Annick Passelande
Comme une ôtée
Annick Passelande
Ce corps, On peut l’aborder sous plusieurs facettes. Il y a le corps des profondeurs organiques qui nous est étranger, étendue silencieuse quand il se porte bien et dont nous n’avons naturellement aucune connaissance réelle (c’est le scientifique qui organise, classe les lettres pour écrire son fonctionnement). Et puis il y a le corps qui se jouit, qui s’éprouve que ce soit sur le versant de la joie ou celui de la souffrance ; Enfin, il y a la seule façon que nous avons de penser notre corps, c’est l’unité spéculaire, sa consistance imaginaire, narcissique, l’image au miroir qui est plus proche du trait d’identification, de la matérialité signifiante donc, que de celle de la chose.
La clinique nous apprend que le corps n’est pas une donnée… causa sui. Chez le parlêtre, le corps est une construction.
Qu’est-ce qui fait que le petit d’homme se réveille, pourquoi ne reste-t-il pas le siège des perceptions, pourquoi, comment y adjoint-il la conscience ? Qu’est-ce qui va faire même qu’il ait un corps, pourquoi son corps ne traînerait-il pas partout là où il y a de la sensation sans que pour autant il en ait une conscience intériorisée, comment parvient-il à imaginer un intérieur et un extérieur à lui-même ?
Pour traiter un réel qui fait effraction de jouissance sur son corps de vivant le petit d’homme transforme ces excitations en des représentations de plus en plus complexifiées, associées et traduites, frayages signifiants auxquels il aura affaire plutôt qu’au réel désormais exclus et dont il ne gardera que la trace. Cette trace une fois inscrite (d’un réel exclus) c’est l’appareil psychique qui en prend le relais et en gèrera le destin. Ce que je vous dis ici est lisible dans l’Esquisse chez Freud puis dans la Traumdeutung et, fait notoire, c’est ce qu’il a découvert sous le terme d’inconscient
Pour pouvoir dire qu’on a un corps, il faut évoquer ce temps où le réel se double du symbolique, où le petit d’homme se soumet au langage, non pas qu’il entre dans le langage, mais bien plutôt que le langage lui rentre dedans… Un temps qu’on pourrait dire des origines, donc mythique, qui a nécessairement eu lieu, ainsi que Freud considérait le mythe du meurtre du père originaire (mythe qui traite du même sujet, celui de l’identification à un Signifiant, le totem en l’occurrence, qui nomme les membres du groupe qu’il représente)… Temps mythique, mais qui n’en est pas moins très réel. Il est mythique parce qu’il parle de l’espèce humaine, espèce qui pour sa survie, a trouvé à se soutenir de l’ordre langagier.
C’est le terrain de la psychanalyse que de poser la question du corps affecté par le langage et de la façon dont l’humain s’arrange avec les conséquences du signifiant, conséquences dont le sujet (sujet de l’inconscient) est l’effet. La prise dans le langage c’est l’accroche dans un ordre radicalement étranger à l’être, soit celui de la pensée (l’inconscient ce sont des pensées, même si on ne sait pas qu’on les pense). Le symbolique troue le réel du vivant et de façon concomitante s’effectue une coupure, bipartition entre un extérieur et un intérieur. A l’extérieur la chose, exclue, étrangère, substance négative expulsée à laquelle Freud donne le nom de Das Ding, la chose, Lacan l’appellera « jouissance » ; et un intérieur qui s’en déduit un dedans où penser, dénier, attribuer des qualités, reproduire, rechercher, trésor des signifiants désormais, l’Autre de Lacan. Mais le génie de Freud c’est d’avoir repéré que cet extérieur, était ce qui, au sujet, lui était aussi le plus intime, la part perdue de l’intérieur, un intraduit… quelque chose de corporel. Le sujet expliquait-il peut fuir un danger extérieur mais contre un danger intérieur, il est démuni… d’où l’idée de danger pulsionnel.
