Basarab Nicolescu

Basarab Nicolescu

avril 25, 2021 0 Par Karim Richard Jbeili

La méthodologie transdisciplinaire comme fondement d’une épistémologie de l’incertitude

Basarab Nicolescu

Basarab Nicolescu

Voyage dans le monde quantique – La Vallée de l’Étonnement

Dans son célèbre conte philosophique Le langage des oiseaux le poète persan du XIIe siècle Attar nous décrit le long voyage des oiseaux à la recherche de leur vrai roi, le Simorg[1]. Les oiseaux traversent sept vallées, pleines de dangers et de merveilles : les vallées de la recherche, de l’amour, de la connaissance, de l’indépendance, de l’union, de l’étonnement et du dénuement. Dans la sixième vallée, celle de l’étonnement,  il fait à la fois jour et nuit, on voit et on ne voit pas, on existe et on n’existe pas, les choses sont à la fois vides et pleines. Si le voyageur s’accroche à tout prix à ses habitudes, à ce qu’il connaît déjà, il est en proie au découragement et au désespoir – le monde lui semble absurde, incohérent, insensé. Mais s’il accepte de s’ouvrir à ce monde inconnu, ce monde nouveau lui apparaît dans toute son harmonie et sa cohérence. Les mêmes considérations s’appliquent parfaitement à celui qui tente d’entreprendre le voyage dans le monde quantique.

Le monde quantique est essentiellement celui des particules, entités peuplant l’infiniment petit. En termes de distances, l’infiniment petit signifie des régions de l’ordre de 10-13 cm (on peut essayer de concevoir une telle distance par l’opération mentale suivante : on prend 1 cm et on le partage en dix parties égales, ensuite on prend une de ces parties et on la partage aussi en dix, etc. ; on continue cette opération en l’effectuant treize fois). Cette échelle est associée à une densification considérable de l’énergie, à un mouvement de plus en plus rapide.

La mécanique quantique, théorie qui s’est constituée vers 1920-1930, constitue la base formelle de la physique moderne des particules, qui continue et présuppose et la mécanique quantique et la théorie de la relativité d’Einstein.[2] Théorie et expérience vont main dans la main dans l’étude des interactions entre les particules et elles nous permettent une compréhension de plus en plus fine des lois régissant l’infiniment petit.

Une porte d’entrée dans le monde quantique pour le non-spécialiste  existe et elle est due au fait que les résultats les plus généraux de la physique impliquent une simplicité globalisante, une beauté esthétique qui ne s’adresse pas qu’au mental, mais aussi à l’intuition, à la sensibilité, par la mise en mouvement des couches profondes de l’imaginaire. C’est d’ailleurs là que se trouve le moteur caché des grandes découvertes.

Le XXe siècle a débuté par une révolution dont l’histoire future de l’humanité va probablement parler beaucoup plus longuement que des autres révolutions qui ont sillonné le siècle qui vient d’expirer.

Le 14 décembre 1900 Max Planck présentait ses travaux sur le rayonnement du corps noir à la Société Allemande de Physique à Berlin (un “ corps noir ” est un corps qui absorbe complètement le rayonnement électromagnétique). “ Après quelques semaines qui furent certes remplies par le travail le plus acharné de ma vie – écrit Planck – un éclair se fit dans l’obscurité où je me débattais et des perspectives insoupçonnées s’ouvrirent à moi ”.[3] Cet “ éclair dans l’obscurité ” était un concept – le quantum élémentaire d’action (action est une quantité physique correspondant à une énergie multipliée par un temps) – qui allait révolutionner toute la physique et allait changer en profondeur notre vision du monde. Ce quantum s’exprime par une constante universelle (la constante de Planck) qui a une valeur numérique bien déterminée et qui intervient par des multiples entiers.

Le quantum de Planck introduit une structure discrète, discontinue de l’énergie. L’ancien concept tout-puissant de continuité se trouvait ébranlé et, avec lui, les bases mêmes de ce qu’on considérait être la réalité. En effet, la continuité est une constante de la pensée humaine. Elle est basée sur l’évidence fournie par les organes des sens – continuité de notre propre corps, continuité de l’environnement, continuité de la mémoire.

