Christian Roy
Paradoxalement, c’est dans l’une des premières formulations dogmatiques de la religion chrétienne, pourtant vouée à l’amour du prochain, que Jbeili croit voir la racine épistémologique non seulement du parallélisme, mais aussi du narcissisme des modernes. L’un et l’autre seraient déjà en germe dans la distinction des deux natures, divine et humaine, jointes dans la personne du Christ, qu’énoncèrent les Pères du Concile de Chalcédoine en 451, et dont la plupart des églises chrétiennes ont hérité. Je compte d’abord exposer sommairement cette thèse, avant de réfuter ses prétentions explicatives à la lumière d’autres facteurs déterminants. J’en admettrai néanmoins une validation apparente venant d’un angle inattendu, qui me permettra d’extraire le noyau de vérité qu’elle pourrait contenir une fois nuancée, pour ensuite l’introduire dans la discussion de certains aspects de l’image de soi et du rapport au corps.
À l’arrière-plan de la thèse chalcédonienne de Jbeili, il y a Totem et tabou. Dans les sociétés traditionnelles, il est tabou de se servir soi-même directement de ce dont on a besoin ou envie. Ce serait ouvrir la porte à la curée générale de la horde primordiale qui hante ces sociétés, conçues pour contenir la contagion du désir mimétique, comme dirait René Girard, en canalisant celui-ci dans une économie du don où chacun donne à un autre ce que lui-même veut avoir, et peut donc espérer le recevoir moyennant ce détour, en autant que tous font de même en respectant les tabous et en sacrifiant aux totems. Ceux-ci sont garants du système en ce qu’ils représentent la totalité surabondante de la circulation du don, sa source ultime à laquelle on s’adresse pour l’entretenir, mais qui ne répond pas directement à ses adorateurs. Pour leur épargner la disproportion écrasante d’un rapport réciproque, la divinité doit elle aussi passer par un tiers pour exprimer ses desiderata. Ce guide du peuple, roi, prêtre ou prophète, a beau être son intermédiaire avec le divin, il en demeure néanmoins distinct.
Pour séduisant qu’il soit, ce schéma soulève d’importantes objections et appelle en retour une lecture culturellement différenciée de l’histoire de la chrétienté. Tout d’abord, il fait bon marché du libellé du Symbole de Chalcédoine, qui n’autorise en rien à superposer ou juxtaposer un Christ divin à un Christ humain comme s’il s’agissait de deux entités, non plus qu’à résorber l’un dans l’autre.
Suivant donc les saints Pères, nous enseignons tous unanimement que nous confessons un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, le même parfait en divinité, et le même parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme (composé) d’une âme raisonnable et d’un corps, consubstantiel au Père selon la divinité et le même consubstantiel à nous selon l’humanité, […], un seul même Christ, Fils du Seigneur, l’unique engendré, reconnu en deux natures, sans confusion, sans changement, sans division et sans séparation, la différence des deux natures n’étant nullement supprimée à cause de l’union, la propriété de l’une et l’autre nature étant bien plutôt sauvegardée et concourant à une seule personne et une seule hypostase, un Christ ne se fractionnant ni ne se divisant en deux personnes […].(« Symbole de Chalcédoine », article Wikipédia)
Deux natures donc, mais une seule personne indivise, même si une célèbre icône ancienne du monastère de Sainte-Catherine au Sinaï peut accentuer la dissymétrie des traits entre les deux moitiés du visage du Christ afin de suggérer visuellement la réunion de ses caractères distincts comme homme et comme Dieu.
