. On a effectivement tenté de montrer que la théorie de la mémoire involontaire n’est guère convaincante, qu’elle manquerait d’authenticité ou pire, que sa présentation au point culminant du roman ne pourrait être qu’une parodie de la naïveté du héros, car, évidemment, Proust, de par son intelligence, ne pourrait pas y adhérer. On a même dit que la mémoire involontaire ne serait qu’un « sophisme » de la part de Proust et que le véritable intérêt de l’œuvre est à chercher ailleurs. Que cette démarche soit consciente ou inconsciente, il se peut effectivement que la mise en valeur du corps dans la résurrection de Venise soit la raison de ce rejet.
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Pour Sollier, la mémoire est la charpente de l’édifice de l’esprit humain et c’est sur elle que se fonde le traitement thérapeutique que Proust a suivi. La cure pratiquée dans la maison de santé de Boulogne-sur-Seine vise à réactiver ce que Proust appelle dans son roman la mémoire involontaire. Il est donc loisible de déduire que l’auteur de la Recherche a découvert, sur le plan clinique, le fonctionnement de ses propres souvenirs oubliés dans le déroulement de sa thérapie, fonctionnement non seulement constaté, avec ou sans hypnose, mais longuement analysé avec le médecin-philosophe.
La thérapie pratiquée par Sollier est fondée sur la restauration de la sensibilité du sujet malade qui a perdu une partie de sa mémoire: il s’agit de retrouver l’état dynamique de la personnalité qui avait accompagné un certain événement. Cet état dynamique relève de la cénesthésie. Le terme provient du grec – koinos (commun) et aisthêsis (sensation) – et renvoie à l’impression globale résultant de l’ensemble des sensations internes . Le problème, c’est que cet état dynamique ou cénesthésique est souvent inconscient. Et cet inconscient est emprisonné dans le corps.
Le concept de cénesthésie n’est pas une théorie de Sollier. Il a été répandu par le philosophe Théodule Ribot et correspond à ce que ce dernier appelle également, dans Les Maladies de la personnalité, «le sens du corps » . Même si le philosophe cherche l’harmonie entre le psychique et le physiologique, il paraît défendre le primat corporel:
J’insisterai longuement sur les conditions organiques de la personnalité, parce que tout repose sur elles et qu’elles expliquent tout le reste. […] C’est le sens organique, ce sens du corps, en nous vague et obscur d’ordinaire, très net parfois, qui est pour chaque animal la base de son individualité psychique. […] Mais, chez l’homme et les animaux supérieurs, le monde bruyant des désirs, passions, perceptions, images, idées, recouvre ce fond silencieux: sauf par intervalles, on l’oublie, parce qu’on l’ignore. (ibid.)
On voit ici un clin d’œil à cet « autre moi » intermittent qui recèle le secret de l’inconscient proustien. Dans ce «fond silencieux» on devine ce que Proust nommera la «réalité sous-jacente» que son héros doit trouver afin de devenir écrivain. Paul Sollier, évoquant ce concept au IVe Congrès International de Psychologie (1900), intitule son intervention «Émotions localisées». Il prétend alors que les émotions dont il parle sont localisées dans le corps. Neuf ans plus tard, en 1909, il intervient de nouveau devant le VIe Congrès International de Psychologie dans un exposé intitulé : «Le sentiment cénesthésique», où il affirme ceci: «C’est l’assimilation personnelle, le sentiment du moi surajouté à la sensation organique, qui devient la caractéristique de la cénesthésie…».
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Sollier se distingue alors de la plupart de ses collègues par son positionnement entre deux discours. Sa position est délibérément médiane: il réfute les théories exclusivement psychologiques pour mettre en valeur la part physiologique de la maladie. Il n’est pas en désaccord avec la théorie exposée par Pierre Janet dans l’ouvrage intitulé L’Etat mental des hystériques, mais il revendique néanmoins un «autre point de vue», car « les causes psychologiques ne sont pas les seules ». Et il ajoute ceci:
Il faut penser psychologiquement en même temps que physiologiquement, et se rappeler que les centres cérébraux sont à la fois sensitivo-moteurs et représentatifs, que les associations psychologiques sont en grande partie subordonnées aux associations anatomiques, et que la conscience accompagne le degré supérieur de l’activité cérébrale […] .