Pour essayer de comprendre toute l’étrangeté de l’idée de discontinuité, imaginons un oiseau qui saute d’une branche à l’autre d’un arbre sans passer par aucun point intermédiaire : c’est comme si l’oiseau se matérialisait soudainement sur une branche ou une autre. Évidemment, notre imagination habituelle est bloquée devant une telle possibilité. Mais la mathématique peut rigoureusement traiter ce genre de situation.

Il n’est pas difficile de saisir le lien profond qui unit la notion de continuité à celle de causalité locale. Pour la pensée classique, l’univers était une véritable machine constituée de parties bien distinctes qui s’enclenchaient les unes dans les autres selon des lois bien définies, qui préservaient la propre identité des parties. Les objets étaient considérés comme soumis à des lois de mouvement et, en précisant les conditions initiales (l’état physique à un moment donné du temps), on pouvait prédire l’état physique à n’importe quel autre moment du temps.

La découverte de Planck ouvrait la voie à une remise en cause profonde du réalisme classique, avec son cortège de concepts sacro-saints (continuité, causalité locale, déterminisme, objectivité etc.).

La particule et la spontanéité quantique

La physique classique reconnaissait deux genres d’objets bien distincts : les corpuscules et les ondes.

Les corpuscules classiques sont des entités discrètes, bien localisés dans l’espace et qui sont caractérisés du point de vue dynamique par leur énergie et leur quantité de mouvement (qui est liée à la masse et à la vitesse de la particule). On pouvait facilement visualiser les particules comme des billes qui se déplacent d’une manière continue dans l’espace et dans le temps, en décrivant une trajectoire bien précise.

Quant aux ondes, elles étaient conçues comme occupant tout l’espace, d’une manière également continue. Un phénomène ondulatoire peut être décrit comme une superposition d’ondes périodiques, caractérisées par une période spatiale (longueur d’onde) et par une période temporelle. D’une manière équivalente, une onde peut être caractérisée par des fréquences : une fréquence de vibration (l’inverse de la période temporelle) et un nombre d’ondes (l’inverse de la longueur d’onde). Les ondes peuvent être aussi facilement visualisées.

La mécanique quantique amène un bouleversement total de cette représentation. Les particules quantiques sont particules et ondes à la fois. Leurs caractéristiques dynamiques sont reliées par les formules d’Einstein-Planck et de de Broglie : l’énergie est proportionnelle à la fréquence temporelle (formule d’Einstein-Planck) et la quantité de mouvement est proportionnelle au nombre d’ondes (formule de de Broglie), le facteur de proportionnalité étant précisément, dans les deux cas, le quantum élémentaire d’action de Planck.

Cette représentation d’une particule quantique défie toute représentation par les formes dans l’espace et dans le temps, car il est évidemment impossible de visualiser quelque chose qui est corpuscule et onde à la fois. En même temps, l’énergie est quantifiée, elle varie par des sauts, d’une manière discontinue. Les concepts de continuité et de discontinuité se trouvent mariés non par un effort de spéculation philosophique ou métaphysique, mais par l’intervention du juge suprême des physiciens qui est la nature (autrement dit, sous la pression de faits expérimentaux, répétables et vérifiables).

Il faut bien réaliser que la particule quantique est une entité tout à fait nouvelle, irréductible aux représentations classiques : la particule quantique n’est pas une simple juxtaposition d’un corpuscule et d’une onde. De multiples expériences, dont certaines très récentes, ont montré sans aucune ambiguïté ce fait fondamental. Les deux aspects coexistent dans une expérience.

C’est dans ce sens que nous devons comprendre la particule quantique comme étant une unité des contradictoires. Elle n’est ni corpuscule ni onde : l’unité des contradictoires est plus que la simple somme de ses composantes classiques.

On comprend ainsi également les raisons du climat passionnel qui a présidé (et préside encore) les débats sur l’interprétation de la mécanique quantique : c’est la confrontation entre deux échelles différentes correspondant à deux niveaux différents de matérialité et de Réalité – l’échelle macroscopique qui nous inclut nous en tant qu’observateurs et l’échelle microscopique, siège de lois totalement nouvelles – qui est la source de ce climat passionnel.