Le sujet est l’effet de ce mouvement du vivant vers un Autre secourable, Nebenmensch, mouvement qui fait le lit de son narcissisme primordial, mais cet Autre ne devient tel que lorsque, le corps du Symbolique, l’enfant l’a incorporé. (L’Autre, c’est le symbolique une fois incorporé).L’enfant incorpore le corps du symbolique, il s’assujettit au champ de l’Autre, c’est là qu’il se réalise et s’aliène, et le plus sensible c’est que dans cette phase d’incorporation primaire (miam-miam) du symbolique, du langage, de la lalangue, une grammaire des pulsions s’est constituée (citation de Freud dans la Verneinung) « …dans …le langage des plus anciennes motions pulsionnelles orales, ceci je veux le manger ou ceci je veux le cracher… » (d’où manger/être manger – voir / être vu, etc. où l’on reconnaît la grammaire pulsionnelle).
Dans la réponse à la question 2 de « Radiophonie » (Autres Écrits) Lacan rappelle que l’on date les débuts de l’humanité aux premières sépultures, « Point critique, dit-il dont nous datons l’être parlant » « soit l’espèce qui s’affirme de ce que le corps mort y garde ce qui au vivant donnait le caractère : corps. Corpse reste, ne devient (pas) charogne le corps qu’habitait la parole, que le lgge corpsifiait. », Ainsi le corps, d’avoir été traversé par le langage, en a définitivement changé de valeur. Lacan évoque ici aussi cette désertification du corps (il est déserté de la jouissance), il le fait en jouant sur ce mot « corpse » qui signifie cadavre en anglais et invente ce néologisme, la « corpsification », soit dans ce temps de croisement du réel et du symbolique, quand le corps se fait verbe[2]… L’insurrection du corps par le verbe a une conséquence directe sur la jouissance. Quand le réel du corps fait l’épreuve du symbolique, en résulte une déperdition de jouissance. La jouissance est barrée, perdue, à celui qui parle, à celui qui a fait de l’ordre langagier son habitat
Le mot est le meurtre de la chose et le corps s’endeuille, mais garde la trace de ce réel exclus. Exclue la boule de chair où palpitait le vivant, ses chairs se sont négativées. La fragile palpitation du vivant ne cesse pas pour autant mais elle est désormais suscitée, vivifiée par le manque qui humanise et anime l’être parlant. Ainsi se greffe la libido, le champ du sexuel et celui du symptôme.
On peut considérer que c’est ainsi que le corps s’engendre en premier, par négativation des chairs[3] et sa jouissance (soit ce qui ne serait pas impossible si la chair n’avait pas été négativée) la jouissance se révèle être cette « substance négative », négative, mais « dont le défaut rendrait vain l’univers »[4].
Ainsi affecté par le langage, son parasite, le corps subit une double perte, il s’éprouve sexué (soit d’un sexe, soit le l’autre, pas les deux) ; il s’éprouve mortel.
Le sexuel c’est ce qui vient toujours faire symptôme, signe du réel, garantie en quelque sorte que jamais le langage ne viendra dire le tout du réel… clocherie qui vient faire indice de ce qui ne se résout pas par le symbole… fut-il le plus savant. Qu’il soit impossible que le réel se résorbe totalement dans le symbolique, en voici une conséquence directe dans la clinique. Pour le clinicien ou l’analysant, cette clocherie se traduit très concrètement dans ce fait que c’est un fantasme de penser aboutir en fin d’analyse à une théorie achevée de son propre cas…. ou de celui d’autrui. (Le désir s’accommode très bien de la clocherie puisque c’est même ce qui en est la cause)
Une psychanalyse vise la répétition jusqu’à plus soif du ratage de l’objet, et elle se conclut sur les conséquences de cette expérimentation « le ratage, c’est l’objet »[5] et sur une dévalorisation de jouissance.
