De Héraclite à Parménide : l’Uncertitude

De Héraclite à Parménide : l’Uncertitude

avril 25, 2021 0 Par Karim Richard Jbeili

De Héraclite à Parménide:l’Uncertitude

Parménide

Héraclite

De Héraclite à Parménide

Tous les éléments du passage d’un paradigme à l’autre sont déjà là, mais à l’état naissant.  Un petit tour par leur théorie respective clarifieraient grandement notre propos.

Héraclite

Héraclite est né en 540 avant J-C.; une génération avant Parménide qui, lui, est né en 515. Ce n’est, sans doute, pas à Héraclite que revient le mérite d’avoir inventé l’Un, ce principe premier dont tout devrait découler.  Mais c’est, tout de même, à lui que revient le mérite d’en avoir fait le point de départ d’une profonde réflexion.

L’Un, pour les Présocratiques, est un  principe divin.  D’ailleurs l’idée en a été reprise par l’Islam, pour lequel, la seule définition de Dieu est, précisément, son unicité.  L’Un est un principe divin mais, en tant que tel, ou malgré ce fait, il se pose comme une hypothèse de la pensée.  Si l’Un est une hypothèse, celle-ci a des conséquences nombreuses que Platon a répertoriées dans son célèbre dialogue,«Le Parménide».

Deux conséquences vont nous intéresser ici, à savoir que :

1.   L’Un a existé de toute éternité puisque, s’il n’en avait pas été ainsi, quelque chose l’aurait précédé ou suivi et il n’aurait plus été l’Un.  Il est donc dans la nature de l’Un d’être éternel.  C’est une conséquence auto déductive.  On n’a  pas besoin d’y croire, il suffit de la déduire.

2.   L’Un est partout puisque, s’il eut été le moindrement limité par un autre que lui, il n’eut plus été l’Un. Là aussi nous avons affaire à une simple déduction incluse dans la définition du concept.

Il ne s’agit pas d’un dieu auquel on aurait attribué, de surcroit, la capacité d’être toujours et partout. Il s’agit d’une nécessité qui découle simplement du fait qu’il s’agit de l’Un, et que l’Un implique, en lui-même, l’unicité.

Mais quel avantage pouvons nous tirer de ce Un, partout et toujours? En quoi peut-il nous être utile? Il paraît être quelque chose de totalement impossible.  Oui, de fait, il est impossible comme peut l’être toute divinité.  Mais il peut nous être, d’un autre coté, infiniment utile, si on se rend compte que cet être, unitaire ou unaire qui se trouve être partout et toujours, est, en fait, l’espace temps.  L’espace-temps est, en effet, de toute évidence, un être de partout et de toujours, qui rassemble dans son unité, tous les êtres qui existent.  Tous ces êtres ont, forcément, ceci de commun entre eux, qu’ils appartiennent à l’espace-temps.

Ce qui nous permet de dire que l’espace-temps est une déduction de l’hypothèse du Un. L’espace-temps n’est donc pas forcément, dès l’origine, un a priori de la perception comme l’a soutenu Kant. L’espace-temps apparait plutôt comme la conséquence d’une hypothèse philosophique que nous nous sommes donné à l’origine de notre civilisation.

Ceci ne nous dit pas,  par contre, quelle est la nature des êtres que l’on trouve dans cet espace-temps.  L’espace-temps tridimensionnel ou quadridimensionnel que nous connaissons aujourd’hui, avec des éléments unitaires qui demeurent identiques à eux-mêmes, n’est pas forcément l’espace-temps universel que l’on devrait trouver à l’aval de l’hypothèse du Un.  Tous les espaces-temps sont virtuellement possibles à condition qu’ils respectent l’hypothèse de l’unicité, qui comprend celle de l’éternité.

Héraclite a introduit dans cet espace-temps des entités contradictoires qui vivent dans un changement constant en raison même de la contradiction qui les constitue.  Ces entités contradictoires, toujours en raison de la contradiction qui les habite, sont en continuel changement et ne sont donc en mouvement qu’en apparence.

Il faut bien comprendre ici que les entités définies par Héraclite comme devant peupler son espace-temps son des nécessités qui découlent de la structure de celui-ci. En effet, supposons une entité de cet espace-temps. S’il s’agit d’une entité avérée et repérable, elle va automatiquement rivaliser avec son maitre, l’abri qui la contient, et l’obliger à n’être qu’un parmi d’autres. Ce qui est évidemment inacceptable.