Sollier donne ainsi une importance primordiale à l’assocation entre fonctionnement psychologique et sensation, car:
[…] l’écorce cérébrale étant à la fois le siège de phénomènes physiologiques et psychologiques, il devient tout naturel de constater la coexistence, la simultanéité et l’association réciproque des phénomènes somatiques et psychologiques, la disparition des uns quand les autres disparaissent, ou l’apparition des uns comme conséquence des autres .
D’après ce parti pris, il est donc «naturel» pour le thérapeute de traiter une névrose en interrogeant son siège dans les sensations et dans les expériences liées aux différentes parties du corps. En cherchant à réveiller les «centres cérébraux» qui sont restés bloqués dans une synthèse isolée à cause d’une névrose, le médecin demande à son malade d’accroître sa «sensibilité». Il lui dit alors: «Sentez, sentez encore, sentez mieux…»
L’importance donnée par cette théorie «médiane» aux sensations caractérise l’approche de Sollier et la distingue nettement, par exemple, de celle de la psychanalyse. Or dans la deuxième édition de l’ouvrage, L’Hystérie et son traitement, originellement publié en 1901, mais réédité et surtout entièrement revu en 1914, Sollier n’a pas changé sa théorie. Cette fois-ci, au lieu de se situer seulement par rapport à Janet, à la liste de ceux qui refusent de tenir compte des facteurs physiologiques dans la genèse de la névrose il ajoute un nouveau nom: celui de Freud !
La vision de la guérison prônée par Sollier rappelle celle régissant les « résurrections » de Proust. Selon cette vision, la partie du cerveau engourdie ou ensommeillée pourrait être réveillée, par exemple, par l’approfondissement «sensible» d’une sensation du pied. Il est vrai que chez Sollier, comme chez Proust, c’est le corps qui se souvient. Dans Le Problème de la mémoire, il écrit : « Tous les psychologues ont été frappés de ce fait qu’il y avait deux éléments dans la mémoire ; l’un physiologique, l’autre psychologique, l’un inconscient, l’autre conscient. » Il affirme que la mémoire physiologique et inconsciente est en même temps involontaire : « Il est évident en effet que la fixation des images dans le cerveau est un phénomène essentiellement physiologique qui se passe sans la participation de notre volonté et même de notre conscience. » Il est évident alors que, au moment de l’ouverture du roman dans la première partie intitulée « Combray », la faculté qui est mise en branle par le retour dans le passé à travers les différentes chambres dans lesquelles le narrateur s’est couché est la mémoire du corps.
Parmi les lecteurs de la Recherche aujourd’hui, qui se souvient encore que le héros du roman a fait un long séjour dans une maison de santé ? Cet épisode, comme d’ailleurs dans la vie de Proust, sera recouvert d’un voile de silence. Il nous incombe alors de regarder de plus près le rôle de la psychothérapie dans le récit, car la cure dans une maison de santé constitue en quelque sorte le cœur vide – ou plutôt le cœur vidé – du roman. On sait que, dès le début, le récit devait être divisé en deux parties : le temps perdu et le temps retrouvé. Aujourd’hui, on n’est plus sensible à cette symétrie de l’œuvre dans la mesure où la première partie, correspondant originalement à un volume (tout comme la seconde partie), a grossi au fil de la rédaction pour englober enfin six volumes, face au « temps retrouvé », toujours réduit à un seul volume et resté alors plus ou moins intact.
Ce qui est important de noter, c’est que les deux volets sont séparés par un abîme, une brèche, une béance dans la continuité narrative. En d’autres termes, si l’on essaie de retrouver des points de repère chronologiques dans le récit, et il y a des chercheurs qui se sont appliqués à le faire, il s’agit d’un trou ou d’un silence qui recouvre entre vingt et vingt-cinq ans dans la vie du héros. Cette béance signalant une ellipse dans le temps de la narration correspond à une cure psychothérapeutique. « La nouvelle maison de santé dans laquelle je me retirai ne me guérit pas plus que la première ; et beaucoup d’années passèrent avant que je la quittasse » (IV, 433). On apprend alors que le héros a suivi deux cures consécutives. Il est tout de même curieux de constater que la cure vécue par Proust dans l’isolement à Boulogne-sur-Seine est magnifiée de façon extravagante pour les fins littéraires de son roman. Et pourtant, ce trou narratif qui tire un rideau sur le vécu du narrateur pendant si longtemps constitue une partie essentielle de l’œuvre.