On ne peut tout dire, on ne peut tout savoir… Et, si l’on en croit les physiciens même (B. Nicolescu, sa conférence vendredi) c’est démontrable. C’est ici que se situe me semble-t-il le paradoxe que le comité d’organisation de ce colloque a mis au fronticipe de ces journées… Je ne sais rien du principe d’incertitude. Par contre le théorème de Gödel, théorème de l’incomplétude, dont j’ai amplement entendu parler chez Lacan, me semble pointer vers la même direction
Cet indépassable (que Lacan nomme aussi de son fameux aphorisme « Il n’y a pas de rapport sexuel » ou « Il n’y a pas d’Autre de l’Autre ») a pour nom « incomplétude »
Dans le monde des mathématiques (arithmétique) Gödel a lâché une bombe : pas de consistance (de totalisation, d’ensemble qui inclurait, dirait, le tout) sans incohérence… A contrario, pas de cohérence sans inconsistance (l’ensemble n’est pas complet, il y manque un élément et c’est ce que Lacan nomme S(Abarré), le Signifiant du manque de l’Autre, soit ce sur quoi s’appuie le psychanalyste pour son acte.
J’aimerais arriver à dire les choses simplement, c’est un travail de longue haleine de parvenir à entendre qque chose à une théorie aussi complexe, mais le fruit qu’on peut arriver à récolter c’est peut-être celui-là, de tenter de dire simplement des choses complexes… même si c’est sans parvenir jamais à dire le tout de l’affaire, même si on ne peut pas se considérer quitte avec cette théorie, en dire une formule pleine et définitive, elle en deviendrait, on l’a compris, obsolète.
Le deuxième temps de la prise de corps est, lui, tout à fait repérable, observable, il n’a rien de mythique (c’est Henri Wallon qui en a parlé le premier, et Lacan l’a repris amplement). C’est ce qu’on appelle le stade du miroir. On le surprend chez l’enfant à ce moment de jubilation qu’il éprouve et manifeste à se reconnaître dans son image comme « un », une entité… si ce n’est une entièreté.…
Jubilation jouissive, donc, quand il se reconnait comme une trouvaille… ou une (re) trouvaille. (ce qui implique que qque chose avait bel et bien été perdu… Qu’on se rassure, ça n’élimine pas la perte pour autant mais… ça peut seulement en donner l’illusion). Alors que la prise dans le symbolique avait tout d’une dépossession, la prise dans l’imaginaire, sa confirmation dans une forme, une consistance, pourrait faire penser à une complétion… L’aisance que le sujet gagne à cette reconnaissance de sa propre forme lui donne le plein exercice de sa motricité. (ça n’est pas rien), mais elle l’introduit en même temps au monde chatoyant, vacillant, ou trouble aussi quelquefois de l’imaginaire, où moi et l’autre, moi et idéal, se confondent, se juxtaposent, rivalisent aussi, se difractent quelques fois. Dans la vie psychique du sujet, il y a toujours de l’autre. Le stade du miroir, c’est l’entrée dans le monde de l’illusion de faire un et de se comparer à tous les autres uns qui apparaissent dans son champ… à commencer par l’image du miroir justement, l’idéal désigné, recherché, jamais atteint, toujours en défaut. On ne se débarrasse pas comme cela des paradoxes : toute entification imaginaire ne viendra jamais à bout de ce fait de structure qu’à se découvrir un on se découvre aussi incomplet. (pas de totalisation sans incohérence… la cohérence, le sens, ne s’attrape d’ailleurs que par là… pas de cohérence sans incomplétude… on ne comprend rien à cette histoire si l’on ne part pas de ce que qque chose est en défaut. L’entrée dans une analyse prend de cette incomplétude son départ : lapsus, achoppement de la parole, acte manqué, certitude révélée de l’existence de l’inconscient, soit ce qui m’échappe.
Le sujet cherche aussi dans l’image ce qu’il revendique depuis toujours, depuis la nuit des temps, sa nuit des temps, la part perdue afin de se compléter.
Ce n’est pas seulement dans l’image qu’il la cherche, c’est aussi dans le monde. Je voudrais ici faire un saut, passer du corps propre au corps social, celui qu’on croit faire avec les autres auxquels on s’agrège, ceux qu’on choisit, ceux qu’on rejette. C’est ma participation fugace à un groupe formé pour la préparation du présent colloque qui m’a fait me rendre compte que le débat tournait, à ses débuts, pour ses organisateurs, autour de cette question du vivre ensemble. Ce sont donc eux, ici présents, qui m’ont donné l’idée d’interroger la communauté… Famille, cantons, communauté des amants, communauté politique, communauté de travail.