Toute entité qui habite l’espace héraclitéen doit être une entité non-définie qui ne peut, en aucune façon, rivaliser avec son maitre, l’Un[1]. Il découle de ce fait que cette entité doit être continuellement changeante. Le « continuellement » de « continuellement changeante » est aussi important que son voisin «changeante ». La moindre suspension dans la continuité du changement rendrait l’entité incriminée infiniment prétentieuse et rendrait son expulsion immédiate tout à fait impérative.

Il suit de cela que le mouvement dans cet espace-temps est impossible. Car tout mouvement implique la constance et l’identité à soi du mobile. « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve », dit Héraclite. Le mobile, fleuve, n’est jamais égal à lui-même. Il se modifie sans cesse ou se renouvelle sans cesse. Si bien qu’il y  a bien du mouvement mais ce mouvement est trompeur puisque, d’un moment à l’autre, ce n’est pas le même mobile.

On peut donc imaginer deux axes : l’axe du mouvement et l’axe du changement. Sur l’axe du changement, on aurait une variation entre la capacité à se renouveler et l’incapacité à se renouveler; qui correspondrait à l’Être et au non-Être. Lorsque la capacité de se renouveler est maximale, le niveau de l’Être est maximal. Lorsque la capacité de se renouveler est minimale, l’Être est également minimal.

[1]Le comportement du Musulman est tout à fait typique d’une entité de l’espace-temps héraclitéen. Toute identité à soi est un véritable blasphème contre Allah. L’orgueil n’est pas un péché en Islam, c’est un blasphème.

Figure 1

L’incapacité à se renouveler, par contre, ne peut être totale parce qu’elle impliquerait une sortie du système. De la même façon qu’un renouvellement total, au point qu’on ne puisse plus reconnaitre le « fleuve », est également impossible. Ce renouvellement n’aurait, du reste, aucun intérêt. L’Être, ici, varie entre un changement quasi-total et une mêmeté quasi-totale.

On pourrait illustrer l’axe du changement par l’opposition entre la vie et la mort. Nous savons aujourd’hui qu’un corps dont les cellules se renouvellent régulièrement est un corps jeune et bien en vie, alors qu’un corps dont les cellules ne se renouvellent presque plus en raison du raccourcissement des télomères est un corps vieillissant qui se rapproche de la mort.

L’opposition changement/mêmeté recoupe l’opposition être/non-être et recoupe aussi, enfin, l’opposition vie/mort. Tout être peut venir s’abriter dans le cumul des trois oppositions. On dira alors de cet être qu’il change énormément en ayant beaucoup de vitalité mais qu’il lui arrive aussi d’être presque identique à lui-même avec, conséquemment, beaucoup moins de vitalité.

Si on reprend le schéma précédent et qu’on y introduit des variations, alors on obtient le schéma suivant :

Figure 2

Sur le plan ontologique, l’objet, dans l’univers du Un, ne commence à exister que s’il y a contradiction et donc variation.  L’être apparaît en raison de la contradiction intérieure qui l’anime et disparaitrait, advenant que cette contradiction perde sa virulence et s’évanouisse.  Il suit de cela que l’existence même de l’être dépend de la permanence de la contradiction.

Supposons, en particulier, que la contradiction se trouve entre le sujet et l’animal à dévorer.  Pour que l’existence du sujet se maintienne, il lui importera de ne jamais se repaitre de sa proie, s’il ne veut pas, lui-même, disparaître de l’espace-temps dans cette dévoration. On aurait un espace temps pour lequel l’animal totémique serait en quelque sorte naturel.

Les êtres de cet espace-temps auraient tendance à apparaître et à disparaître selon le niveau de contradiction qui les habite. On pourrait me rétorquer qu’il suffirait que la contradiction existe, quelle que soit sa virulence, pour assurer l’existence de l’être dans l’espace-temps.  Ce à quoi je répondrais que, si la contradiction existe mais n’est pas active, elle ne provoque pas de changement et doit donc disparaître  de l’espace-temps héraclitéen.  La définition de celui-ci stipule, en effet, que le changement doit être continuel.

Advenant, cependant, que cesse le changement; c’est à dire que l’être devienne un mobile identique à lui-même dans le temps, c’est là que le changement deviendrait mouvement.  Il serait dès lors, exclu de l’espace-temps parce qu’il ne comporte plus de changements intérieurs. Le déplacement impliqué dans le mouvement n’est pas considéré comme un changement suffisant pour lui donner droit de cité dans l’espace-temps. C’est qu’il faudrait alors repérer ce mouvement par rapport à un autre objet quelconque, ce qui est contraire à sa définition fondée sur l’unicité.

