Du front tout le tour de la frontière

Du front tout le tour de la frontière

avril 25, 2021 0 Par Karim Richard Jbeili

Du front tout le tour de la frontière

Principe action/réaction

Je vais ici tenter une incursion historique dans le conflit israélo-arabe.  En oubliant les aspects idéologiques des intérêts autoprocalmés de chacun des protagonistes, je vais me poser la question suivante : qu’est-ce qui dans ce conflit, pourrait favoriser la paix?  En excluant, bien-sûr, le cas, fort improbable, où une des parties remporterait une victoire décisive sur l’autre.  D’ailleurs les deux parties sont tellement imbriquées l’une dans l’autre que cette éventualité  est devenue presque impossible.

 

Je vais adopter un point de vue polémologique.  C’est à dire un point de vue qui analyse les rapports de force indépendamment de la nature des forces en présence ou sans s’identifier à un des protagonistes du conflit.

 

De ce point de vue on peut dire que nous avons affaire ici à une entreprise de colonisation.  C’est à dire à une force militaire qui s’introduit dans une zone qui ne lui est pas familière.  Cette force est soutenue par une colonisation civile qui vient confirmer les zones conquises militairement par une densification de la population civile.

 

Tant que cette force colonisatrice ne rencontre pas une force équivalente en puissance qui puisse freiner son avance, elle sera obligée de la poursuivre.  Telle est au fond la règle d’or de ce conflit qui n’en finit pas de durer.  Tant qu’on n’a pas compris l’importance de cette règle et comment l’utiliser à bon escient le conflit va s’éterniser.

 

Lors d’un conflit armé, il importe que le front se stabilise avant de songer à une armistice ou à des pourparlers de paix pour aboutir à une frontière stable.  Pour qu’un front se stabilise, il importe que les forces en présence soient équivalentes.  C’est là seulement qu’on peut songer à aller plus loin en termes de pacification du conflit.

 

Le conflit israélo-arabe comporte plusieurs exemples de pacifications de ce type que je vais examiner successivement.

 

1)La frontière égyptienne.

Cette frontière est particulièrement difficile à stabiliser parce qu’elle comporte un espace désertique très vaste et difficile à défendre.  En dehors d’un accord de paix, la seule possibilité qui s’offrait c’était une frontière confirmée ou renforcée par la nature comme le canal et le golfe de Suez.  C’est l’option que les Israéliens se sont donnés en 56, lors de l’invasion tripartite et lors de la guerre des six jours en 67.  Cette option s’est révélée cependant inopérante en 73 puisque les Égyptiens ont quand même réussi à traverser le canal.

Il s’est donc avéré que le golfe et le canal de Suez ne pouvaient pas servir de frontière renforcée par la nature parce que les Égyptiens ne l’acceptaient pas et étaient en mesure de faire valoir militairement leur opinion.  En revanche le désert du Sinaï pouvait servir de frontière dans le cas, et uniquement dans le cas, d’un accord de paix.  C’est probablement pour cette raison que Sadate a fait le pari d’aller à Jérusalem proposer la paix aux Israéliens.  Il y avait là un calcul logique qu’il a réussi à leur faire comprendre.

 

2)La frontière jordanienne

Le Royaume Hachémite de Jordanie est une entité politique extrêmement fragile et tout le monde, y compris les Israéliens, se préoccupe de sa stabilité.  Étant un royaume multiethnique, il est inaccessible à la formule nationaliste.  Il n’est donc pas pensable, pour les Israéliens, de le violenter pour qu’il bascule dans le nationalisme.  Cela impliquerait un changement de régime avec de grosses incertitudes à la clé.

 

Peu de temps après la naissance du Fath et la bataille de Karame à laquelle l’armée jordanienne a participé, la Jordanie et Israël sont rapidement arrivés à un modus vivendi avec une frontière pacifiée.  Il est même arrivé au roi Hussein de livrer à Israël des informations de première main pour donner des gages de sa bonne foi.  Sans compter la férocité avec laquelle il s’est attaqué à la Résistance Palestinienne en septembre 70.  C’est, au fond,  l’absence résolue de toute trace de nationalisme en Jordanie qui a contribué à pacifier cette frontière.

 

3)La frontière syrienne.

Le cas de la frontière syrienne est plus complexe parce qu’il comporte une dimension psychologique non négligeable.  Le problème ne se pose pas au niveau de la matérialité de la frontière mais au niveau de la capacité et de la motivation de chacun des protagonistes à la défendre.