L’effacement est l’une des prémisses fondamentales de l’esthétique – ou devrait-on dire de la rhétorique ? – proustienne. Il s’agit de la place privilégiée accordée au silence. L’écrivain révèle en effet l’un des ressorts majeurs de sa conception littéraire : «ce qui est tu dans un beau livre […] compose sa noble atmosphère du silence, ce merveilleux vernis qui brille du sacrifice de tout ce qu’on n’a pas dit» . On peut cependant découvrir ce qui constitue ce «merveilleux vernis» en regardant de plus près les brouillons du roman. En effet, une des méthodes pour parvenir à ce silence est le procédé de l’effacement.
Parmi les éléments de l’œuvre que Proust a effacés de sa conception initiale se trouve un détail important révélant ce que l’écrivain a tu dans la version définitive du roman. On peut même évoquer la mise en branle de l’œuvre telle qu’elle est d’abord signalée dans des brouillons esquissant l’incipit, car la grille d’une cure psychothérapique avait originellement fourni le modèle pour le cadre du récit romanesque. C’est en creusant sous la rédaction hésitante de la première phrase du livre: «Longtemps, je me suis couché de bonne heure», que nous en découvrons les indices.
Proust, à un moment donné, envisagea donc de faire commencer son roman par l’évocation du séjour dans la maison de santé, séjour qui dans la version définitive, on vient de le rappeler, a lieu presque à la fin du roman dans le Temps retrouvé. Cela est incontestable au vu de quelques notations de Proust dans ses brouillons. Préparant l’ouverture de «Combray», l’écrivain ajoute la phrase suivante (biffée par la suite) pour le commencement de son oeuvre: «Pendant les derniers mois que je passais dans la banlieue de Paris avant d’aller vivre à l’étranger, le médecin me fit mener une vie de repos» (I, 1085-1086) .
Ensuite, écrivant d’abord: «Le soir je me couchais…», il biffe ces cinq mots pour inscrire: «Longtemps je me suis couché de bonne heure.» La filiation entre les deux incipit est on ne peut plus claire. Dans une autre variante concernant «les premiers mots du roman» reprise dans la Pléiade, nous lisons ceci (cette fois-ci, la cure est ancrée dans une époque bien révolue grâce au passé simple) : « Dans les derniers mois que je passai à Paris avant d’aller vivre à l’étranger, le médecin me fit mener une vie de repos. Couché de bonne heure je m’endormais parfois si vite » (I, 1086. C’est nous qui soulignons.)
Les éléments si connus des deux premières phrases du roman renvoient donc – au stade des brouillons – aux nuits passées dans la maison de santé . L’écrivain a simplement effacé, dans la réécriture de cet incipit, le cadre de la maison de santé comme il avait éliminé le nom de Sollier, présent, on s’en souvient, dans les premières notes évoquant les pavés inégaux, paroxysme de l’œuvre. Cependant, la maison de santé en tant que cadre de l’oeuvre est maintenue jusqu’à une étape beaucoup plus avancée (sans doute 1912), car l’ouverture du roman, intitulée «Combray», est presque terminée au moment où la référence à la cure disparaît – in extremis – de la rédaction.
Cet abandon tardif du cadre psychothérapique change substantiellement la chronologie et la nature du récit. Il déplace le silence. L’effacement du cadre de la maison de santé susceptible de situer les résurrections à l’intérieur d’une cure crée un silence autour du lieu qui aurait pu voir naître le récit. Le cadre effacé (la progression de la cure) – la vingtaine d’années de la période vécue par le héros entre son temps perdu et son temps retrouvé – est engouffré dans une béance au sein de la narration. Ce constat suggère que le temps retrouvé aurait eu sa place dans le parcours de la cure et soulève la possiblité que les pavés « foulés avec joie » et la résurrection qu’ils provoquent aient véritablement eu un rapport avec cette cure, d’où le nom de Sollier figurant dans les notes.
Le déplacement du silence – qui fait en sorte que ce qui est tu à l’intérieur du récit n’est que le refoulement des conditions matérielles du dialogue qui présida à la mise en branle de l’œuvre – a tout de même une conséquence importante. C’est la disparition de « la main puissante et secourable » d’un médecin provoquant la régression de la personnalité. D’une voix étrangère qui guide la recherche de cet autre moi créateur au moyen d’une résurrection et qui suscite la mémoire du corps grâce – peut-être – à une «sensation du pied» en demandant à son patient de « sentir mieux ». « Sentez, sentez encore, sentez mieux… » C’est peut-être – symboliquement en tout cas – cette voix absente s’adressant au corps de son patient, sacrifiée dans la rédaction finale, qui constitue ce que Proust appelle la « noble atmosphère du silence ».