En fait, la vraie question est plutôt de savoir comment a pu se développer une chrétienté autre qu’orientale : celle dont les transformations en Occident ont pu faire le terreau de cette chose inouïe dans l’histoire des civilisations qu’on appelle la modernité. Comme celle-ci procède de l’anamorphose régionale d’une religion orientale, il faut bien parler à cet égard de dés-orientation, en insistant sur l’étymologie tout en gardant les connotations courantes du terme. Cette culture « faustienne », comme l’appela Oswald Spengler, se caractérise par le déséquilibre, une oscillation entre les extrêmes prenant des proportions de plus en plus alarmantes au fil de son expansion dans l’espace, cherchant midi à quatorze heures et donc forcée d’aller voir dans des ailleurs toujours plus lointains si c’est là que la présence réelle se trouverait, de croisades en conquête et de colonialisme en mondialisation, jusqu’au bord de l’extinction que l’on devine au bout de l’horizon de l’occidentalisation de la planète entière, affranchie de l’attraction solaire et comme livrée à l’apesanteur avec la mort de Dieu, selon l’image de Nietzsche. Il s’agirait alors d’expliquer ce qui, en Occident, a permis que s’éclipse son ancien principe intégrateur : « le Soleil de Justice, l’Orient venant des hauteurs », comme l’hymnographie byzantine de Noël désigne le Christ. À mon avis, la dés-intégration généralisée caractérisant la modernité occidentale est corrélative de l’atrophie progressive de l’organe symbolique de la connaissance permettant de s’orienter au milieu de la « clairière de l’Être », pour parler comme Heidegger. Cette perte du sens du symbole commun au monde antique tardif semble être liée au nouveau rapport au savoir comme pouvoir qui se dessine entre la chute de l’Empire romain d’Occident et la Renaissance.
Cette démarche se rattache à ce qu’on appelle l’apophatisme, un type de discours qui multiplie les expressions paradoxales de son inaptitude à pleinement saisir l’objet qu’il cherche par-là à évoquer, dans l’approche des mystères divins inconnaissables en leur essence. C’est celui de la théologie négative, permettant de les appréhender en ouvrant sur la participation à des réalités dont on ne peut vraiment dire que ce qu’elles ne sont pas.(Voir Sells 1994 pour une comparaison des trois monothéismes abrahamiques en ce qui concerne cette approche du mystère ultime, en quoi ils se recoupent largement.) Tel est d’ailleurs l’esprit des dogmes de l’Église ancienne : non pas systématisation rationnelle arbitraire de ce qui est de l’ordre du mystère, mais au contraire, réaction de défense à des tentatives d’explication ou de simplification abusive dans un sens ou dans un autre. Le Symbole de Chalcédoine demeure le meilleur exemple de l’échafaudage de paradoxes irréductibles qu’élève le dogme en réponse aux hérésies, basé sur la tension d’un non-savoir dans l’attention aux données de la foi comme critère aporétique de vérité.
La vision face à face qui se révèle à eux a en effet le caractère eschatologique d’une plénitude accomplie au-delà du temps, quand « je connaîtrai comme je suis connu », dans l’œil même de Dieu, alors « qu’à présent, ma connaissance est limitée, » comme le dit saint Paul, tant que « nous voyons dans un miroir et de façon confuse ».(I Cor 13, 12) En même temps, ce n’est pas une vision claire de nature spéculaire qui est recherchée, « car nous cheminons par la foi, non par la vue », dit encore saint Paul, et « notre objectif n’est pas ce qui se voit, mais ce qui ne se voit pas; ce qui se voit est provisoire, mais ce qui ne se voit pas est éternel »(II Cor 4, 18), celé dans un retrait insaisissable qui ne peut se communiquer que par une Parole. Ainsi, de même nature que le symbole, selon saint Paul, « la foi est une manière de posséder déjà ce qu’on espère, un moyen de connaître des réalités qu’on ne voit pas. […] Par la foi nous comprenons que les mondes ont été organisés par la parole de Dieu. Il s’ensuit que le monde visible ne prend pas son origine en des apparences »(Héb 11, 1, 3), mais dans la résonance d’un Verbe surgi du silence.