Qu’est ce qui dans ce que je viens de vous indiquer de ce que j’ai compris de la structure, à travers ma lecture de Freud et de Lacan, et de leurs lecteurs aussi, qu’est-ce qui peut se déduire en ce qui concerne la façon dont nous habitons nos sociétés, nos communautés ? Freud nous a conviés à faire ce trajet, lui qui nous a indiqué combien la scène sociale, politique, l’histoire de l’humanité, des religions n’étaient que la chaîne élargie, la reprise sur une scène plus vaste de la scène inconsciente. La frontière entre individuel et collectif ne peut guère tenir au regard de l’inconscient.
Freud l’a rappelé souvent et plus particulièrement dans son Malaise dans la civilisation, les hommes pour vivre ensemble, toute société civilisée, se fonde sur une limitation de jouissance. Le formatage du sexuel qu’elle exige a pour conséquences une intériorisation de l’agressivité qu’on ne sait comment traiter et un accroissement du poids du surmoi. Freud va jusqu’à critiquer le commandement chrétien relatif à l’amour du prochain, car son application correspondra, et de façon proportionnelle, au refoulement de l’agressivité et bien entendu à son retour, homo homini lupus. Totem et Tabou est le mythe (toujours le même) qu’il a inventé pour fonder ce non à la jouissance qui permet la transformation de la horde en communauté de frères. Après le meurtre, le repas totémique fonde l’identification au père « rejeton dit Freud de la phase orale dans laquelle on s’incorporait en mangeant l’objet convoité et ce faisant l’anéantissait comme tel » et (ce repas) introduit pour la communauté la possibilité de jeter les bases du social.
Dans son écrit de 1921 Psychologie des foules et analyse du moi, Freud interroge le fonctionnement des foules spontanées. Comment font-ils corps ? En quelques sortes, Qu’est-ce donc que cette unité où l’hétérogène, le singulier de chacun, se fond dans l’homogène ? Il dresse de la foule un portrait peu flatteur : le sentiment de puissance se substitue à la responsabilité de chacun, l’obéissance dont elle a soif, la suggestion, à l’éthique personnelle ou la volonté propre. Les individus en foule, repère-t-il, ont une capacité à être suggestionnés plus forte encore que les hypnotisés (ce n’est pas rien), et le meneur y est le maître, incontesté et surpuissant. « Suivez mes couleurs ! » crie le croisé et la foule, comme un seul homme, se lève… et à l’inverse : « Un guerrier s’écrie : « Le général a perdu la tête » et là-dessus tous les Assyriens prennent la fuite. »[6] (Panique !) La foule se range sous un trait identificatoire, un S1 non dialectique, elle est emportée dans un élan vers le Un. La foule, dit il, est « soumise à la puissance magique des mots », il lui faut un mot d’ordre, « occupy Wall Street », « dégage »… dans les pays que le printemps arabe a décoiffé, mais d’avoir « dégagé » le tyran à l’expulsion duquel la foule avait trouvé sa cohésion laisse entière la question de la manière dont ils organiseront ensuite un vivre ensemble…Elle exige des héros, (elle cherche qques fois ses martyrs (cf. en Tunisie Mohamed Bouazizi)) elle exige force et brutalité… elle veut être dominée, opprimée, et craindre son maître… » Puissance des mots, puissance d’un maître, identification à un chef, un führer, à une idée, une couleur, un drapeau sous lequel les individus se rangent… Puissance au final d’un signifiant maître qui efface le narcissisme des petites différences.
