Dimensions historiques de la psychanalyse

Dimensions historiques de la psychanalyse

avril 25, 2021 0 Par Karim Richard Jbeili

Dimensions historiques de la psychanalyse

Freud in situ

Introduction

«Freud découvrit l’instinct de vie et l’instinct de mort après la première guerre mondiale et créa sa deuxième topique».  J’ai été fasciné par cette phrase durant une vingtaine d’années.  Elle m’a poussé à faire d’innombrables recherches et à me poser une multitudes de questions. Je notais ces questions sur un carnet qui ne me quittait jamais.  

Un jour j’étais dans un autobus qui me menait en pèlerinage au monastère Sainte-Catherine dans le Sinaï, j’avais pris des notes toute la nuit.  Mais à l’arrivée, au petit matin, j’ai malencontreusement oublié mon cahier dans l’autobus. L’autobus est parti rapidement. Pour retrouver mon cahier j’ai remué ciel et terre.  Ce n’est pas un vain mot quand on sait que le ciel et la terre sont très proches à cet endroit.

Durant ce même voyage j’ai rencontré un moine dans un autre monastère, au bord de la mer rouge avec qui j’ai longuement conversé. Je lui ai demandé ce qu’était, à son avis, la Sainte Trinité.  Il m’a alors expliqué que le père était comme le soleil, le fils comme le rayon du soleil et, enfin, le Saint-Esprit, comme la chaleur du soleil.

Puis nous avons été nous baigner dans la mer rouge sous le soleil de l’après-midi. Lui en soutane et moi en maillot. Le soir même j’étais pris d’une fièvre qui a duré trois jours, probablement due à l’insolation. Il n’y avait plus de doute, après avoir perdu mon cahier de notes, je fus frappé par le Saint-Esprit.

C’est ainsi que, à mon retour au Canada sans mon cahier de notes, j’ai décidé de commencer un séminaire sur la psychanalyse et l’histoire qui dure encore. Ce séminaire a consisté essentiellement à essayer de me remémorer ce que j’avais écrit dans ce cahier ou ce que j’aurais pu y écrire.

Histoire

Les recherches du séminaire Psychanalyse et histoire ont produit des dizaines de pages de texte que nous allons essayer de publier à un moment donné.  Je vais essayer de vous résumer les résultats de ces recherches aussi brièvement que je peux. Du fait qu’il s’agissait de Freud et de la première guerre mondiale, il était naturel que nous commencions nos recherches au début du XX° siècle.

1) Chute des Empereurs et meurtre du père

Avant la guerre 14-18, il y avait un  certain nombre d’empereurs en Europe: L’empereur de l’empire colonial britannique, l’empereur d’Allemagne, l’empereur d’Autriche-Hongrie, l’empereur de Russie et l’empereur ottoman. Après la guerre, il ne restait plus qu’un seul empereur au pouvoir, le roi d’Angleterre.  Toutes les autres couronnes avaient roulé par terre, emportés par des révolutions nationalistes ou socialistes. Nous pouvons, sans difficulté, considérer qu’il s’agit de meurtres du père collectifs et spontanés.

2)Disparition de la plus-value dans le capitalisme et le communisme

En même temps que la chute des empereurs, est survenu quelque chose de très original à ce moment, et qui n’a jamais été remarqué.  La notion de plus-value, qui avait été élaborée par Marx avait été diffusée dans tout l’Occident à travers le développement des forces socialistes et était donc un fait connu presque universellement. Le fait remarquable est que cette notion a été simultanément niée par les camps les plus opposés.

D’abord par Henry Ford et le fordisme qui, au lieu de payer ses ouvriers moins qu’ils ne méritent a décidé de les payer plus qu’ils ne le méritent. Inaugurant ainsi une notion que personne n’a théorisée: la moins-value.

La plus-value a également été niée par les communistes, aux antipodes, supposément, du capitalisme. Ils ont inauguré ainsi une économie où chacun était payé selon son travail en attendant d’être payé selon ses besoins.