Le coup de grâce aux concepts classiques a été en fait donné par Max Born, en 1926. Schrödinger, grand adepte de la continuité, soutenait que la particule quantique n’est pas un corpuscule mais une onde de matière. Born a montré que la fonction d’onde de Schrödinger pouvait être comprise comme étant reliée à la probabilité de trouver une particule quantique (en l’occurrence, l’électron) dans un certain point de l’espace. Plus précisément, l’onde est une onde de probabilité. L’amplitude de cette onde est une amplitude de probabilité et son carré nous donne la probabilité de réalisation d’un état final à partir d’un certain état initial. Ces amplitudes de probabilité ont un caractère additif, elles peuvent être superposées ce qui exprime le contenu du principe de superposition quantique.

Le caractère probabiliste des événements quantiques est le signe de l’émergence d’une propriété nouvelle, la spontanéité quantique. Elle est liée à l’existence d’une liberté quantique, irréductible aux canons du déterminisme classique.

Les relations de Heisenberg et la faillite du déterminisme classique

Les célèbres relations de Heisenberg donnent un éclairage tout à fait saisissant à la dynamique des particules quantiques.

Une particule quantique, n’étant ni corpuscule ni onde, est caractérisée par une certaine extension de ses attributs physiques : énergie, durée, position et quantité de mouvement.

Les relations de Heisenberg nous disent que le produit de l’extension en quantité de mouvement d’un événement quantique par son extension spatiale et de son extension en énergie par son extension temporelle doivent être plus grands que le quantum élémentaire d’action. En revanche, pour un corpuscule classique, ses produits sont nuls.

Peut-on interpréter une particule quantique comme étant équivalente à un corpuscule classique ? Si l’on demande, par exemple, une localisation spatiale précise, ponctuelle de l’événement quantique, les relations de Heisenberg nous disent que l’extension en quantité de mouvement devient infinie ; et si l’on demande une localisation temporelle précise, ponctuelle, il en résulte que l’extension en énergie doit être infinie. La clef de la compréhension de ce résultat réside dans la valeur finie, non-nulle de la constante de Planck : le seul nombre qui multiplié par zéro nous donne une quantité finie est le nombre infini. Exemple : x multiplié par 1/x donne 1 même si x tend vers zéro et donc 1/x tend vers infini.

Il ne faut pas un haut degré de sophistication mathématique ou physique pour comprendre que ce résultat signifie l’impossibilité d’une localisation précise dans l’espace-temps d’un événement quantique. Le concept d’identité d’une particule classique (identité définie par rapport à la particule elle-même, comme partie séparée du Tout) se trouve ainsi pulvérisé.

Les relations de Heisenberg sont prédictives : elles déterminent aussi bien la taille des accélérateurs des particules que la stabilité des atomes. Par la connaissance expérimentale du spectre d’énergie, elles nous aident aussi à déterminer la durée de vie des particules. En particulier, les relations de Heisenberg nous montrent l’existence de cet effet quantique fascinant qu’est la densification d’énergie vers l’infiniment petit. La quantité de mouvement (et donc l’énergie) doit être supérieure au rapport entre la constante de Planck et l’extension spatiale de l’événement quantique. Plus la région sondée est petite, plus l’énergie correspondante est grande.

Avec l’avènement des relations de Heisenberg, le rêve de Laplace d’un déterminisme absolu s’écroule : la spontanéité, la liberté font partie intégrante de la réalité physique.

La multiplicité des valeurs quantiques et le rôle de l’observation

La description théorique d’un système physique exige la description de l’état physique du système et la description de ses propriétés, appelées observables physiques. Les états physiques sont caractérisés par des fonctions d’onde. Ils peuvent être représentés par des vecteurs dans un espace abstrait (espace de Hilbert) à un nombre quelconque de dimensions. Pour un système isolé, un nouveau type de déterminisme apparaît : la connaissance de l’état à un instant donné nous permet de connaître cet état à tout autre instant. Ce déterminisme est lui-même aboli dans le cas de systèmes non-isolés, en interaction.

En ce qui concerne les observables physiques, elles étaient représentées, dans la mécanique classique par des fonctions de positions et de vitesses : une fois ces positions et ces vitesses précisées, une observable était complètement déterminée par un nombre (la valeur numérique de la fonction correspondante).