Supposons, à présent, que nous ayons affaire à la théorie aristotélicienne du mouvement.  Pour Aristote, il n’y avait de mouvement que si un moteur extérieur venait animer le mobile.  Dès que ce moteur cessait de faire effet le mobile revenait au repos. On pourrait dire que, dans ce cas, l’effort extérieur de celui qui provoque le mouvement, favorise celui-ci au détriment du changement.  Tant que le mouvement est favorisé, par opposition au changement, la contradiction est activée et l’être peut entrer dans l’espace temps héraclitéen.  Dès que l’intervention extérieure s’interrompt, la contradiction mouvement/changement s’atténue et l’objet en mouvement s’arrête et quitte l’espace-temps qui l’avait un moment accueilli.

On pourrait me demander, à juste titre, pourquoi ce mouvement aurait le droit d’être dans l’espace-temps et pas celui dont on vient de parler précédemment.  Tout simplement parce que ce mouvement n’en est pas vraiment un.  Il s’agit plutôt d’une accélération due à la poussée du moteur et d’une décélération due à l’absence de poussée.

Il nous est, à présent, possible d’imaginer l’objet qui serait toujours présent dans cet espace-temps.  Il s’agit des ondes électromagnétiques de Maxwell.  Ces ondes ont pour qualité première de changer continuellement.  Toute onde sinusoïdale quelle que soit sa nature pourrait demeurer de façon permanente dans l’espace temps héraclitéen.

Il nous est également possible d’imaginer l’être qui ne  pourrait jamais rentrer dans cet espace temps. Il s’agit du mouvement rectiligne uniforme de Galilée.  Ce mouvement, tel que l’a imaginé Galilée, ne change jamais; sauf lorsqu’il est soumis à l’usure des frottements.

Cet espace-temps, qui peut nous paraitre extrêmement bizarre, st tout simplement un espace-temps logique qui surgit lorsqu’on se donne l’hypothèse du Un. Ce n’est cependant pas une hypothèse gratuite, une construction spéculative. On peut repérer des espace-temps de ce genre chez des enfants, par exemple, ou chez des animaux.

Les changements qui sont propres à cet espace-temps sont des changements qu’on peut ressentir au niveau d’une stimulation psychologique  ou corporelle. Les sensations sont le fruit d’une différence sensorielle. Et il n’est pas nécessaire d’être un esprit « débutant » pour cela. L’astronome, qui fait de la cosmologie, est coincé dans cet espace-temps parce qu’il ne peut percevoir les mouvements de l’univers par rapport à autre chose. Il doit se contenter des changements à l’intérieur de l’univers (l’effet Doppler). Il s’agit, en somme, d’un espace-temps logique qui peut être aisément adapté à la dimension psychologique de la perception.

Parménide

Cet espace-temps pose un problème important, c’est que s’il n’y a pas de source de changements, il peut ne plus rien se passer du tout et cela peut créer un vide abyssal. Il serait donc souhaitable d’introduire dans cet espace-temps des éléments ayant un peu plus de stabilité que ceux qu’on a coutume d’y trouver.

Mais il faudrait, pour cela, introduire de nouvelles règles logiques pouvant rendre compte de ces nouveaux éléments. Or, et c’est là que réside la difficulté, notre espace-temps est fondé sur le Un comme source unique de légitimité. On le voit mal adopter une nouvelle règle venant s’ajouter à celle du Un. Le Un cesserait d’être  unique et ne pourrait plus assumer ni son nom ni le principe que son nom comporte. Autant dire que son existence même serait menacée.

C’est Parménide qui a essayé de résoudre le problème en introduisant la doxa. Pour lui, la doxa est alternative au Un. Elle est le lieu du doute et de l’incertitude. Alors que le Un est le lieu de la certitude, même si celle-ci peut être très éphémère. C’était probablement la seule solution possible. Les conditions initiales de l’espace-temps d’Héraclite sont tellement restrictives qu’il est difficile de faire autrement que d’y ajouter une doxa dans laquelle tombe tout ce qui n’est pas acceptable dans l’Un. La doxa n’est pas vraiment une menace sérieuse pour l’Un puisqu’elle fait figure de déchet.