Dans les deux cas, chez ceux qui deviendront les deux frères ennemis pendant plusieurs décennies, les capitalistes et les socialistes, une décision est prise de ne plus payer les ouvriers moins que ce qu’ils méritent. Il faut au contraire les payer autant que ce qu’ils méritent voire plus, ou alors les payer selon leurs besoins; en se réservant la possibilité de manipuler ces besoins et de les faire croître au rythme des innovations.

3)Société fraternelle

Simultanément, durant cette même période, les collectivités sont devenues fraternelles et nationalistes.  Les deux qualificatifs sont pratiquement équivalents.  Je vais commencer par vous montrer en quel sens les collectivités sont devenues fraternelles et vous verrez que c’est exactement la définition qu’on donne au mot nationaliste.

Mais qu’est ce que je veux dire lorsque je dis que les sociétés ou les collectivités sont devenues fraternelles? Ça veut dire en premier lieu qu’il n’y a plus de père et qu’il n’y a plus de complexe d’Oedipe. Cette opinion apparaît de prime abord comme complètement invraisemblable. Comment puis-je dire qu’il n’y a plus eu de père à partir de ce moment alors que le XX° siècle va pulluler de figures autoritaires quelquefois extrêmement cruelles. Il faut vraiment que j’aie perdu le sens des réalités pour dire une chose pareille aussi évidemment fausse. Et pourtant, malgré l’évidence, je persiste à dire, comme dit la chanson de Sacha Distel, que ces pères ne sont pas des pères et que ces pères ne le savent pas.

Les pères d’avant la grande guerre étaient des étrangers.  Les dynasties impériales étaient internationales et se mariaient entre elles tout en n’entretenant aucun rapport familial avec la société civile. S’il était interdit à un prince ou à un roi d’épouser une roturière, fut-elle américaine, ce n’était pas par snobisme mais parce que le modèle de gouvernement royal ou impérial exigeait qu’il y ait une différence sexuelle radicale entre la famille royale et la société civile. Dans le mode de penser de cette époque, transgresser cette règle équivalait à un inceste.

Ce n’est qu’après la Grande-Guerre qu’on a modifié la formule et, qu’à l’inverse, on a décidé que le gouvernant devait être de même nature que les gouvernés. Il y a à ce sujet une histoire cocasse qui s’est passée en Albanie. Comme dans ce pays il n’y a que des Musulmans et des Orthodoxes, lors d’un changement de régime, on avait fait venir de l’étranger un prince catholique ou protestant pour gouverner le pays. Tout s’est bien passé dans un premier temps mais lorsque l’esprit du temps a changé et que la pression a commencé à se faire vers une similitude entre gouvernants et gouvernés, on a commencé à exiger de ce prince, non pas qu’il devienne musulman, c’eût été trop demander, mais qu’au moins il se fasse circoncire. Après beaucoup de tergiversations qui nous sont décrites par Ismaïl Kadaré avec beaucoup d’humour, le roi a préféré renoncer au trône plutôt que de perdre l’intégrité de son organe.

Ce qui signifie, dans notre langage à nous, que l’identification entre les gouvernés et le gouvernant n’existe pas de façon permanente. Il y a des moments où cette identification est absente.  Pour que l’identification puisse s’instaurer il faut qu’un meurtre du père ait lieu.  Le successeur du père qui est, en fait, un frère, peut alors faire l’objet d’une identification.  La démocratie est un des modèles sans père qui est fondé sur l’identification au frère au pouvoir.