Freud indique aussi à quel point ce lien libidinal, quand il croit dans le sens de l’autre, qu’il fraye vers ses objets, constitue la condition d’évolution des humains qui passent ainsi de l’égoïsme à l’altruisme, condition pour faire œuvre commune, condition de la sublimation. Les hommes ont besoin des idées et des idéaux pour vivre ensemble, idéaux qui nécessitent l’identification à un trait prélevé sur « des grands hommes ». Mais, il indique aussi combien la foule a une pente vers le pire… jusqu’au nazisme qui révère l’état totalitaire et à travers lui le mythe de la termitière où les consciences individuelles sont abolies au profit du tout, le tout-état incarné par le führer. Freud évoque aussi les foules plus organisées, l’Église, l’armée, mais même dans les groupes dotés des meilleures intentions, il ne doute pas que renaisse l’hostilité envers l’autre différent, « la même intolérance envers ceux de l’extérieur qu’au temps des guerres de religion » … « ce à quoi, écrit-il encore, le lien socialiste semble actuellement parvenir »… Freud craignait les totalitarismes, et les horreurs qu’ils engendrent au nom de l’idéal que ce soit celui du communiste ou celui du national socialisme dont en 1921 il pressentait déjà très précisément le danger (p160)…
Dans nos contrées d’Amérique du Nord nous sommes particulièrement travaillés par ce dilemme de la liberté individuelle vs le bien commun.
Au cours du siècle dernier, l’espoir des peuples malmenés s’est fixé sur l’idéal communiste. Je cite Maurice Blanchot dans La communauté inavouable « Le communisme s’il dit que l’égalité est son fondement et qu’il n’y a pas de communauté tant que les besoins de tous les hommes ne sont pas également satisfaits… suppose une humanité transparente… Pas de reste à la limite. C’est l’origine apparemment saine du totalitarisme le plus malsain »
Notre société nord-Américaine est bâtie sur le rejet de cet idéal communiste au nom de la liberté individuelle, mais pas sur le rejet de la dite égalité.
Ça n’est pas sans conséquences et pour avancer sur notre question du vivre ensemble nous oscillons entre
- envisager la communauté de ceux qui se rangent sous la même bannière, à partir de ce qu’ils ont de commun, (voire un Signifiant identitaire autour duquel on se regroupe : gay, victime…) qui s’en servent pour prétendre appartenir à un groupe, un collectif, une association, pourquoi pas une école. (cette option implique qu’il faut avoir identifié au moins un autre différent, point d’appui logique à la constitution du groupe, et vers lequel il peut arriver que l’agressivité se déchaîne, ce qui, une fois fait, préserve la cohésion des membres du clan)
- Ou bien donner préséance à l’individuel et risquer que la rencontre des hommes soient le terrain d’une lutte à finir et jamais éteinte pour les prérogatives de sa liberté. La chute des idéaux (celui de la solidarité par exemple, idéaux dont les hommes ont besoin pour vivre ensemble) caractérise nos sociétés et le souci de l’égalitarisme contribue à cette chute.
Comme autre écueil de nos sociétés je pointerais volontiers le légalisme qui substitue le contrat à l’engagement et à la parole donnée ; la réglementation, l’écrit qui voudrait abolir tous restes et qui annulerait la responsabilité personnelle.
Comment penser une communauté sans la totalité, sans quoi elle vire au totalitarisme ?
Comment une communauté peut-elle identifier en l’autre, chacun, ce qu’il n’a pas en commun, un autre radicalement autre. Je cite encore Blanchot « La communauté ne serait rien si elle n’ouvrait celui qui s’y expose à l’infini de l’altérité, en même temps qu’elle en décide l’inexorable finitude » « … elle s’accomplit tout en persévérant dans l’incomplétude (la revoilà), quand elle se partage, et dans ce partage, expose ses limites, s’expose… » « ..Prendre en charge sa propre infidélité à soi-même et tout en restant soi-même, ne pas cesser d’être autre ». Et puis voici encore une citation, mais cette fois de Jean-Luc Nancy dans La communauté désoeuvrée « Nous sommes semblables parce que nous sommes chacun exposés… au dehors que nous sommes de nous-même »
On voit sans doute la direction que je prends et à laquelle mes lectures m’invitent. Pour rendre la communauté vivable, ce qu’elle échange, doit être marqué du poinçon de la perte, ce qui fait le lien et s’échange dans une communauté dite « vivable », c’est le manque.