La situation en mécanique quantique est radicalement différente. Les observables sont décrites par d’autres entités mathématiques que les fonctions – les opérateurs. Les opérateurs sont des entités mathématiques qui agissent sur certaines fonctions (fonctions propres), en les reproduisant mais multipliées par un nombre (valeur propre).

Les opérateurs ont des propriétés très différentes par rapport aux nombres purs. Quand on multiplie deux nombres peu importe l’ordre dans lequel on effectue la multiplication (le premier nombre multiplié par le deuxième ou le deuxième nombre multiplié par le premier) – le résultat est toujours le même : 2X3 = 3X2. Mais quand on multiplie deux opérateurs la situation est très différente : le résultat peut dépendre de l’ordre dans lequel on effectue la multiplication (dans ce cas on dit que les deux opérateurs ne commutent pas) : 2X3 est différent de 3X2 ! C’est dans la non-commutativité des opérateurs associés à la position et à la quantité de mouvement d’une particule quantique que réside la compréhension mathématique des relations de Heisenberg.

A chaque opérateur est associé un ensemble de valeurs propres. Il n’y a pas une, mais plusieurs valeurs propres qui ont chacune une certaine probabilité de manifestation. On dira ainsi que l’état physique correspond, avant la mesure, à une superposition, à un paquet d’ondes. Donc une mesure peut donner lieu, en principe, à divers résultats. Mais, évidemment, seul un de ces résultats sera obtenu effectivement dans une mesure expérimentale. En d’autres termes, l’acte de mesure abolit la pluralité des valeurs possibles de l’observable physique en question. On passe brutalement du monde quantique au monde newtonien. Ce processus est appelé réduction du paquet d’ondes. Les lois fondamentales de la mécanique quantique semblent cesser d’agir au cours du processus de mesure. Il y a donc une discontinuité dans l’évolution de l’état – cette évolution cesse d’être déterministe dans le sens quantique du terme.

Le sens des relations de Heisenberg s’éclaire encore plus par leur interprétation logique, en termes de tiers inclus et  par leur interprétation ontologique, grâce à la notion de niveaux de Réalité. Notre analyse va nous conduire à la conclusion qu’à la racine des relations de Heisenberg se trouve un fait à la fois fondamental, étonnant et merveilleux: l’incomplétude des lois physiques.

L’interprétation logique des relations de Heisenberg

La logique antagoniste du grand philosophe français d’origine roumaine Stéphane Lupasco[4] (1900-1988) fournit l’interprétation logique des relations de Heisenberg.

Pour Lupasco, la manifestation d’un phénomène quelconque est équivalente à une certaine actualisation, à une tendance vers l’identité, mais cette même manifestation implique un refoulement, une potentialisation de tout ce que ce phénomène n’est pas, autrement dit de la non-identité. La potentialisation n’est pas une annihilation, une disparition mais une mise en mémoire du non-encore manifesté.

Selon l’interprétation de Lupasco des relations de Heisenberg, l’actualisation de la localisation spatiale entraîne la potentialisation de la quantité de mouvement et l’actualisation de la localisation temporelle entraîne la potentialisation de l’extension en énergie. Le concept d’identité d’une particule, dans le sens classique du terme, n’est donc plus valable dans le monde quantique.

Une conséquence immédiate de l’introduction du concept de potentialisation est que la causalité locale(celle de l’actualisation) est toujours associée, dans l’approche de Lupasco, à une finalité antagoniste. La causalité locale n’est valable que dans un domaine restreint de la Réalité. La causalité globale est présente à toutes les échelles de la Réalité.

La Réalité tout entière n’est qu’une perpétuelle oscillation entre l’actualisation et la potentialisation. La considération de la seule actualisation conduit inexorablement à un réel tronqué. Il n’y a pas d’actualisation absolue.

Mais l’actualisation et la potentialisation ne sont pas suffisantes pour une définition logique cohérente de la Réalité. Le mouvement, la transition, le passage du potentiel à l’actuel n’est pas concevable sans un dynamisme indépendant, un dynamisme d’état T (« T » du « tiers inclus »), qui implique un équilibre parfait, rigoureux entre l’actualisation et la potentialisation, équilibre qui permet précisément cette transition.