4)L’épuration ethnique

La similitude entre gouvernants et gouvernés ne suffit pas. Il faut qu’elle se double d’une similitude entre les gouvernés eux-mêmes. Jusque là régnait la différence. Les diverses communautés pouvaient coexister et partager le même espace sans que ça ne pose le moindre problème parce que la différence était un phénomène «naturel».  Tout était différentiel, comme dans la linguistique de Saussure.  Puis la différence est devenue scandaleuse, il fallait impérativement la remplacer par l’égalité et l’identité.  La population d’un même territoire devait impérativement être homogène.  La fraternité, exigeant l’homogénéité, est devenue sourcilleuse. En commençant par l’affaire Dreyfus, pour finir par le problème des nationalités, il a fallu complètement modifier le mode du vivre ensemble.  Les structures différentielles ne fonctionnaient plus pour maintenir la cohésion collective. Seule l’homogénéité permettait d’assurer la survie collective.

On s’est mis à inventer des critères de sélection pour garder ceux qui méritaient de rester et expulser ceux qui devaient s’en aller.  Lorsque les frontières ne réussissaient pas à mettre ensemble les gens de la même sorte, il fallait procéder à  des nettoyages ethniques. Le premier à avoir fait un nettoyage ethnique qui a servi de modèle à tous les autres ce fut Kémal Ataturk qui massacra les Arméniens pour veiller à la pureté ethnique de la Turquie.

Les pays qui, comme l’Italie, l’Allemagneet l’Espagne avaient déjà une unité fragile, ont mal supporté le changement du mode du vivre ensemble et ont dû adopter un mode sévère et violent de cohésion interne connu par le nom de fascisme ou de nazisme. Expulser ceux qui étaient différents ne suffisait pas, il fallait sérieusement ceinturer le pays pour l’empêcher de partir en morceaux.

5)Vivre par le risque de la mort

Avec la guerre 14-18, le rapport à la mort a complètement changé. Jusque là les guerres étaient une affaire de professionnels dont la tâche était de se battre pour protéger les civils. Lorsqu’un des protagonistes l’avait manifestement emporté, on n’insistait pas.  La vie des soldats avait quelque chose de précieux qu’il ne fallait pas gaspiller. La première guerre mondiale a modifié le rapport à la mort.  Ce fut la première guerre totale, la première guerre où perdre la guerre équivalait à mourir. Il était désormais impossible de la perdre. 

Vu l’enthousiasme que tout le monde a mis à entreprendre cette guerre on a l’impression qu’il était tout aussi impossible de ne pas la faire. Entre ces deux impossibles de ne pas la faire et de la perdre, le résultat en a été ce face à face dans les tranchées qui a duré plusieurs années.  Dans cette première guerre horrible il y a eu des moments de fraternisation enthousiastes. Si bien qu’on pourrait dire que cette guerre fut la première apparition de l’«hainamoration».

On pourrait même penser que la guerre est presque devenu un mode de vie. L’hostilité de l’ennemi fait partie d’une économie de la survie, l’hostilité de l’ennemi est un adjuvant qui permet de surmonter la dépression qui suit la mort du père. La guerre dure des années parce qu’elle est utile, elle permet de survivre.

Psychanalyse

La première couche de ma fresque est terminée.  C’était la couche historique dans laquelle j’ai repéré les éléments essentiels de la mutation qui a eu lieu durant la première moitié du XX° siècle et dont nous vivons encore aujourd’hui les conséquences.

Je vais, à présent, aborder la deuxième couche, celle de la théorie psychanalytique.  Je vais essayer de montrer comment la psychanalyse a vécu cette période de mutation et comment elle a reflété cette mutation dans le cadre de ses découvertes. Mais on pourrait inversement se demander, en écartant toute modestie, si la psychanalyse en tant que science, n’a pas eue, elle-même, un impact sur le cours du siècle.  Telles sont au fond le type de questions qu’on pourrait se poser, dans le cours de la présentation de la deuxième couche, théorique cette fois, de notre fresque.