Parménide aurait pu se contenter de cette idée qui vient désengorger la tension. Pourtant, il va plus loin et affirme de façon péremptoire : « l’Être est et le non-Être n’est pas ». Quelle est la signification de cette formule? Qu’apporte-t-elle de neuf dans la problématique? Certes, nous savions déjà que ce qui est dans l’Un est, tandis que ce qui est dans la doxa est beaucoup plus sujet à caution et que, en tous cas par rapport à l’Un, il n’est pas. Pourquoi Parménide éprouve-t-il le besoin d’affirmer que l’Être est alors que c’est dans sa définition même? Et pourquoi éprouve-t-il le besoin de nier le non-Être alors que la chose est évidente? Cette sentence reste très énigmatique si on la considère seulement comme venant confirmer la bipartition Un/doxa.

Si nous poursuivons dans la pensée de Parménide et que nous abordons les paradoxes de Zénon d’Élée, il y a là aussi un certain nombre de questions à se poser. Prenons, par exemple, le paradoxe d’Achille et la tortue. Nous savons déjà que le mouvement d’Achille est douteux. Il ne comporte aucune variation et appartient  la doxa. Tout va bien jusque-là. Mais alors, d’où vient l’affirmation que Achille a parcouru la moitié de la distance qui le sépare de la tortue? Qui est celui qui se pose cette question? Et pourquoi se la pose-t-il en ces termes? D’où vient cet étrange calcul de la moitié du chemin, puis de la moitié de la moitié, ainsi de suite?

Pour répondre à toutes ces questions concernant Parménide et Zénon d’Élee, je vais devoir demander à mon lecteur une certaine indulgence, ou plutôt de suspendre le jugement qui, spontanément, se présentera à son esprit et que lui commandera la bon sens (doxa). Outre cette suspension du bon sens, je demande à mon lecteur une crédibilité relative, si jamais les avenues que je vais proposer parviennent à des solutions esthétiquement convaincantes. Libre à lui, par la suite, de secouer l’édifice et d’essayer d’en rendre absurde ou contradictoire les conséquences.

Considérons, si vous voulez bien, que le mouvement d’Achille est un mouvement sinusoïdal oscillant entre changement et continuité. Ceci n’a rien de surprenant puisque l’espace dans lequel se déploie cette mouvance est un espace où tout doit changer continument.

D’où vient qu’Achille soit en train de courir après une tortue? C’est Zénon d’Élée qui en a décidé ainsi en l’appâtant avec la tortue. Selon la formule dont nous avons parlé précédemment

A(a) > B              Zénon (tortue) > Achille

Zénon tire sa valeur d’Achille qui court après sa tortue dans un mouvement sinusoïdal entre changement et continuité.

Mais Zénon ajoute une autre composante à ce dispositif. C’est le doute qu’il entretient par rapport au mouvement d’Achille. Ce doute se manifeste sous la forme d’une question : le mouvement existe-t-il? Le doute de Zénon offre une alternative à la mouvance d’Achille. Les deux éventualités sont possibles : soit c’est un mouvement, soit ce n’est pas un mouvement.

Figure 3

La mouvance d’Achille se dédouble alors en traversant le doute de Zénon. Les deux branches de la mouvance d’Achille se rejoignent et, comme elles sont toutes deux sinusoïdales, on obtient un effet d’interférence. Les deux branches s’ajoutent l’une à l’autre. La courbe sinusoïdale de l’une s’ajoute à la courbe sinusoïdale de l’autre. Les maximums s’ajoutent, les minimums s’ajoutent négativement. 

Figure 4

Or Achille oscille entre le changement et la continuité. Par conséquent, les deux changements s’ajoutent et les deux continuités s’ajoutent négativement. Si bien qu’on peut dire de cette courbe que le changement change et que la continuité continue.

Il y a une première partie des deux courbes qui manifeste une présence redoublée du changement, tandis que la deuxième partie de la courbe redouble de continuité et, ce faisant, dépasse le seuil de tolérance de l’espace à la continuité, ce qui a pour conséquence d’expulser cette partie de la courbe hors de l’espace.