La Syrie post-ottomane va devenir nationaliste sous l’influence des puissances mandataires (La France et l’Angleterre) puis sous la  pression du danger israélien.  Mais ce passage au nationalisme sera plutôt  superficiel et sans grande conviction.  Juste de quoi instaurer un régime républicain à l’image du régime français mandataire.  Mais la conviction nationaliste est plutôt molle et insuffisante pour construire une armée motivée et dynamique.  Cette armée n’a pas la conviction qu’il faut pour défendre son territoire et, encore moins, pour reconquérir la Palestine.

La seule chose qui puisse lui donner un niveau de motivation suffisant est de perdre une partie de son territoire.  L’armée Syrienne perd le Golan en 67.  Face à cette perte, elle ne peut plus reculer devant un ennemi qui est plutôt inquiet de devoir occuper des villes densément peuplées comme Damas.  C’est ici que l’équilibre s’instaure.

La perte du Golan va permettre aux Syriens de maintenir la flamme nationaliste et de tenir le coup face à l’ennemi.  De leur côté les Israéliens ne peuvent aller plus loin sans occuper Damas; ce qu’ils répugnent de faire.  Le front est ainsi resté immobile en raison de l’équilibre qu’il a atteint.  Cet équilibre pourrait être remplacé par la paix mais le statu quo ne comporte pas d’irritant majeur (Kuneitra, la seule ville du Golan occupé s’est vidée de sa population) et peut continuer tant que les éléments du jeu n’auront pas changé.

 

 

4) La frontière libanaise

La frontière libanaise a longtemps été poreuse dans les deux sens.  Le flot des réfugiés palestiniens traversait aisément la frontière pour rejoindre les camps du Liban.  Certains retournaient clandestinement voir leur famille demeurée en Israël.

Cette frontière a commencé à être un peu plus militarisée à partir de 1969, lorsque les résistants palestiniens gênés dans leurs activités par l’armée jordanienne se sont réfugiés au Liban-Sud.  Ils ont commencé à mener des opérations de commando en traversant la frontière à l’aller comme au retour.

La suite des événements serait trop longue à détailler.  Il nous suffit de savoir que le Liban depuis cette date a connu une mutation majeure. À l’origine le pays était une mosaïque de communautés.  Avec les guerres et les invasions multiples qu’il a subies, il s’est transformé en une mosaïque de nations.  Chacune des communautés qui le composait s’est transformée en une véritable nation avec tout l’appareillage institutionnel propre à une nation.  De l’école jusqu’à l’université, des services publics jusqu’aux services hospitaliers en passant par les milices, tout est devenu du ressort des communautés mutantes.

La mutation vers le nationalisme a beaucoup dynamisé et militarisé chaque communauté et plus particulièrement la communauté chiite qui a pu ainsi développer une puissance de feu non négligeable.  Il faut dire qu’elle a été abondamment stimulée par la présence israélienne au Liban-Sud qui est son sanctuaire naturel.  La nationalisation des communautés libanaises a bien réussi, surtout en ce qui concerne la communauté chiite.  Et aujourd’hui on peut considérer que le front israélo-libanais est passablement stabilisé et on peut supposer que, dans un avenir prévisible, il n’y aura pas de mouvements qui transgresseraient ce qui est redevenu une frontière hermétique.

 

5) La frontière de Gaza

Les rapports d’Israël et de Gaza ont toujours été particulièrement violents, plus spécialement lorsque Sharon était au pouvoir.  Pour atteindre un homme il était capable de détruire un immeuble entier d’habitation.  Ce sadisme a toujours paru excessif et inexplicable surtout quand on sait que quelques temps plus tard il décidera de se retirer de Gaza.  Le paradoxe atteint son comble quand on sait qu’il a financé en sous-main la naissance du Hamas.  Comment expliquer de surcroît que c’est au faîte de la puissance du Hamas qu’il a décidé de se retirer de Gaza sachant très bien que cette organisation pourrait s’emparer aisément du pouvoir?  Ce qui fut effectivement le cas.

Comment expliquer ce comportement paradoxal envers les gazaouis? Comment comprendre le sadisme spectaculaire, le retrait opportun, et le financement du Hamas?  Ce qui était probablement souhaité par lui, c’était que les Gazaouis développent suffisamment de haine et de violence, qu’ils canalisent cette haine sous forme militaire et que se constitue une frontière militairement équilibrée.