1)Le Complexe d’Oedipe

Le complexe d’Oedipe a été élaboré lentement par Freud, à partir de son auto-analyse.  C’est en 1910 qu’il a pris le nom de complexe d’Oedipe.  On pourrait aisément supposer que si Freud a élaboré le concept à partir de sa propre histoire, il se pourrait fort bien qu’il ait aussi été influencé par la crise de la société occidentale et plus spécialement européenne.  Il y avait alors un mouvement général qui allait dans le sens d’une mise en danger du rôle du père.  Un façon de dire qu’être père n’était pas un rôle nécessairement garanti, et que ce rôle pouvait être contesté et menacé. L’idée que la république pouvait avoir quelque chose de préférable à la royauté signifiait que le rôle du père avait à se mériter et n’était pas un arbitraire absolu. 

La scène durant laquelle Freud voit le chapeau de son père rouler par terre n’est pas seulement un événement historique dans la vie de Freud mais un événement historique dans le cours de la société occidentale.  Les chapeaux de tous les pères d’Europe sont aussi tombés en même temps que les couronnes des empereurs.

2)Totem et tabou, la horde primitive

Tout tendait aussi à ce moment vers l’élimination du statut d’empereur. Rappelez-vous du texte de Lénine, «L’impérialisme, stade suprême du capitalisme».  Ce qui est contesté ici, dans le statut d’empereur, est sa capacité de régner sur plusieurs peuples à la fois. Ce qui dérange Lénine c’est l’association qu’il voit entre l’impérialisme et le colonialisme. Un empereur c’est problématique.  Pourquoi? Parce qu’il lui faut sans cesse plus de terres à coloniser. L’empereur souffre d’une polygamie chronique inhérente à sa fonction. 

Même si Lénine n’est pas forcément favorable au nationalisme, il n’y est pas opposé non plus.  Lorsqu’il prendra le pouvoir, il accordera l’indépendance aux états nationalistes qui le demanderont, au moins tant que la sécurité de l’URSS n’était pas menacée. La monogamie nationaliste lui paraissait un peu plus acceptable que la polygamie impériale.

Durant la même période, 1912, Freud va compléter son élaboration du complexe d’Oedipe avec «Totem et tabou». Comme l’empereur qui règne sur plusieurs peuples, le père de la horde dispose de toutes les femmes et c’en est vraiment intolérable. Il faut que ce pouvoir soit contesté et remplacé par le pouvoir négocié, cette fois, de la loi. La relation, pourtant archi évidente, entre les empereurs et le père de la horde, n’a, curieusement été aperçue par personne. Nous verrons, dans la suite combien ce lien est performant.

3)Pour introduire le narcissisme

Avec la disparition des empereurs, avec la mort du père, les différences n’ont plus été au fondement du lien social.  C’est désormais la similarité qui est au fondement du lien social.  Les gens se regroupent pour constituer des nationalités en excluant ceux qui ne sont pas des leurs. Le père de la horde primitive étant tué, les fils vont s’égaliser entre eux. Il y aura un lien de similarité entre eux.

Dans les relations humaines, il faudra absolument introduire l’égalité et, autant que possible, effacer tout signe de différence. Il devient urgent de construire un lien stable avec soi-même qui viendra obstruer les différences dans les rapports avec autrui.  Le narcissisme devient le joker qui va désormais uniformiser les relations avec tout le monde.

La notion de narcissisme va se développer très rapidement en raison des circonstances historiques.  Ce n’est dès lors pas étonnant que Freud l’ait découverte à ce moment.  Elle était à la surface des choses. comme un code génétique qui se serait exprimé après avoir longtemps été endormi. Je vous rappelle que le texte «pour introduire le narcissisme» date de 1914.

4)Psychologie collective et analyse du moi

Les structures collectives ne sont plus gouvernées par la différence. Celle qu’il pouvait y avoir entre le père de la horde et ses fils, celle entre l’empereur et ses sujets, celle entre les hommes et les femmes. C’est la similarité et l’égalité qui va, désormais, structurer les collectivités. (Diazepam) Le mode de gouvernement par la démocratie va devenir le mode de gouvernement privilégié. Le texte de Freud «Psychologie collective et analyse du moi» décrit le nouveau modèle qui vient de naître et de s’introduire à la vie politique. L’identification de chacun au chef et, par voie de conséquence, l’identification réciproque de chacun à chacun.