La mouvance d’Achille se manifeste clairement dans la première partie de la courbe, tandis qu’elle est expulsée hors de l’espace dans la doxa, dans la deuxième partie de la courbe. Dans cet espace du changement, nous avons vu précédemment que l’Être est tout ce qui apparaît dans cet espace et le non-Être tout ce qui n’apparaît pas dans cet espace. Il s’ensuit que la première partie de la courbe des interférences correspond à l’ « Être est » puisqu’il apparaît en superposition à lui-même. Tandis qu’à la deuxième partie correspond « le non-Être n’est pas »[1]. L’image produite par les interférences correspond donc, trait pour trait, à la phrase de Parménide : « L’Être est et le non-Être n’est pas ». Ainsi s’explique l’aspect énigmatique de cette phrase.

Ces mêmes figures d’interférence peuvent également nous permettre de comprendre l’argumentation du paradoxe lui-même. Ce moment de la courbe où Achille est doublement manifeste est un moment où il faut dire quelque chose de lui puisqu’il se présente au regard. Dans la deuxième partie de la courbe, Achille est évacué hors de l’espace-temps, dans la doxa, et de lui on peut alors dire qu’il semble courir pour rattraper la tortue.

Puisqu’il s’agit d’une figure d’interférence, la succession des apparitions et des disparitions d’Achille se poursuit et le fait de devoir dire quelque chose d’Achille lorsqu’il apparaît va se répéter autant que le fait de dire qu’il court pour rattraper la tortue.

Ce qui importe dans ces répétitions, c’est qu’elles se répètent. Et pour qu’elles se répètent, il faut qu’Achille continue de poursuivre la tortue et ne réussisse jamais à la rejoindre. La mouvance d’Achille dépend de la tortue. S’il la rejoint, tout s’arrête et on change de paradigme. Nous savons un peu plus, aujourd’hui, et nous en parlerons plus loin, pourquoi Achille ne doit pas rejoindre la tortue. Je me demande si Parménide ou Zénon savait pourquoi.

Pour en revenir au paradoxe, ce qui importe, c’est qu’Achille ne puisse pas rejoindre la tortue. Alors qu’on dise d’Achille qu’il est rendu à la moitié, au quart ou au huitième de la distance qui reste importe peu. Quelque soit le chemin, il ne faut pas qu’il arrive à destination.

Nous voici arrivés nous-même à destination. Nous avons parcouru la théorie d’Héraclite puis celle de Parménide et, pour finir, les paradoxes de Zénon en passant de l’un à l’autre par une série de nécessités successives et pour seuls points de départ, l’Un. Tout ceci est une démarche intellectuelle basée sur une seule hypothèse et sans aucun point de contact avec la réalité.

Un lecteur un peu soupçonneux va peut-être suspecter une entourloupe à partir du moment où je fais appel aux courbes sinusoïdales et surtout, aux figures d’interférence. Il y a là comme un tour de magie qui peut susciter de la méfiance. Pourtant, une courbe sinusoïdale est un être mathématique et la somme de deux courbes sinusoïdales est aussi un être mathématique. Le recours à ces êtres mathématiques ne fait pas sortir le raisonnement du strict domaine intellectuel.

On a compris, plus haut, pourquoi tout être de l’espace héraclitéen devait obligatoirement être continuellement changeant pour ne pas subvertir l’Un. C’est moi qui ait pris la décision d’associer à chaque être de cet espace changeant une courbe sinusoïdale. La courbe sinusoïdale permet de faire varier aussi bien la trajectoire que le mobile. Il n’y a pas d’autre solution, à ma connaissance, qui puisse exprimer cette idée. Du reste, je ne suis pas le premier à l’avoir fait, j’ai au moins un illustre prédécesseur qui a pris la même décision avec succès.

Il est remarquable de noter en effet que l’aspect ondulatoire de la lumière a mis beaucoup de temps à se révéler et surtout à contrer l’opinion de Newton selon laquelle la lumière serait constituée d’un mélange d’un certain nombre de particules.  Pour Newton, la lumière était un phénomène linéaire porté par des particules de lumière de couleurs différentes, dont le mélange faisait la lumière blanche.

Ce n’est que grâce à des physiciens comme Huygens, Young et Fresnel qu’une théorie ondulatoire de la lumière a réussi à resurgir à partir du XIX° siècle.  Mais l’opposition entre les deux conceptions de la lumière s’est maintenue jusqu’au XX° siècle.  Elle semble avoir été résolue par Louis de Broglie qui a estimé que les deux conceptions étaient également valables même si l’adoption de l’une excluait que l’on puisse utiliser l’autre.