Nous pourrions aussi citer Alain Badiou dans son merveilleux et si rafraîchissant Éloge de l’amour, il y parle d’une autre communauté : celle des amants « L’amour est tissé de l’épreuve d’altérité, il en est l’épreuve de vérité » Badiou rejoint ici Lacan avec son « Il n’y a pas de rapport sexuel », c’est l’amour qui y supplée. L’amour est cette expérience de vérité qu’il n’y a pas de rapport, cela ne veut pas dire pas de rencontre, mais la rencontre est une contingence …. C’est le saut au dessus du vide, un risque inouï, qui nous découvre infiniment fragile, qui nous engage vers cette vérité qu’opère la tension de la différence incommensurable et infinie des sexes. Vérité vers l’incommensurable de la différence, gap et gouffre.
Que dire alors, et je terminerai là-dessus de nos communautés de travail ? Freud nous l’indique, si de nos différents points de vue scientifiques nous faisons des églises, il en résultera « la même intolérance envers ceux de l’extérieur que lors des guerres de religion » (p.160) c’est pourquoi je salue l’intiative de Karim Jbeili, qui a invité ses « collègues en humanité » disait-il, et qui œuvrent dans des champs distincts, tous, chacun, insuffisants, mais qui ont besoin de l’autre pour, dit Blanchot, « pour que cette insuffisance soit à nouveau mise en fonction, réactivée, qu’elle s’effectue… », Très freudien ici Blanchot indique : « Seul, l’être se ferme, s’endort, se tranquillise » (on aura reconnu la libido du moi). Mais, le sujet cherche son réveil, « L’être, écrit-il, cherche non pas à être reconnu mais à être contesté ». P.16… : il va, pour exister, vers l’autre qui le conteste. Bref, il cherche l’adresse, le débat, l’échange, la circulation… un des noms en fait de la libido d’objet. La communauté n’est alors plus destinée à nous guérir, nous protéger de la solitude, elle est une manière de nous y exposer.
Lors de la dissolution de son école, Lacan a indiqué son échec : « Je me suis embrouillé » écrit-il dans sa la lettre de Dissolution. Il met en cause la façon freudienne de traiter la dissidence. Je le cite: « On sait ce qu’il en a coûté, que Freud ait permis que le groupe psychanalytique l’emporte sur le discours, devienne Église [7]». Cette remarque lui sert à illustrer ce que l’EFP était en train de devenir et donc, ce qu’il voulait désormais éviter.
La cohésion institutionnelle, il l’avait connue à l’IPA avec sa conséquence d’excommunication dont il avait été la victime. L’argument explicite était celui des séances courtes, mais nous savons désormais que les enjeux étaient bien plus complexes[8]. L’échec, c’est l’analyse de Lacan, part du fait que les conséquences de la découverte freudienne elle-même ont été négligées dans la consolidation de l’Institution. Il lui faut donc en tirer les conséquences et dissoudre. Pour ne pas perdre de vue ce tranchant de la découverte freudienne au profit d’une cohésion groupale, il demande aux analystes de le rejoindre…un par un il ne veut pas « faire un tout »[9].
Au moment de la dissolution, Lacan sait qu’il va bientôt mourir. Je cite ici la lettre que Ramon Menendez a envoyée aux membres de l’APJL pour préparer les prochaines assises sur le savoir du psychanalyste : « Avançons l’hypothèse d’un Lacan encombré par le mythe qu’il est devenu, par l’idéalisation dont il fait l’objet auprès d’un grand nombre de ses élèves et sans doute aussi de ses analysants. Cette thèse n’est pas sans fondement. Dans la convocation aux forums qui ont suivi la dissolution, il fait le choix de provoquer le débat sans qu’il ne soit présent : « Un forum (de l’École) sera par moi convoqué, où tout sera à débattre – ce, sans moi. J’en apprécierai le produit »[10].
« Il me semble, dit Ramon Menendez, que cette mise à l’écart volontaire va dans le sens de mon hypothèse. Elle est d’ailleurs solidaire d’autres passages qu’on retrouve dans la série de documents qu’il écrit autour de la dissolution. Lacan semble faire des efforts considérables pour devenir ce qu’il appelle l’Autre, l’Autre qui manque, « comme tout le monde »[11]. Cela en contraste avec le Lacan idéalisé. Et, de dire Menendez, Je ne suis pas sûr qu’il soit parvenu. » Ramon Menendez nous invite ainsi à ne pas lâcher la question, à la maintenir vivante au sein de nos institutions.