La Réalité possède donc, selon Lupasco, une structure ternaire. Dans l’analyse scientifique d’un système physique, biologique, sociologique ou psychique, nous devons certainement chercher à mettre en évidence son antisystème, son système contradictoire. Mais un travail autrement plus délicat est nécessaire pour la mise en évidence de l’évanescent troisième terme, qui se trouve dans l’état T d’équilibre rigoureux entre les contradictoires.

L’interprétation ontologique des relations de Heisenberg

Il y a une peur instinctive, venant du tréfonds de notre être, devant l’acceptation du principe du tiers inclus – il existe un troisième terme T qui est à la fois A et non-A, car cette acceptation semblerait mettre en doute notre propre identité, notre propre existence.

Cette peur disparait si la notion de niveaux de Réalité est introduite. J’ai introduit cette notion en 1985 dans mon livre Nous, la particule et le monde[5]. Elle n’existe pas dans les travaux de Lupasco.

Donnons au mot « réalité » son sens à la fois pragmatique et ontologique.

J’entends par Réalité (avec « R » majuscule), tout d’abord, ce qui résiste  à nos expériences, représentations, descriptions, images ou formalisations mathématiques.

Il faut donner aussi une dimension ontologique à la notion de Réalité, dans la mesure où la Nature participe de l’être du monde. La Réalité n’est pas seulement une construction sociale, le consensus d’une collectivité, un accord intersubjectif. Elle a aussi une dimension trans-subjective, dans la mesure où un simple fait expérimental peut ruiner la plus belle théorie scientifique.

Bien entendu, nous devons distinguer Réel et Réalité. Le Réel signifie ce qui est, tandis que la Réalité est reliée à la résistance dans notre expérience humaine. Le réel est, par définition, voilé pour toujours, tandis que la Réalité est accessible à notre connaissance.

Il faut entendre par niveau de Réalité un ensemble de systèmes invariant à l’action de lois générales (dans le cas des systèmes naturels) ou par rapport aux normes et règles générales (dans le cas des systèmes sociaux). C’est dire que deux niveaux de Réalité sont différents  si, en passant de l’un à l’autre, il y a rupture des lois ou normes et règles et rupture des concepts fondamentaux (comme, par exemple, la causalité).

Un flux d’information se transmet d’une manière cohérente d’un niveau de Réalité à un autre niveau de Réalité de notre univers physique. En guise d’exemple d’un tel échange vertical prenons le cas des relations d’incertitude de Heisenberg.  La signification profonde de ces relations est liée aux échanges possibles entre le monde des particules et les autres systèmes, d’échelle différente.

Pour obtenir une image claire du sens du tiers inclus, qui permet le passage d’un niveau à un autre, représentons les trois termes de la nouvelle logique – A, non-A et T – et leurs dynamismes associés par un triangle dont l’un des sommets se situe à un niveau de Réalité et les deux autres sommets à un autre niveau de Réalité. Si l’on reste à un seul niveau de Réalité, toute manifestation apparaît comme une lutte entre deux éléments contradictoires (exemple : onde A et corpuscule non-A). Le troisième dynamisme, celui de l’état T, s’exerce à un autre niveau de Réalité, où ce qui apparaît comme désuni (onde ou corpuscule) est en fait uni (quanton), et ce qui apparaît contradictoire est perçu comme non-contradictoire.

C’est la projection de T sur un seul et même niveau de Réalité qui produit l’apparence des couples antagonistes, mutuellement exclusifs (A et non-A). Un seul et même niveau de Réalité ne peut engendrer que des oppositions antagonistes. Il est, de par sa propre nature, autodestructeur, s’il est séparé complètement de tous les autres niveaux de Réalité.

Werner Heisenberg, dans ces écrits philosophiques, s’est d’ailleurs beaucoup rapproché du concept de niveau de Réalité. Dans son célèbre Manuscrit de 1942 (publié en allemand seulement en 1984 et traduit en français en 1998) Heisenberg a introduit l’idée de trois niveaux  de réalité, aptes à nous fournir l’accès au concept de réalité lui-même : le premier niveau est celui de la physique classique, le deuxième est celui de la physique quantique et des phénomènes biologiques et psychiques et le troisième est celui des expériences religieuses, philosophiques et artistiques[6]. Cette classification a un fondement subtil : celui de la proximité de plus en plus grande entre le Sujet et l’Objet.