Il a associé à chaque particule, et en particulier à l’électron, une onde qui semblait jouer un rôle alternatif à celui de la particule. Il a alors cru que cette onde était bien réelle et que les calculs qu’on pouvait faire sur l’onde étaient alternatifs à ceux qu’on pouvait faire sur la particule elle-même.

Puis Schrödinger a montré, en l’adoptant sous son patronyme, que cette onde était une onde de probabilité.  Cette onde se trouve à mi chemin entre savoir et réalité.  C’est grâce à cette onde qu’on peut approximativement prévoir où aura lieu la rencontre ponctuelle entre le savoir de l’observateur et la particule. Cette onde, associée à chaque particule, est en fait une onde de savoir, une onde intellectuelle. Elle est tout simplement l’indice, comme nous venons de le voir, de l’existence d’un autre espace-temps, l’espace-temps du changement continuel. Seul les habitudes de pensée héritées de Kant et de Newton empêche les physiciens d’apercevoir ces phénomènes, très étonnants, je le reconnais.

Pour résumer, on pourrait dire qu’à partir du moment où on fait l’hypothèse du Un, c’est à dire, à partir du moment où on crée l’espace-temps qui contient tout ce qu’il en est de notre savoir, tous les êtres qui suscitent l’intérêt de notre savoir, on se trouve dans un univers mental où seuls subsistent les êtres qui réussissent à susciter notre intérêt du fait qu’ils sont changeants.  Cet univers mental est continuellement stimulé par les choses changeantes.

Il arrive, cependant, que les choses disparaissent d’une façon telle que c’en est inquiétant, voire même problématique.  Il faut alors créer un autre univers, un univers alternatif où la constance et la permanence remplacent le caractère changeant de l’univers originel.  C’est dans cet univers de la constance que se retrouvent les êtres qui disparaissent de l’univers changeant.

Mais, pour assurer le passage de l’univers changeant à l’univers constant, on a besoin d’une transformation. J’ai alors proposé, on s’en souvient, la double formule A(a) > B et B >a , dont le modèle est la pêche à la ligne ou bien le paradoxe d’Achille et la tortue. On a aussi besoin, pour assurer la transformation, d’une alternative incertaine, celle de savoir, par exemple, si le mouvement existe ou n’existe pas.

Moyennant ce dispositif associant une double formule à une alternative incertaine, on réussit à extraire un Être de l’espace changeant et à le projeter séparément dans un espace où l’Être est, c’est-à-dire dans l’entendement, d’une part, et dans un espace où le non-Être n’est pas, c’est-à-dire dans l’espace sensoriel, d’autre part. Ou, en d’autres termes, dans l’espace du calcul : « Achille a  parcouru la moitié de la distance » et l’espace de l’observation : « Achille a l’air de courir mais ce n’est pas sûr qu’il soit en mouvement ».

Cette double projection s’est faite moyennant la superposition sur elle-même de l’onde qui est associée à l’Être que l’on veut extraire de l’espace changeant (Achille, pour notre cas).

À ceux qui auraient pensé à contester ma démarche en disant que, non content de faire intervenir une onde, ce qui est déjà troublant, je me paye le luxe de la faire réagir sur elle-même, en produisant des interférences, j’avais répondu précédemment en disant que toute l’opération, y compris l’interférence, était mentale de bout en bout.

Mais peut-être que pour mieux ôter le doute qui flotte sur les effets de l’alternative incertaine, il faudrait aborder une expérience de physique assez connue qui ressemble trait pour trait à toute la démarche que je viens de décrire. À tel point qu’on pourrait dire que cette expérience est l’application pure et simple de cette démarche à une particule.

[1]Avant l’interférence, la deuxième partie de la courbe (la partie basse) n’était pas dans le non-être puisqu’elle demeurait dans l’espace du changement. Ce n’est que lorsqu’intervient l’interférence que la courbe redoublée sort de l’espace du changement et devient du non-être qui n’est pas.

Figure 5

Soit, donc, une particule que l’on extrait de son espace par un dispositif raffiné qui correspondrait à notre double formule.

Expérimentateur (pôle positif) > particule négative

L’alternative incertaine est ici représentée par les deux trous par lesquels doivent passer la particule. L’incertitude est celle de savoir par quel trou elle est passée. Les interférences produisent des figures typiques sur l’écran, qui recueille les impacts de particules.

Figure 6:photo d’interférences progressives

Au niveau de la structure, cette expérience est tout à fait identique à la démarche d’extraction d’Achille que j’ai décrite. Avec, toutefois, la différence que, contrairement à ma démarche où tout se passe au niveau mental, tout semble se dérouler dans cette expérience au niveau de la réalité.