La haine est là, la militarisation est là, mais la puissance de feu est loin d’être au rendez-vous.  Il faut toute la puissance de l’appareil de propagande israélien pour donner un peu de poids aux modestes roquettes gazaouies.  Et encore, de moins en moins de journaux se résignent à diffuser ces messages de peur d’être discrédités.

Pour rétablir l’équilibre et s’interdire de franchir la frontière à tout bout de champ, les Israéliens ont entrepris la dernière guerre de Gaza.  La violence très spectaculaire qu’ils ont déployée contre les civils a suscité l’indignation internationale et l’indignation dans leurs propres rangs. Il leur sera désormais beaucoup plus difficile de traverser cette ligne de front qui risque dès lors de se stabiliser et devenir partie d’une véritable frontière.

 

6)La frontière de Cisjordanie

C’est certainement la partie la plus complexe du problème.  Elle a commencé par être une simple ligne d’armistice qu’on traversait aisément dans les deux sens avec des périodes de tension où elle était plus hermétique.  Elle devient ensuite la fameuse frontière du 4 juin 67 que l’on retrouve dans les nombreuses résolutions du Conseil de Sécurité.  

L’aspect militaire qui prédomine dans les autres parties de frontière est remplacé ici par la colonisation civile.  La pression habituellement exercée par l’armée israélienne dans l’attente d’une réponse également armée est remplacée par la frénésie coloniale de milices sur lesquelles  l’armée et la  police israélienne ont peu de prise.  Face à cette colonisation civile intensive, les Palestiniens ont réagi par des attentats suicide qui s’attaquaient justement à cette population civile envahissante.

Ce face à face avait quelque chose de très problématique au niveau éthique et ne pouvait pas durer ni servir de base à une stabilisation de la frontière comme dans les cas précédents.  Si bien que, même si les Israéliens ont stabilisé «le front» en construisant le mur, celui-ci reste problématique et ne peut servir de frontière de facto.  De toute façon, il est devenu assez clair que les Palestiniens ne pourront pas contrer la colonisation efficacement.  Elle est trop insidieuse et n’a pas le caractère  brutal des attaques militaires.  Elle n’a donc pas un effet mobilisateur suffisant sur les Palestiniens.

Certes les Israéliens ont construit le mur qui est censé représenter la future frontière.  Mais ils se sont gardés de construire cette frontière sur les lignes du 4 juin 67.  C’eût été trop facile.  L’avoir construit cheminant de façon erratique au milieu de la Cisjordanie a quelque chose de provocateur, comme pour attiser les ardeurs des Palestiniens qui, sans cela, se seraient endormis sur leurs lauriers.  Il leur arrive aussi d’aller les provoquer sur l’esplanade des mosquées en les mitraillant ou en y faisant des visites «officielles» . Malgré ces provocations les Palestiniens demeurent incapables de réagir et le problème de cette frontière reste entier.  C’est l’impasse.

Pourtant une certaine orientation se dessine.  Il semble bien que ceux que les Israéliens cherchent à provoquer, ce ne sont pas seulement les Palestiniens et que derrière la frontière problématique de la Cisjordanie se cache une autre.

 

7)La frontière occidentale

Il existe une frontière imaginaire entre Israël et l’Occident.  Beaucoup de choses pourraient être dites sur leurs rapports, dont la moindre serait de dire que ces rapports sont extrêmement ambigus.  Il se trouve que, de façon assez étonnante, ils relèvent de la même logique que nous avons évoquée plus haut.

Israël provoque l’Occident de façon systématique en ne respectant pas le code d’éthique dont on pourrait s’attendre d’un pays développé et supposé démocratique.  La liste de ses exactions est réellement impressionnante.  Le plus étonnant c’est qu’il ne s’en cache pas.  Au contraire, il tue sans vergogne avec toutes les télévisions du monde braquées sur lui.  Il pousse la provocation jusqu’à dire qu’il a raison de tuer même quand il s’agit de femmes et d’enfants innocents.

Son but est de provoquer son créateur occidental afin qu’il réagisse.  Il s’attend à ce que l’Occident regimbe et lui mette des limites.  Il deviendrait alors un pays comme les autres avec des frontières et des limites.  