Le « pas faire un tout » évoque la position de Lacan face à ce qu’il appelle la « cause phallique » de Freud. Il n’oublie pas de souligner comment cette cause ne va pas sans bavure.
« Pas faire un tout », voilà qui connote avec le Pas-tout de Lacan, c’est le quanteur qu’il a inventé après Pour tout (Quel que soit), il existe, l’Aumoinzun (l’exception), il nomme enfin le « pas-tout » pour désigner, dans le tableau de la sexuation, ce qu’il en est de la jouissance féminine. Cela peut certainement servir de guide à notre réflexion sur ce que serait une institution guidée par l’expérience analytique. (Institutions de soins inclues)
Voici donc enfin la raison de ce Une de mon titre :
« Le féminin qui ne représente ni les femmes ni la féminité mais la part qui échappe au phallique en chacun de nous »[12] (hommes comme femmes), nous enseigne qu’il y a comme nous indiquait Freud à la fin de sa vie une relation constante entre le féminin et la vie pulsionnelle. « Le féminin a un rapport particulier avec S (A barré) et ce rapport est le résultat du travail psychique de l’analyse qui allège de l’encombrement phallique. » Le féminin n’est pas un donné… dans tous les cas (pour les femmes comme pour les hommes, même si le point de vue est différent) « …il s’agit d’y accéder, d’y consentir. Dès lors le manque transmué en perte pure et simple ouvrirait-t-il à des modes de jouir inédit qui auront des conséquences sur le lien social ? »
[1] Souvent traduit par « sois maître de ton corps » mais qui est en fait un ordre au geôlier de présenter le corps du sujet devant la cour : habeas corpus ad subjiciendum qui signifie littéralement : « que tu aies le corps pour le soumettre »
[2]Quand le verbe se fait chair c’est beaucoup plus grave, c’est ce qu’on constate face à un phénomène psychosomatique. Ceci dit pour faire référence au chapitre sous lequel s’inscrit cette conférence dans le colloque : « Le signifiant captif du corps ».
[3] La chair n’est pas le corps rappelle Pierre Bruno, le corps peut être décharné, ce n’est pas pour autant qu’il n’est pas corps. Dans la même série il rappelle la façon dont, de façon implacable, l’anorexique négative sa chair, et ce faisant c’est la jouissance qu’elle vise, jouissance du rien. Cf dans Les séries de la découverte freudienne, Satisfaction et jouissance, séminaire donné en 1987-1988 par Pierre Bruno.
[4] Lacan, Écrits, « Subversion du sujet et dialectique du désir » (1960), p.819, Seuil, 1966.
[5] J. Lacan, Le Séminaire, livre XX, « Encore », p. 55, Seuil, 1975.
[6] Freud cite le drame de Hebbel Judith et Holopherne … p.159, Essais de psychanalyse, pbp.
[7] LACAN, J. Lettre de Dissolution (1980). In, Autres écrits. Ed du Seuil, Paris, 2001. p; 318.
[8] Je cite ici de grands pans du texte Logique du sinthome et lien social : Freud, Joyce, Lacan que Ramon Menendez a envoyé sur la liste de l’APJL pour préparer les prochaines assises du savoir du psychanalyste. Il a été écrit à partir d’un travail présenté à Milan dans le cadre d’un colloque organisé par l’Associazione Lacaniane Italiana, dont le thème était : Comment faire communauté analytique à partir du sujet de l’inconscient ?
[9] Dans la leçon de son séminaire du 15 janvier 1980, à peine 10 jours après la lettre de dissolution
[10] LACAN, J. Seconde lettre du forum. 11 mars 1981.
[11] LACAN, J. Séminaire du 15 janvier 1980.
[12] Cette conclusion s’inspire directement des actes d’un colloque qui a eut lieu à Biarritz, les 18 et 19 juin 2005 à l’initiative de l’association de psychanalyse Jacques Lacan et qui avait pour titre « Le féminin peut-il renouveler le lien social ? » Ces citations sont extraites de textes rédigés par Claudine Casanova, Pascale Macary et Isabelle Morin.