Le penseur orthodoxe Olivier Clément a pu dire qu’encore chez un Maître Eckhart dans l’Europe du XIVe siècle, « la ‘gnose ultime’, pour l’âme contemplative, est de participer à la naissance éternelle du Fils, ce qui rejoint le plus haut enseignement de la patristique » des premiers siècles chrétiens, marginalisé par l’avènement de la scolastique en Occident, mais demeuré central en Orient. Une telle « co-naissance » avec le Christ dans la « profondeur infinie » de « l’abîme paternel »(Clément 1985, 88), enjambant existentiellement en la personne du Fils la distinction d’essence entre le divin et l’humain, est déjà l’enjeu épistémologique de la controverse iconoclaste qui a déchiré l’Orient chrétien sous l’influence de l’islam naissant. Son contenu théologique explicite concerne l’incarnation du Verbe divin. En effet, l’iconographe, dont l’ascèse lui permet d’expérimenter celle-ci intérieurement, ne peint pas une image, mais écrit une icône, comme l’indique son titre et le langage orthodoxe; son art est une écriture qui donne corps à la Parole en la rendant accessible dans le visible.
Ce processus se donne à voir dans l’icône de la Transfiguration, où la Lumière incréée pénètre de part en part un corps d’homme; or c’est la même lumière du Thabor que le contemplatif orthodoxe cherche la grâce de percevoir en esprit jusque dans son propre corps, en s’y préparant parfois par certaines techniques physiques. C’est ce qu’on appelle l’hésychasme, du grec « hesychia » pour « tranquillité du cœur »,qui a donné lieu au XIVe siècle à une controverse doctrinale où l’Orient chrétien a rejeté les nouvelles approches théologiques intellectualistes caractérisant l’Occident depuis l’époque du schisme. La trace révélatrice d’une incompréhension de l’Orient par l’Occident s’est d’ailleurs gardée depuis lors dans certaines expressions du langage courant, comme « se regarder le nombril », allusion à la posture des mystiques hésychastes où sont visées à la fois la vie contemplative et le rôle qu’y joue le corps. Car la culture faustienne occidentale est vouée à l’action sur le monde et à la spéculation déliée du corps. Impossible de la comprendre sans évoquer, avec un théologien orthodoxe comme Vladimir Lossky, « de profondes modifications dans les destinées médiévales de l’Église latine, aussi bien dans l’ecclésiologie », avec l’invention d’une Papauté prétendant à la plénitude du pouvoir sur l’ensemble de la chrétienté, que dans une systématisation parallèle du savoir, ne laissant plus guère de place au mystère et à la liberté intérieure, avec le « passage, aux XIIIe et XIVe siècles, d’une théologie spirituelle, symbolique et liturgique, à une théologie spéculative marquée par un certain essentialisme (au sens heideggerien de l’‘onto-théologie’); » d’où la « difficulté dans ces conditions à exprimer, et donc à ecclésialiser, l’expérience de la ‘déification’ et la vie mystique »(Clément 84-5), telle que la définit en Orient un saint Maxime le Confesseur, pour qui « la personne entière devrait être déifiée par la grâce de l’Homme-Dieu, devenant un être humain entier —âme et corps par nature, et devenant un dieu entier —âme et corps par grâce. »(Puhalo 85)
En revanche, en Occident, « avec la victoire de l’‘onto-théologie’, l’anthropologie scolastique, note Vladimir Lossky, est devenue peu capable de distinguer, en l’homme aussi, la nature et la personne. Celle-ci est ramenée aux facultés supérieures de l’individu, l’intelligence et la volonté. Ce que la scolastique, après Boèce, nomme ‘personne’ se réduit en dernière analyse à un individu d’une nature intellectuelle », qui affirmera désormais son identité en opposant la possession rationnelle de soi aux aléas de la nature charnelle. « Si donc la profondeur apophatique de Dieu et de l’homme, —le caractère irréductible de la personne—, étaient partiellement ignorés au profit d’une hiérarchie de natures où l’intelligible est privilégié (au point de se trouver, d’une certaine manière, en continuité avec le divin) »(Clément 86), cela tenait sans doute au privilège de la clarté discursive et visuelle qu’implique une « métaphysique de la présence », telle que l’onto-théologie recyclée de la Grèce antique sur laquelle l’Occident a voulu étayer la foi chrétienne à partir de saint Anselme de Cantorbéry, fondateur de la scolastique à l’époque du schisme, avec son credo ut intelligam : « Je crois afin de comprendre » —et bientôt vice versa! Car plutôt que de se dessaisir du créé pour le laisser transfigurer par la participation existentielle des énergies de l’Inconnaissable, il s’agira désormais de le soumettre à la perfection idéale d’une essence virtuellement visualisable.