Heisenberg affirme sans cesse, en accord avec Husserl, Heidegger, Gadamer et Cassirer, qu’il faut supprimer toute distinction rigide entre Sujet et Objet. Il affirme aussi qu’il faut finir avec la référence privilégiée à l’extériorité du monde matériel et que la seule manière d’approcher le sens de la réalité est d’accepter sa division en régions et niveaux.

Le principe général d’incertitude

La méthodologie transdisciplinaire permet de formuler un principe général d’incertitude, reliant toutes les disciplines en sciences exactes et en sciences humaines. Ce principe nous dit que l’actualisation d’un niveau de Réalité implique la potentialisation de tous les autres niveaux de Réalité. Plus encore, l’actualisation de l’Objet implique la potentialisation du Sujet et, réciproquement, l’actualisation du Sujet implique la potentialisation de l’Objet.

La transdisciplinarité concerne, comme le préfixe « trans » l’indique, ce qui est à la fois entre les disciplines, à travers les différentes disciplines et au delà de toute discipline. Sa finalité est la compréhension du monde présent, dont un des impératifs est l’unité de la connaissance. Le mot « transdisciplinarité » a été introduit en 1970 par Jean Piaget[7].

La pensée scientifique seule ne peut pas épuiser la richesse des niveaux de Réalité. Elle doit s’adjoindre la pensée symbolique. La pensée symbolique est opératoire si la Réalité a vraiment une structure en niveaux. Dans le langage scientifique, cela correspondrait à l’existence dans la Nature des niveaux de matérialité. En fait, la transdisciplinarité réalise l’unité entre le langage scientifique et le langage symbolique, tout en évitant le piège d’une formalisation mathématique, totalement inadaptée quand le Sujet est présent.  Le nombre indéfini d’aspects d’un symbole ne signifie nullement que le symbole est imprécis, vague ou ambigu. C’est le contraire qui est vrai : une définition exacte implique une inexactitude de sens, une mutilation du symbole. L’exactitude est néanmoins présente, précisément dans l’invariance cachée derrière la multiplicité indéfinie d’aspects d’un symbole. La lecture d’un symbole se soumet ainsi au principe général d’incertitude, dont une manifestation particulière est constituée par les relations d’incertitude de Heisenberg. Symbole et logique du tiers inclus sont intimement liés.

Les niveaux de Réalité de l’Objet et du Sujet, le tiers inclus et la complexité définissent la méthodologie de la transdisciplinarité[8]. Ils induisent un isomorphisme entre les différents domaines de la connaissance, déterminant ainsi une structure fractale de la Réalité. Ces trois piliers de la connaissance transdisciplinaire sont la source des valeurs nouvelles.

La notion-clé de la transdisciplinarité est celle de « niveaux de Réalité ».

Il y a certainement une cohérence entre les différents niveaux de Réalité, tout du moins dans le monde naturel. En fait, une vaste autoconsistance semble régir l’évolution de l’univers, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, de l’infiniment bref à l’infiniment long.

La cohérence des niveaux est orientée : il y a une flèche associée à la transmission de l’information d’un niveau à l’autre. Par conséquence, la cohérence, si elle est limitée aux seuls niveaux de Réalité, s’arrête au niveau le plus « haut » et au niveau le plus « bas ». Pour que la cohérence continue au delà de ces deux niveaux-limite il faut considérer que l’ensemble des niveaux de Réalité se prolonge par une zone de non-résistance à nos expériences, représentations, descriptions, images ou formalisations mathématiques.  Dans cette zone il n’y a aucun niveau de Réalité.

L’ensemble des niveaux de Réalité et sa zone complémentaire de non-résistance constituent l’Objet transdisciplinaire et, respectivement, le Sujet transdisciplinaire.

La structure de l’ensemble des niveaux de Réalité est une structure complexe : chaque niveau est ce qu’il est parce que tous les autres niveaux existent à la fois. Elle est aussi une structure gödelienne, car cette structure induit l’impossibilité de bâtir une théorie complète pour décrire le passage d’un niveau à l’autre et, a fortiori, pour décrire l’ensemble des niveaux de Réalité. L’unité reliant tous les niveaux de Réalité doit nécessairement être une unité ouverte. La structure gödelienne de la Réalité et de la connaissance de cette Réalité est due à la non-résistance inévitable située entre les niveaux de Réalité et entre le Sujet et l’Objet.