Ce texte donne l’impression que Freud est en train d’enfoncer une porte ouverte.  Quoi de plus naturel que cette identification au chef !  Était-il besoin de rédiger un tel ouvrage pour le démontrer ?  En fait, du temps de Freud, l’identification au chef est une innovation.  Le modèle est d’apparition récente.  Le roi et l’empereur ne pouvaient pas auparavant inspirer l’identification. De droit divin, ils y étaient inaccessibles.

Par ailleurs, en y regardant bien on peut néanmoins constater que c’est la reproduction de la très vieille formule chrétienne:«aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés» qui, en son temps, avait subverti, sur le plan religieux, la formule juive de Yaveh. 

Depuis les premiers temps de l’ère chrétienne, où elle était cantonnée au plan religieux, jusqu’à atteindre le plan politique, à l’ère moderne, la formule a mis beaucoup de temps pour se déployer pleinement. On peut dire que la démocratie est l’accomplissement de la formule christique. Ce qui expliquerait le prosélytisme, quelquefois débordant, dont elle fait l’objet.

5)Au-delà du principe de plaisir

Le passage de Freud de la première topique à la deuxième topique est généralement considéré comme une sorte de «correction» d’un point de vue qui, auparavant, peinait à tenir compte de certains phénomènes comme les traumas, le masochisme ou les réactions thérapeutiques négatives.  Dans la suite de la description que l’on vient de faire, il y aurait tout lieu de penser que Freud en modifiant sa topique et contrairement à ce que l’on pourrait penser, n’a fait que s’adapter à une nouvelle situation historique.  On pourrait dire que c’est le monde autour de lui qui a changé de topique et qu’il n’a fait que s’adapter à la nouvelle situation historique.

C’est le principe de plaisir qui fait la différence entre une topique et l’autre.  Dans la deuxième topique celui-ci semble ne pas fonctionner adéquatement. Or justement qu’est ce que le principe de plaisir sinon la possibilité de remettre une satisfaction à plus tard. Encore faut-il qu’elle soit suffisamment interdite pour qu’on soit en mesure de la remettre. Lorsque le rôle du père est éliminé par les événements, l’interdit qui soutient le principe de plaisir disparaît avec lui.

Avec le père disparaissent également le plus de jouir et la plus value comme nous l’avons vu précédemment.  Ces limites du plaisir et de la rémunération n’ont plus lieu d’être puisque le gardien de ces limites n’a plus d’existence. Ce moment particulier où le plaisir et la rémunération ne rencontrent plus leurs limites naturelles est justement le premier trauma. Il est ce moment exceptionnel où le plaisir est sans limites et la rémunération au delà de l’effort.

6)Le stade du miroir

La logique qui prévaut après la mort du père est une logique fraternelle, une logique de la ressemblance.  Elle implique la mise en paquets de ceux qui se ressemblent et d’exclure ceux qui dissemblent. C’est typiquement l’esprit du nationalisme qui a prévalu au lendemain de la guerre 14-18 à la conférence de Versailles.

Freud a été à l’écoute de tous les aspects de son époque excepté celui-ci.  Il est resté un fidèle sujet de l’empereur et a très bien compris qu’en tant que Juif, il aurait une meilleure protection entre les mains de l’empereur que sous la tutelle nationaliste.  Je n’en veux pour preuve que la fameuse lettre dans laquelle il se récuse aimablement d’une invitation à soutenir le mouvement sioniste.  Les événements vont malheureusement lui donner abondamment raison.