De la façon dont Lazar Puhalo présente brièvement le problème, « la notion s’est fait jour que si l’univers matériel est une ombre, une réflexion ou une imitation des formes idéales de la réalité éternelle, la réalité éternelle doit être une forme subtile du monde matériel. » Par une sorte d’effet de miroir, « les ‘choses de l’au-delà’ ont donc été visualisées et se sont vues conférer une forme concrète, physique, matérielle (souvent pas très subtile), même lorsque leurs descriptions étaient des métaphores d’états psychologiques »(Puhalo 65); c’est ainsi par exemple que s’explique l’invention du Purgatoire en Occident, à l’origine de la subjectivité individuelle de type moderne. Alors que la représentation de Dieu le Père demeure interdite par les canons de l’iconographie orthodoxe, elle s’est banalisée pour celui que Puhalo appelle « le nouveau Dieu occidental », Être suprême visualisé comme anthropomorphe, mais néanmoins coupé de la Création et sujet à des passions bien humaines, telles que la vengeance et le besoin de satisfaction juridique (Puhalo 66) que lui a prêté saint Anselme, ce qui n’est pas un hasard. Car tout se passe comme si la rigueur inflexible du droit romain redécouvert devait aller de pair avec l’exigence systématique de la théologie scolastique pour lier l’Église latine à la quête de certitudes objectives.
Or on sait qu’à ce jeu, l’empirisme scientifique doublera l’Église en se dotant d’une méthode indépendante de ses dogmes, même s’il conservera la forme inquisitoriale du besoin de savoir : dans l’Angleterre élisabéthaine, Francis Bacon parlera ainsi de mettre la nature à la question pour lui faire avouer sa vérité. On a donc pu dire qu’à terme, « le catholicisme est mort d’avoir voulu des certitudes. » Mais selon Puhalo, « le christianisme occidental, qu’il soit latin ou protestant, s’est pénétré à ce point d’idées païennes en grande partie à cause de ce principe de visualisabilité (partiellement issu de la notion augustinienne d’analogie de l’être [entre Dieu et l’être humain]), de ce besoin de transmuer la métaphore en réalités visibles », sinon dans cette vie, du moins dans l’autre, anticipée dans l’angoisse de visions sur-naturalistes oscillant entre le gore et l’eau de rose. C’était oublier qu’à l’instar du symbole, « la métaphore établit une dissonance intentionnelle » censée nous empêcher de la prendre au pied de la lettre. « Qui plus est, la procédure scolastique a conçu l’exigence d’une correspondance point par point entre [le détail de la doctrine] et la réalité spirituelle » : une adequatio rei et intellectus comme critère de vérité qu’ignore la notion orientale originelle du dogme, mais qui passera, par le truchement de la scolastique, de la physique antique au positivisme scientifique et philosophique. Leur conviction que la réalité peut être « rationnellement déterminée, codifiée, définie linguistiquement et visualisée sous une forme constante » aurait été finalement surmontée par le formalisme mathématique de la physique quantique comme mode symbolique d’accès à une réalité matérielle inconnaissable sinon en paradoxes, qui se prêterait ainsi, s’il faut en croire Puhalo, à une certaine analogie avec l’approche orthodoxe des mystères divins.