Le mot « gödelien » fait ici référence au théorème de Gödel, concernant l’arithmétique[9] : un système d’axiomes suffisamment riche sans contradiction interne est nécessairement ouvert (il y aura toujours des résultats vrais, mais indémontrables) et donc un système fermé suffisamment riche est nécessairement contradictoire. Le théorème de Gödel ne concerne pas le seul domaine de l’arithmétique, mais aussi toute mathématique qui inclut l’arithmétique. Les difficultés actuelles pour la formulation d’une théorie unifiée de toutes les interactions physiques (formalisée sur le plan mathématique) pourraient s’expliquer par le fait que cette théorie doit se soumettre au théorème de Gödel.

Bien entendu, la structure gödelienne de la Réalité et de la connaissance ne prend pas appui sur le théorème de Gödel car la transdisciplinarité va bien au-delà d’une formalisation mathématique. A mon sens, le théorème de Gödel n’illustre qu’un cas particulier – celui des systèmes naturels – d’une incomplétude généralisée, régissant l’interaction entre les niveaux de Réalité. La non-résistance est la clé de la compréhension de cette incomplétude.

Les deux zones de non-résistance de l’Objet et du Sujet transdisciplinaires doivent être identiques pour que le Sujet transdisciplinaire puisse communiquer avec l’Objet transdisciplinaire. Au flux d’information traversant d’une manière cohérente les différents niveaux de Réalité de l’Objet correspond un flux de conscience traversant d’une manière cohérente les différents niveaux de Réalité du Sujet. Les deux flux sont dans une relation d’isomorphisme grâce à l’existence d’une seule et même zone de non-résistance. La zone de non-résistance joue le rôle du Tiers Caché, qui permet l’unification, dans leur différence, du Sujet transdisciplinaire et de l’Objet transdisciplinaire. Elle permet et demande l’interaction entre le Sujet et l’Objet.

Il y a une grande différence entre le Tiers Caché et le tiers inclus: le Tiers Caché est alogique, car il est entièrement situé dans la zone de non-résistance, tandis que le tiers inclus est logique, car il  se réfère aux contradictoires A et non-A, situés dans la zone de résistance. Mais il y a aussi une similitude. Les deux unissent des contradictoires: A et non-A dans le cas du tiers inclus et le Sujet et l’Objet dans le cas du Tiers Caché. Le Sujet et l’Objet sont les contradictoires suprêmes: ils traversent non seulement la zone de résistance mais aussi la zone de non-résistance.

Le rôle du Tiers Caché et du tiers inclus dans l’approche transdisciplinaire de la Réalité n’est pas, après tout, si surprenant. Les mots trois et trans ont la même racine étymologique : le « trois » signifie « la transgression du deux, ce qui va au delà de deux ». La transdisciplinarité est la transgression de la dualité opposant les couples binaires : sujet – objet, subjectivité – objectivité, matière – conscience, nature – divin, simplicité – complexité, réductionnisme – holisme, diversité – unité. Cette dualité est transgressée par l’unité ouverte englobant et l’Univers et l’être humain. Dans la vision transdisciplinaire, la pluralité complexe et l’unité ouverte sont deux facettes d’une seule et même Réalité.

Le Tiers Caché, dans sa relation avec les niveaux de Réalité, est fondamental dans la compréhension d’unus mundus décrit par la transdisciplinarité[10]. La Réalité est Une, à la fois unique et multiple.  Si on se limite au Tiers Caché, l’unité est non-différenciée, symétrique, elle se situe dans le non-temps. Si on se limite aux niveaux de Réalité, il n y a que des différences, des dissymétries, situées dans le temps. La considération simultanée des  niveaux de Réalité et du Tiers Caché introduit une brisure de la symétrie d’unus mundus. En fait, les niveaux de Réalité sont précisément engendrés par cette brisure de symétrie introduite par le temps.

La connaissance n’est ni extérieure, ni intérieure : elle est à la fois extérieure et intérieure. L’étude de l’Univers et l’étude de l’être humain se soutiennent l’une l’autre. Le vécu et l’expérience de soi-même ont autant de valeur cognitive que la connaissance scientifique.