Quel intérêt ai-je eu de solliciter cette expérience alors qu’elle s’oriente dans le sens inverse de ce que je voulais lui faire dire?  Elle montre, ou semble montrer, que l’onde associée à la particule interfère avec elle-même, pour produire des figures d’interférence qu’on retrouve sur l’écran.  Si la particule est bien matérielle, il n’y a aucune raison de penser que l’onde qui lui est associée ne le soit pas, d’autant plus qu’elle infléchit notablement sa trajectoire.

Cette évidence, dans le sens français, est cependant trompeuse.  Si nous avons affaire à une particule et que la trajectoire de cette particule est infléchie par les interférences, ça ne veut absolument pas dire que ces interférences soient un fait matériel.  La preuve nous en est donné par le phénomène étonnant suivant.

Si on installe un mouchard à la sortie des deux trous, qui signale, à chaque passage de la particule, par quel trou elle est passée, il se passe quelque chose de tout à fait extraordinaire, à savoir que les figures d’interférence disparaissent.  Ce qui veut dire que ce ne sont pas les deux trous seulement qui provoquent la scission de l’onde et, par suite, la figure d’interférence.  Il faut impérativement qu’il y ait un véritable non savoir de l’expérimentateur.  Une véritable indécision psychologique qui le rende incapable de discerner par lequel des deux trous la particule est passée.

Il s’en suit cette chose fascinante que, si la particule a le choix de passer par un des deux trous, l’onde associée à la particule, elle, passe par l’incertitude de l’expérimentateur.  Il s’agit donc d’une onde ontologique, associée à l’être de l’Être.  Que cet Être soit un objet matériel, comme la particule, ou un objet mental, comme l’Achille des paradoxes, l’effet d’interférence est le même à condition qu’il rencontre l’incertitude de l’expérimentateur, dans un cas, et de Zénon d’Élée, dans l’autre cas.  Il suit de tout cela que notre démarche autour d’Achille et de Zénon d’Élée était mentale de bout en bout, même si elle faisait intervenir des ondes et des interférences.

On peut dire, pour conclure, que, grâce aux interférences, l’espace héraclitéen a produit un double espace, celui de l’entendement, d’une part et l’espace sensoriel, d’autre part.  Ce double espace ressemble étrangement à l’espace platonicien où les Idées se démarquent de leurs avatars.  L’espace héraclitéen produit donc le double espace platonicien grâce au subterfuge de la formule «pêche à la ligne» et grâce aussi à l’incertitude de l’expérimentateur.

Figure 7

Ce schéma représente l’entreprise générale de l’extraction du savoir.  Cette entreprise peut opérer, aussi bien pour les êtres fictifs comme Achille qui poursuit une tortue, que pour des objets matériels de la réalité, comme les particules que nous évoquions tout à l’heure.  Pour fonctionner, ce schéma doit absolument tenir compte du caractère ondulatoire des êtres qu’il va extraire de l’espace héraclitéen, quand bien même ces êtres manifesteraient dan un premier temps un aspect corpusculaire.

C’est avec Descartes que la mutation se complète.  Grâce au fait qu’il nous ait donné beaucoup de détails sur le cours de ses réflexions, nous sommes mieux en mesure de les soumettre à l’analyse.  Nous allons nous demander si on peut appliquer à Descartes le schéma ci-dessus que nous avons extrait des deux philosophes présocratiques et de la mécanique quantique.

Première condition pour appliquer le schéma, il nous faut une double formule A(a)>B et B>a.  Peut-on repérer cette double formule dans le cogito?  Ceci me paraît possible sous la forme suivante :

Dieu (l’univers)>Descartes, et Descartes>l’univers

Descartes est un intellectuel; Il est intéressé par l’univers qui l’entoure (B>a, Descartes>l’univers).  Mais il  est aussi intéressé par la façon dont dieu offre l’univers à sa sagacité, et va jusqu’à imaginer ce que lui aurait fait s’il avait été à la place de Dieu.

Dieu ne veut pas le tromper en lui offrant la contemplation d’un univers factice. Ce qui sous-entend que si Descartes avait été Dieu, il n’aurait surement pas agi ainsi.  Ce qui nous donne la deuxième formule :

Dieu (univers)>Descartes,

ou plutôt

Descartes s’il avait été Dieu (univers)> Descartes

Le caractère incertain de l’appât qu’est l’univers est rapidement évacué par Descartes grâce à ce subterfuge.  Ce simple fait aura une grande importance dans la suite.  Quand on se rappelle la difficulté qu’Achille avait eue à poursuivre son objet (a) la tortue, que Descartes ait eu autant de facilité à mettre la main dessus peut laisser rêveur.