La physique quantique esquisse donc peut-être, de l’intérieur de la science moderne mais en aval, la sortie du parallélisme point par point entre savoir et être qui lui a donné naissance. Mais si l’on cherche en amont le point d’entrée, il faut remonter jusqu’au théologien que l’Occident latin a tôt privilégié parmi les Pères de l’Église ancienne, où il était plutôt marginal, voire suspect. De fait, saint Augustin d’Hippone n’a jamais été en odeur de sainteté pour les Églises orientales. Ce platonicien venu du manichéisme y est considéré à la fois trop philosophe pour un théologien et trop dualiste pour un chrétien. L’approche orientale dont il s’écarte est illustrée au XIVe siècle par saint Grégoire Palamas, le défenseur de l’hésychasme, qui s’appuie théologiquement sur la distinction de l’essence divine inconnaissable et des énergies divines participables. Sans cette distinction, le savoir qu’a Dieu de toutes choses s’identifie à sa volonté, et alors, soit Dieu veut aussi le mal, soit Dieu ignore certaines choses. L’Orient admet d’emblée qu’un tel savoir divin excède les catégories de la pensée humaine et donc de telles oppositions impliquant qu’il corresponde directement à un pouvoir. L’indétermination de l’incréé trouve un écho dans le secret irréductible de la liberté de l’homme créé à l’image de Dieu; cette part d’inconnaissance qui se trouve chez les deux permet qu’à tout moment leurs volontés aient la possibilité de s’accorder librement, en une synergie interdisant de savoir où l’une commence et l’autre finit. En revanche, Augustin a dû inventer la prédestination pour venir à bout du problème insoluble de l’initium bonae voluntatis, opposant une nature humaine irrémédiablement corrompue à la grâce divine irrésistible. L’omniscience et l’omnipotence coïncident ici point par point, car Augustin ne peut tolérer l’incertitude, synonyme pour lui d’impuissance. Dieu tout-puissant n’admet pas l’imprévu de l’événement; les choses arrivent parce qu’Il les sait.
Le savoir est déjà pouvoir. C’est le principe même de la technologie : connaître, c’est faire, et comprendre, c’est contrôler. Il n’y aurait ainsi qu’un pas de la toute-puissante Providence de la prédestination selon Augustin au principe du positivisme d’Auguste Comte dont procèdent le scientisme et la technocratie : « Savoir pour prévoir, prévoir pour pouvoir. » Le Dieu d’Augustin, tributaire de Platon, préside à la sphère des idées, ces vues de l’esprit auxquelles se conforment les choses du monde comme à leur prototype. On peut en faire le tour par la pensée afin de les saisir et de les manipuler, d’abord virtuellement avant de se soumettre leurs pendants empiriques. Une fois adapté méthodologiquement à cet exercice de visualisation conceptuelle, tout le réel est en principe connaissable : il suffit de prendre le temps d’examiner ses parties une à une, en en découpant l’image dans un espace visuel transparent et homogène, où chacune et l’ensemble peuvent être embrassés du regard comme une totalité dans la séquence de l’examen des parties. On peut lui opposer l’espace acoustique de type oriental, celui d’une totalité implicite que nulle représentation ne saurait épuiser, car le symbole n’est pas l’idée : impossible d’en faire le tour pour le saisir. C’est plutôt lui qui, en résistant à l’objectivation conceptuelle, se saisit de nous pour nous ouvrir à la part d’invisible qu’il évoque par-delà ses contours. Le symbole nous place ainsi dans la posture d’écoute qu’exige l’appréhension de cet espace de résonance simultanée entre des présences dont l’apparition est toujours frontale, s’imposant d’un seul tenant à la conscience d’un sujet plongé dans un environnement sans profondeur, car son véritable arrière-plan est le silence sous-jacent au bruissement englobant du sensible, qui s’articule en elles comme un concert de voix devenues visibles.
Une harmonie indéfinissable confère son unité à un tel espace hétérogène et discontinu, régissant l’interaction de ses composantes sans qu’elles soient contiguës, en vertu d’une synchronicité non locale que l’on pourrait rapprocher de certaines formes d’interaction instantanée à distance entre particules scindées mais solidaires à l’échelle du cosmos en physique quantique. La causalité séquentielle s’exerçant de loin en loin par contact direct en physique newtonienne est en revanche bien de son temps : celui où s’imposa en science comme dans toute la culture occidentale le paradigme d’un espace visuel lié aux caractères alphabétiques interchangeables de l’imprimerie, propres à la Galaxie Gutenberg. Le médiologue canadien Marshall McLuhan a pu dire à ce propos :
L’oeil fabrique une « structure visuelle de l’espace » avec des points de vue ou centres individuels et des marges ou des frontières bien précises —chaque chose en son propre lieu et temps. … Car l’oreille fabrique une « structure acoustique de l’espace » avec des centres partout et des marges nulle part, comme un environnement musical ou l’univers sans limites.(McLuhan & Nevitt:13)
McLuhan aimait illustrer cette structure acoustique de l’espace par l’iconographie byzantine, comme dans son portrait par Karsh (à droite), tout en assurant que la civilisation de l’image instaurée par la télévision y ramenait malgré les apparences du contraire. Mais celle-ci n’apparaît-elle pas malgré tout, comme dans son portrait par Reeves (à gauche), au fond du miroir où se mire l’humaniste occidental depuis que la Renaissance lui a permis d’appuyer ses certitudes sur la promesse d’une visualisabilité intégrale?