Un extraordinaire, inattendu et surprenant Éros traverse les niveaux de Réalité et les niveaux de Réalité du Sujet. Les artistes, les poètes, les scientifiques et les mystiques de tous les temps ont témoigné de la présence de cet Éros dans le monde

La notion transdisciplinaire de niveaux de Réalité conduit aussi à une nouvelle vision de la personne humaine, fondée sur l’inclusion du Tiers Caché. Dans l’approche transdisciplinaire, nous sommes confrontés à un Sujet multiple, capable de connaître un Objet multiple. L’unification du Sujet est réalisée par l’action du Tiers Caché, qui transforme le savoir en compréhension. « Compréhension » signifie ici la fusion entre savoir et l’être. Dans un certain sens, le Tiers Caché apparaît comme étant la source de la connaissance mais, à son tour, a besoin du Sujet pour connaître le monde: le Sujet, l’Objet et le Tiers Caché sont inter-reliés ou plutôt trans-reliés. La personne humaine apparaît comme étant l’interface entre le monde et le Tiers Caché. L’être humain a donc deux natures: une nature animale et une nature divine, trans-reliés et inséparables. L’élimination du Tiers Caché de la connaissance signifie un être humain unidimensionnel, réduit à ces cellules, neurones, quarks et particules élémentaires.

« Qu’est que c’est la réalité? » – se demande Charles Sanders Peirce[11]. Il nous dit que, peut-être, il n’y a rien de ce que pourrait correspondre à notre notion de « réalité ». Peut-être c’est notre tentative désespérée de connaître qui engendre cette hypothèse non-justifiée. Mais, nous dit en même temps Peirce, s’il y a vraiment une réalité, alors elle doit consister en ce que le monde vit, se meut et a en lui-même une logique des événements qui correspond à notre raison.

Nous sommes partie intégrante du mouvement de la Réalité. Notre liberté consiste à entrer harmonieusement dans ce mouvement vivant ou le perturber. Le Réalité dépend de nous: elle est plastique. Nous pouvons répondre au mouvement de la Réalité ou imposer notre volonté de pouvoir et domination. Notre responsabilité est de bâtir un avenir soutenable en accord avec le mouvement global de la Réalité.

[1]Farid ud-Din ‘Attar, Le langage des oiseaux, Albin Michel, Collection « Spiritualités vivantes » no 137, Paris, 2002.

[2] Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, Rocher, Monaco, 2002.

[3] Max Planck, Initiations à la physique, Flammarion, Paris, 1941, p. 73.

[4] Stéphane Lupasco, L’Expérience microphysique et la pensée humaine, P.U.F., 1941 ; Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie, Rocher, Collection L’Esprit et la Matière, Monaco, 1987, préface de Basarab Nicolescu ; Qu’est-ce qu’une Structure ?, Christian Bourgois, Paris, 1967 ; Les Trois Matières, 10/18 Julliard, Paris, 1970.

[5] Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, op. cit.

[6] Werner Heisenberg, Philosophie – Le manuscrit de 1942, Seuil, Paris, 1998, traduction de l’allemand et introduction par Catherine Chevalley.

[7] Jean Piaget, L’épistémologie des relations interdisciplinaires, in L’interdisciplinarité – Problèmes d’enseignement et de recherche dans les universités, OCDE, Paris, 1972, comptes-rendus d’un colloque qui a eu lieu à Nice en 1970.

[8] Basarab Nicolescu, La transdisciplinarité, op. cit.

[9] Voir, par exemple, Ernest Nagel and James R. Newman, Gödel’s Proof, New York University Press, New York, 1958 ; Ernest Nagel, James R. Newman, Kurt Gödel, Jean-Yves Girard, Le théorème de Gödel, Seuil, coll. « Sciences » no S122, Paris, 1997 ; Hao Wang, A Logical Journey – From Gödel  to Philosophy, The MIT Press, Cambridge, Massachusetts – London, 1996.

[10] Basarab Nicolescu, Qu’est-ce que la Réalité?, Liber, Montréal, 2009.

[11]Charles Sanders Peirce, The New Elements of Mathematics, 4 volumes, C. Eisele (Ed), Mouton Humanities Press The Hague, 1976, vol. IV, p. 383-384.