C’est Lacan qui comprendra le premier ce que Freud n’a pas voulu comprendre.  En introduisant en 1936 le stade du miroir à la suite de Henri Wallon, Lacan va jusqu’au bout du processus logique ou psycho-logique amorcé par le renversement des empereurs. On a vu précédemment que la structure des collectivités s’est totalement transformée au tournant du siècle.  Au lieu d’être fondée sur les différences, celle-ci est désormais fondée sur la similarité.  Il faut à présent mettre ensemble les éléments de même nature (et du fait même exclure le dissemblable), instaurer entre eux une égalité formelle et, pour finir, clore sur lui-même l’ensemble ainsi constitué.

Ce processus de sélection logique et de structuration collective qui a pris la forme de ce qui s’est appelé le nationalisme a eu, en Europe de l’ouest un caractère bon enfant dans les années 20, alors qu’en Europe de l’est, en particulier en Turquie, il avait déjà provoqué son premier génocide. Ce n’est que dans les années trente qu’il a pris le même caractère féroce en Europe de l’ouest.  À la sélection s’est alors ajouté la fermeture et, pas suite, le génocide.

Mais quel rapport, me direz-vous, cela peut-il avoir avec Lacan et le stade du miroir?  C’est que le stade du miroir accomplit sur les parties du corps, ce qui s’accomplit au même moment sur les collectivités.  Le corps était, nous dit Freud, un pervers polymorphe. C’est-à-dire que chaque partie du corps avait sa spécificité irréductible.  Avec le stade du miroir, toutes les différences qui caractérisent le corps disparaissent.  Le corps devient une surface uniformément visible où chaque partie est équivalente à toutes les autres.  On pourrait parler d’une sorte de pixellisation du corps. Et pour bien marquer que cet ensemble, en dépit de son absence de différences, n’en conserve pas moins une cohésion, il faut clore cet ensemble et en faire une totalité indivise qu’est l’image au miroir.

Le regard bienveillant impliqué dans l’image scopique peut cependant se transformer très rapidement en regard paranoïaque cruel.  Le virage est très rapide parce que la structure pyramidale totalitaire du stade du miroir se prête énormément à ce genre de dérive.

La démocratie des parties du corps détermine la possibilité du regard paranoïaque qui est supposé tout voir puisque toutes les parties du corps doivent être impliquées. La parenté entre le démocratie, la paranoïa et le stade du miroir nous est confirmée par la prévalence de la paranoïa durant cette période de l’histoire, prévalence qui se manifeste par la fréquence des régimes totalitaires durant ces deux décennies. 

L’intégrisme juif et l’intégrisme islamiste sont une poursuite de cette période de l’histoire.  Il sont nés à ce moment et conservent toutes les caractéristiques paranoïdes de cette période historique.  Excepté que ce n’est plus la langue ou l’ethnie qui sert de critère de sélection mais une religion monothéiste de façon plus générale.  Rétrospectivement, à la lumière de ces deux nationalismes religieux, l’Occident apparaît à nouveau comme Chrétien alors qu’il a pu pendant longtemps apparaître comme laïc.  Ceci transparaît de façon manifeste lorsqu’il refuse l’entrée de la Turquie musulmane dans le sein de l’Europe.

Conclusion

La pixellisation de l’image de soi, individuelle ou collective, entraîne, comme par nécessité, la paranoïa.  Il n’est donc pas étonnant que Lacan ait travaillé simultanément, durant les année trente, sur la paranoïa et le stade du miroir.

Si l’on voudrait résumer à l’extrême l’évolution logique de cette période on pourrait dire que, à la mort du père, la notion de totalité homogène et close sur elle-même a progressivement envahi des champs de plus en plus variés de la réalité et du savoir.  Pour ce qui concerne la psychanalyse elle a déterminé, dans le champ de la parole, la technique des associations libres (tout dire, tout entendre) et dans le champ de l’image, le stade du miroir (tout voir et tout montrer).  Reste à déterminer quand cet équilibre instable tourne à la paranoïa et comment éviter que cela se  produise de façon trop régulière.