Le rapport à la vérité, selon les Lumières, est un rapport de survol et de domination, caractérisé par la prépondérance du regard qui tient à distance son objet, dans l’espoir d’en prendre la mesure selon les normes d’une géométrie unitaire de l’espace mental.(Gusdorf 1990, 863)
À terme, le reflet de Narcisse passera un pixel à la fois dans l’objectif de la caméra, l’entraînant corps et âme de l’autre côté du miroir, pour être recomposé dans le langage binaire des simulacres numériques, déjà virtuellement présents dans les réseaux de lignes parallèles auxquels les Temps Modernes réduisirent visuellement le réel. Débité en tranches et en quartiers comme le globe mondialisé par l’impératif de visibilité qui le constitue tel, le sujet virtualisé que plus rien ne distingue de l’objet standardisé restera néanmoins hanté par les visages monstrueux que prend sa nature charnelle refoulée, comme ceux qui apparaissent en coupe dans l’autoportrait à résonance magnétique de Numa Amun: « Citadelle Des Sens (Vert) » (2007–2009, encre sur papier, 81 x 102 cm, Collection de la Illingworth Kerr Gallery, Calgary), une œuvre forte sélectionnée par l’actuelle Triennale d’art québécois du Musée d’art contemporain. Mais il est trop tard pour s’arracher à l’appareil qui nous saucissonne en lamelles virtuelles.
Ceci m’amène à faire un pas en arrière pour tenter d’intégrer l’hypothèse chalcédonienne de Karim Jbeili à l’aperçu que je viens d’esquisser du destin de l’Occident en fonction de l’équation voir=savoir=pouvoir. Ce qui m’incite à la prendre au sérieux malgré d’importantes lacunes, c’est qu’elle recoupe en partie la critique qu’un théologien orthodoxe mais non-chalcédonien, l’Américain Vigen Guroian, fait de ces deux mêmes phénomènes, plus précisément le nationalisme arménien et l’idéologie des Droits de l’Homme. Sa déconstruction théologique de cette dernière donne particulièrement à réfléchir. Lui-même se réclame d’un « monophysitisme qui n’est pas hérétique » : celui de la tradition arménienne, qui a toujours mis l’accent sur l’unique sujet incarné du Verbe divin souffrant et mourant sur la croix. Elle a ainsi préservé « une partie de la tradition catholique submergée dans d’autres traditions » ecclésiales, qui « se sont embourbées dans toutes sortes de difficultés théologiques à cause de leur insistance à attribuer au Christ une nature divisée. »(« The Armenian Church at the Crossroads », Guroian 1995, 160-1)
Vigen Guroian est en effet « persuadé que l’accent fortement dyophysite dans la christologie protestante courante et catholique romaine a contribué à ce qui sont maintenant des notions profondément incrustées de l’autonomie et des droits de l’homme dans la pensée occidentale. Ces notions contredisent l’insistance de l’Orthodoxie sur la nature théonome de l’humanité révélée par l’existence divine du Verbe incarné », impliquant qu’« aucun bien humain temporel n’existe en dehors d’un mouvement par rapport à la sainteté, que ce soit pour s’en rapprocher ou s’en éloigner (…) ». C’est pourquoi, même si son inspiration dérive de convictions chrétiennes, la notion d’un tel droit naturel est étrangère à l’Orthodoxie (« Human Rights and Modern Western Faith », Guroian 2005, 212-3); « particulièrement d’un point de vue