La deuxième condition qu’on s’était donné pour mettre en branle le schéma ontologique, est de disposer d’une incertitude qu’on peut interposer dans le processus d’émergence de B.  Cette incertitude est tout trouvée : c’est le doute que Descartes entretient à propose de lui-même.

Nous avons, enfin, besoin d’un troisième élément, c’est le contenu de la courbe qui va présider à l’émergence de Descartes en tant qu’Être.  On n’a pas de souci à se faire de ce coté, il suffit de reprendre la même courbe que celle qu’on avait prise pour Achille : une courbe oscillant entre l’axe du temps et l’axe du changement.  La seule différence ici est que le changement consiste en la  pensée.

Figure 8

Tout ceci étant établi, si on active le  processus, on obtient le schéma ontologique suivant.

Figure 9

Cette courbe traverse le doute méthodique, se dédouble, et se superpose à elle-même pour donner, sans surprise, les fameuses interférences avec les bandes claires et les bandes obscures.  Les bandes claires représentent la somme des deux maximums, tandis que les bandes obscures représentent la somme des deux minimums.

La somme des deux maximums se lit :«Je pense que je pense», tandis que la somme des deux minimums se lirait «ne pense pas que ne  pense pas».  Ce qui donne, à travers la formule de Parménide :«Je pense que je pense, donc je suis» et «ne pense pas que ne pense pas, donc n’est pas».  Et ultimement, en éliminant les redondances, «je pense donc je suis».

Le corrélatif du cogito est, c’est bien connu, l’espace non pensant, c’est à dire la chose étendue.  Cette chose étendue, revendiquant le statut non pensant, est l’espace idéal pour accueillir le mouvement qu’avait élaboré Galilée quelques temps avant le cogito.

Ce mouvement, imaginé par Galilée, est l’exacte antithèse de l’espace héraclitéen.  Il ne manifeste aucune variation spontanée possible.  Il reste éternellement égal à lui-même et ne subit aucune variation à moins qu’on n’exerce sur lui une pression extérieure.  Par opposition au changement continuel de l’espace d’Héraclite, il manifeste une continuelle égalité à lui-même.  Il est extérieur à cet espace et n’a donc pas d’onde associée à son mouvement.

Jusqu’à présent, à l’instar de Parménide, on convenait que les sens étaient trompeurs et que, quand bien même on voyait Achille se déplacer, il fallait en douter.  Galilée inverse l’ordre des choses en affirmant qu’Achille est en mouvement même s’il a l’air immobile. 

En effet, dans la définition du mouvement rectiligne uniforme, un objet est toujours nécessairement en mouvement par rapport à un autre, même s’il a l’air immobile pour l’observateur.  Le doute de Parménide quant au mouvement est remplacé par la certitude de Galilée quant au mouvement.

À cette conséquence s’en ajoute une autre dont on n’a pas encore mesuré la portée, c’est que le mouvement rectiligne uniforme rompt tout lien avec l’espace héraclitéen du changement.  Tout le  pénible travail d’extraction qui a été fait durant des siècles, s’est évanoui en fumée.  Il ne reste plus que l’évidence claire de ce mouvement qui vient se substituer à des siècles d’efforts.

C’est ainsi que la lutte entre le changement et le mouvement, qui a commencé avec les paradoxes de Zénon d’Élée, finit sa course, si je puis dire, avec le mouvement rectiligne uniforme de Galilée.  Ce mouvement suit sa course inexorable et, contrairement à l’effort d’Achille, n’est dérangé par aucune force qui viendrait figer sa course éternelle.  Avec Galilée, les deux univers sont désormais scindés l’un de l’autre.

C’est progressivement que l’univers du changement va être réhabilité.  Avec Maxwell d’abord, qui découvre la parenté entre la lumière et les ondes électromagnétiques.  Sa seule difficulté étant de savoir dans quel univers évoluent ces ondes.  Le point ultime de cette réhabilitation de l’univers du changement est l’équation ondulatoire de Schrödinger où l’on voit des particules se conformer à un savoir statistique, comme si elles en avaient été préalablement averties.