Mais l’Occident, jusqu’à présent, s’est révélé incapable d’intervenir.  Il craint qu’en réagissant aux provocations israéliennes, il en vienne à consacrer une rupture avec ce pays.  Il craint que ce pays ne finisse par sortir de son giron et n’aille un jour le questionner sur les  horribles événements qui ont marqué leur histoire commune.  Les terribles événements du XX° siècle en Occident ont gardé un aspect obscur et incompréhensible que l’historiographie occidentale a le plus grand mal à démêler.  Au delà des condamnations vertueuses il n’y a pas eu de véritables analyses du phénomène.  On va, comble du ridicule, jusqu’à condamner ceux qui doutent que les événements aient eu lieu, les négationnistes, comme si ceux-ci représentaient un danger important. À croire que, faute d’avoir pu les comprendre, tout le monde souhaiterait, comme eux, s’empresser de les oublier après les avoir, bien entendu, fétichisés.

 

 

8)Le paradigme nationaliste.

L’Occident s’est engagé dans le paradigme nationaliste depuis l’aube de la modernité.  Celui-ci a continué de s’étendre et a connu une véritable explosion au lendemain de la première guerre mondiale.  Puis c’est durant le XX° siècle qu’il a montré ses aspects les plus hideux.

Rares sont les auteurs qui  ont compris ce qu’était le nationalisme.  On l’associe vaguement à un certain patriotisme.  Une propension à revendiquer sa place au soleil, un certain attachement à une terre ou à une langue.  On s’accorde pour condamner les nationalismes religieux sous prétexte qu’ils sont trop extrémistes.  Mis à part ces quelques idées, le concept de nationalisme est étrangement vide.  On ne peut que constater que celui-ci continue de nous mener, quelquefois à vive allure, sans que nous puissions infléchir sa trajectoire d’aucune façon.  Il est, dès lors, normal que, faute de comprendre les catastrophes auxquelles il nous a menés, on préfère éviter soigneusement d’y repenser en entretenant des conflits à perte de vue qui nous évitent la lucidité de la réflexion.

C’est Freud qui, sans le savoir, nous a donné la définition du nationalisme dans son texte : «Pour introduire le narcissisme».  Il constate ce fait étonnant, qu’à un certain moment, l’humain au lieu de choisir d’aimer celui qui lui dissemble (l’autre sexe, l’autre religion) décide de préférer celui qui lui ressemble.  Il a écrit ce texte en 1914 au sommet de la fièvre nationaliste.  C’est dire combien il était sensible à l’esprit de son temps.

Le nationalisme c’est le déploiement indéfini de l’amour de soi et du «semblable», et l’exclusion la plus intransigeante de l’autre, le «dissemblable».  Il n’est pas nécessaire que cette posture soit consciente et librement consentie.  Elle agit insidieusement même si le «nationaliste» est animé des meilleures intentions du monde, des ambitions les plus généreuses.  La logique du système est implacable.  L’agneau le plus naïf devient, sans s’en rendre compte, le loup le plus féroce en adoptant la posture nationaliste.

La ségrégation des Européens entre eux, durant la guerre de 14, la ségrégation des Juifs durant la guerre de 39 et la ségrégation des Palestiniens en Israël relèvent de la même logique nationaliste en cascade.  Les Arabes entre eux procèdent à présent à des ségrégations comparables et aussi féroces.

 

Conclusion.

Israël tente de tracer ses frontières en provoquant ses voisins avec violence.  Lorsque ceux-ci réagissent avec suffisamment de fermeté et que le front est stabilisé, une frontière de facto est déterminée qui peut attendre un certain temps avant que l’accord de paix ne vienne l’entériner.  C’est le cas aujourd’hui de toutes les frontières israéliennes avec l’Égypte, Gaza, la Jordanie, la Syrie et le Liban.

La seule frontière qui demeure molle reste celle de Cisjordanie.  Comme Israël ne s’y attaque qu’en termes de colonisation civile, même si cette colonisation est soutenue par l’armée ainsi que par des miliciens, la réaction des Palestiniens n’est pas suffisamment vigoureuse et les perspectives de paix restent lointaines.

Aujourd’hui qu’Obama a renoncé à réclamer la fin de la colonisation, la tension monte rapidement en Cisjordanie et il est très possible que le Hamas ne tire avantage de cette situation et qu’il devienne l’instrument par lequel ce front va se stabiliser et devenir une frontière.

Il est possible également que les Occidentaux prennent le risque d’incommoder Israël en lui demandant fermement de reculer sur les frontières de 67.  La probabilité en est très faible cependant.  Il faudrait pour cela que l’Occident se sente capable de répondre à toutes les questions concernant son nationalisme, celui qu’il a transmis aux Israéliens ainsi que celui qui a été transmis aux Arabes par un tragique effet de dominos.