arménien, la doctrine dans toutes ses variétés exprime une compréhension faussée du rapport entre nature et grâce et de Dieu et des personnes en Jésus-Christ. Le déisme et les droits de l’homme sont des développements laïcistes tardifs d’une dichotomie entre nature et grâce qui se présente en Occident quand on remonte très loin durant l’ère médiévale et qui se poursuit jusqu’à notre temps. » Guroian mentionne notamment à cet égard la rivalité entre l’Église et l’État, « la théologie eucharistique de la transsubstantiation, l’épistémologie de Kant et son impératif catégorique, les absolus moraux désincarnés du Dieu des idéalistes. »(« Human Rights and Modern Western Faith », Guroian 2005, 214-5)
Pour lui, « la raison autonome est une créature de ce que la théologie orthodoxe appelle la volonté gnomique déchue », correspondant à la liberté subjective de choix ou d’opinion et distinguée de l’autexousia, une libre disposition de soi orientée par la grâce vers la vérité; en revanche, « la volonté gnomique est entièrement soumise à la corruption, capable de prêter d’infinies justifications à la libido dominandi. Paradoxalement, l’autre corne d’une raison qui affirme son autonomie est un irrationalisme qui défie la soumission au nomos de la raison. Telle est notre situation présente, » (« Human Rights and Christian Ethics », Guroian 2005, 229) où Guroian déplore par exemple le fait que les jeunes sont encouragés à se considérer chacun comme deux moi : un moi qui n’est qu’esprit et raison pendant les cours, alors que l’autre moi reprend ses droits à la sortie, n’étant rien que passion usant du corps pour son bon plaisir. (« Dorm Brothel », Guroian 2005, 158) Vigen Guroian n’hésite pas à déclarer:
Ma propre tradition arménienne avec son monophysitisme cyrillien –représenté dans l’énoncé dogmatique « une seule nature, celle-ci incarnée, du Verbe divin » – a compris, dès le début des grands débats christologiques des cinquième et sixième siècles, les dangers de parler de natures et d’essences dans l’abstrait, que ce soit par rapport à la divinité ou à l’humanité de Jésus. (« Human Rights and Modern Western Faith », Guroian 2005, 214)
Ces termes auraient, semble-t-il, un sens plus concret dans une culture théologique aux racines syriaques, c’est-à-dire sémitiques, plutôt qu’helléniques. Il apparaît de ce point de vue, s’il faut en croire Guroian, qu’avant Chalcédoine, « les théologiens de Nicée employaient le terme nature dans un sens analogue à ce qu’entend la physique moderne par un solide. Un solide, comme un diamant ou un cube de glace, est une substance discrète qui ne peut être mélangée à un autre solide de la façon dont un liquide ou un gaz pourrait être mélangé ou émulsifié dans un autre. »(« Human Rights and Modern Western Faith », Guroian 2005, 215) Le critère de la solidité pourrait bien relever ici moins de la clarté saisissable de l’espace visuel que du caractère tactile concret de l’espace acoustique selon McLuhan. Il s’accorderait ainsi à l’ontologie « unaire » (Lacan) qu’attribue Jbeili à l’Orient, par opposition aux systèmes binaires associés à l’Occident. En islam, la Ka’aba, unique théophanie physique orientant l’univers, n’est-elle pas elle-même un cube de pierre offert au toucher des croyants?
Mais où placer alors la culture hellénistique de l’Orient chrétien, surtout par rapport à l’Occident latin? Héritière directe de la Grèce classique, l’Église y a dû contrer consciemment l’emprise des oppositions conceptuelles binaires issues de l’antique tentative de passer de l’oralité du mythe à la visualité du logos. L’Église d’Orient a donc converti ses abstractions idéales en les articulant aporétiquement dans le symbole de la foi révélée qui les dépassait en une paradoxale unité hors de leur atteinte, les baptisant dans l’univers acoustique immersif de l’«espace magique », commun aux cultures du Proche-Orient, pour emprunter le terme de Spengler. Or l’Occident latin a fait la démarche inverse. Partant de l’espace magique de l’Empire romain tardif, dont la trace s’est gardée dans l’art roman, il a préféré assurer l’emprise de la foi sur ses confins barbares en l’appuyant sur les certitudes d’une clarté conceptuelle gréco-romaine éblouissante pour lui au sortir d’un âge sombre, et dont les promesses d’exhaustivité discursive et visuelle tendraient bientôt à se confirmer sur un mode opératoire, par un glissement de plus en plus marqué de la foi au savoir et au pouvoir. Les églises gothiques appliquent visuellement à la conquête de l’espace faustien l’arc-boutement conceptuel de la scolastique, où vient à s’objectiver en entités parallèles le jeu d’abstractions relationnelles que le Symbole de Chalcédoine tenait en équilibre par leurs négations mutuelles. La double nature divine et humaine du Christ peut même s’y révéler, à la faveur d’un curieux lapsus iconographique, comme un dédoublement de la personnalité, sous les dehors d’une visualisation aberrante de la Trinité.
Cette image me suggère par libre association un raccourci fulgurant jusqu’à la transposition matérialiste contemporaine de cette iconographie médiévale aussi élégante que monstrueuse, dans la méditation sur la dualité corps-esprit que mène le cinéaste canadien David Cronenberg à travers ses films, dont un en particulier : Dead Ringers (1989). Dans une scène fameuse, comme le Père et le Fils sont égalisés au miroir de leur désir mimétique pour la Vierge sous l’opération du Saint-Esprit, les frères Mantle (mental?[1]), gynécologues jumeaux, officient en rouge dans tout l’apparat sacerdotal de la salle d’opération, maniant le spéculum, outil miroir du savoir scientifique, de part et d’autre de leur patiente, dans le prolongement de ses cuisses écartées, posture qu’exige la science occidentale de son Autre, corps, femme ou nature, soumis à son intervention comme à la question, sur la table d’opération comme chevalet de torture. Les frères jumeaux connaîtront leur propre passion, jusqu’à l’imitation de la Pietà, dont Quarton a peint le plus émouvant type pour la même église de Villeneuve-lès-Avignon, lorsqu’une femme s’interposera entre eux deux, comme chez le peintre médiéval Marie entre Dieu et Dieu.
Ce tandem infernal guida Proust dans les dédales du Moi divisé, où Bizub l’a traqué. Il incarne en sa dualité le conflit des facultés supérieures de la psyché, que l’Occident a divinisées, avec ses parties basses refoulées, jalouses de cette souveraineté. Mais comme Narcisse et son reflet, la rivalité mimétique les égalise. La partie n’est pas jouée entre elles, mais s’exacerbe en surenchère le long de la ligne de faille d’un diphysitisme désorienté. On peut pourtant encore reconnaître, à même le système et le chaos qui prolifèrent jusqu’à l’absurde de part et d’autre de cette fracture, répercutée dans nombre de productions typiques de notre culture, la trace d’un Christ dénaturé en deux figures affrontées.
Si l’Occident chrétien n’a su contempler celui-ci sans périr —quitte à se survivre en la mort vivante d’un nihilisme post-humain comme fléau planétaire, c’est surtout parce qu’il a cru le voir là où il n’était pas : dans l’image rassurante d’une plénitude de présence, à l’abri des aléas de l’existence. Or Dieu brille par son absence ; le tout est de savoir l’écouter en silence.
Textes cités
Bizub, Edward. Proust et le moi divisé. La Recherche : creuset de la psychologie expérimentale (1874-1914). Genève: Droz, 2006.
Clément, Olivier. Orient-Occident, deux passeurs : Vladimir Lossky et Paul Evdokimov. Genève : Labor et Fides, 1985.
Guroian, Vigen. Faith, Church, Mission : Essays for Renewal in the Armenian Church. New York: Armenian Prelacy, 1995.
Guroian, Vigen. Rallying the Really Human Things: The Moral Imagination in Politics, Literature, and Everyday Life.
Wilmington, DE : ISI Books, 2005.
Gusdorf, Georges, « Les modèles épistémologiques dans les sciences humaines », Bulletin de psychologie, t. XLIII, no 397, sept.-oct. 1990, 858-868.
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