S’identifier à son corps: un destin pour la pulsion, une fin pour l'analyse

Aude Couturier

Aude Couturier
L’utilisation du terme corps est toujours délicate. Outre sa polysémie, nous ne savons pas bien ce que ce terme désigne, en tout cas pas que le soma.

Il entraîne souvent par opposition le terme esprit et le débat toujours ouvert de leur dualité ou de leur union.

On en a souvent imputé à Descartes la responsabilités, mais je soulignerais plutôt l’effet des concepts dans cette séparation.  L’idée de dualité résulte tout d’abord du langage  lui-même: le concept crée ce qu’il nomme.

Les recherches neuro-cognitivistes relancent la question de la nature de l’esprit et j’ai retrouvé par exemple l’écho de ces débats dans leurs discussions avec les bouddhistes.

Nous pouvons nous aider de la topologie moebienne pour nous donner une représentation du pas l’un sans l’autre.
Cependant au-delà de cette représentation, je pense que cette conjonction reste toujours insaisissable, aussi insaisissable me semble-t-il que celle de la conjonction du corpuscule et de l’onde dans la théorie quantique, comme le souligne l’argument de notre rencontre.

Pour ma part j’avance que j’en ai plus saisi  sur cette conjonction à partir de pratiques  mettant en jeu mon propre  corps (exercices physiques, sports engagés, et aussi la pratique de la méditation assise), plus par toutes ces expériences (et je rappelle ce que disait Michel Foucault : l’expérience c’est ce dont on sort changé) que par ce qui s’en dit dans les discours scientifiques : psychologiques, physiologiques ou autres.

La psychanalyse elle aussi  peine avec cette question.

Je vais reprendre ce que j’y ai trouvé.

Lacan dans la 3ème  en 74 disait : « il y a anomalie entre corps et langage ».

Le langage c’est le psychique de Freud. Une anomalie c’est une irrégularité, une bizarrerie.

Ce terme d’anomalie, on le retrouve dans la théorie quantique quand une invariance classique se trouve brisée une fois que la théorie est quantifiée. Je ne suis pas assez qualifiée pour pousser le rapprochement mais c’est bien quelque chose de brisé  qu’on atteint chaque fois que l’on tente de dire l’éprouvé, de sorte que le corps ne se dit plus qu’en termes d’objets partiels.

La psychanalyse dans sa pratique me paraît  atteindre ses limites à ce point. Car l’éprouvé s’efface dans son dire. Ce qu’on peut rapprocher de la formule  de Lacan : « qu’on dise reste oublie derriére ce qui se dit dans ce qui s’entend »

Ce sont là différents  niveaux d’effacement du sujet.

Que l’éprouvé s’oublie du fait du dire s’observe  p.ex dans le fait que vous ne sentez et ne remarquez pas grand-chose si vous parlez en marchant.   Cette disjonction, l’expérience de la méditation le met bien en évidence.

Cette anomalie, on peut avancer qu’elle a à voir avec l’introduction du concept de pulsion par Freud,  pulsion qu’il définit comme            «  l’exigence de travail qui est imposé au psychique du fait de sa liaison au corporel ».

La pulsion,  Freud  la dit contrainte sinon refoulée du fait de la civilisation, de la culture.

Je vais essayer de reprendre ça dans les schématismes de la structure tel que les concepts lacanien nous donnent la possibilité de le faire, la  structure étant ce que le langage lui-même nous impose comme conditions.

Partant des catégories logiques du carré modal : nous avons leur transcription dans les termes de la sexuation 

Nous pouvons situer dans  ce schéma la fonction paternelle comme la fonction de la signifiance avec ses extensions dans un parcours de valeurs dans  les dimensions du Réel, Symbolique et Imaginaire, schématisme que René Lew  a largement développé.  

La pulsion est là comme la fonction qu’est l`exigence de travail entre le langage et le corps, soit la signifiance.   

Lacan va  faire valoir le stade du miroir au niveau imaginaire, pour rendre compte de l`identification du sujet dans et par l’image du corps.

Le sujet se constitue en s’identifiant à une image qui lui est extérieure ce que Lacan écrit dans la structure  en I :  i(a). Et nous savons l’effet miroir qu’a le regard de l’Autre. Cette modalité de transcriptions produit les identifications qui vont servir de vêtements au sujet,  dit Lacan, sujet barré de s’y croire. C’est le Moi.

Dans la clinique cela s’entend, particulièrement dans les débuts d’analyse, et on le retrouve tout autant dans ses manifestations banales, par ex. dans les revues féminines ou masculines.

On  a de beaux spécimens de ces images proposées à l’identification dans les salles de musculation ! Et justement il me semble que dans ces identifications en miroir, malgré l’exercice physique, dans les performances qui sont recherchées, le corps n’y est pas du tout comme éprouvé. Vous en avez une illustration quand vous faites des exercices sportifs devant un miroir : c’est l’image qui est bougée, comme une marionnette ; il faut s’écarter du miroir pour avoir la sensation de son corps  propre.

 Dans la 3ème  Lacan revient particulièrement sur la place du corps, 

Place où le corps  occupant la fonction de l’imaginaire  se boucle en un tore permettant le nouage borroméen du Symbolique et du Réel (dimensions à ne pas ontologiser et à toujours prendre comme associées).

En développant  ce schéma,  on peut dire que  la fonction pulsionnelle fait « exsister » un corps, qui se vit dans un parcours, où alternent  les différentes positions. Le  corps, « dont il n’y a d’idée comme tel sauf à le briser… » dit Lacan peut être considéré  alors comme une fonction se réalisant extentionnellement en termes  d’objet petit a,  d’images et de discours.

(cf. l’exposé de RL au colloque corps et symptôme à Buenos Aires en 2009)

L’éprouvé s`y manifesterait comme un moment du parcours pulsionnel dans sa valeur corporelle,  entre i(a) et (a), se détachant des représentations spéculaires à distance des signifiants du discours.

Je pense qu’on peut y voir une des manifestations de ce que Lacan a désigné du terme de Jouissance autre, dont il dit qu’elles ne parlent pas. Justement le peut-on ?

Faut-il  voir dans cette reconnaissance – en avoir une connaissance- de l`éprouvé, que je suppose entre le maternel et le féminin, une des raisons de la sensibilité étendue à tout le corps chez les femmes (celle qui y consentent) qui les différencie de la jouissance phallique, langagière, ou d’organe du côté masculin ?

En tout cas on pourrait dire, un peu en écart d’avec théorie freudienne du refoulement, que l’affect  comme élément de la  fonction pulsionnelle est conservé  ou retrouvé dans l’éprouvé grâce à l’abandon, et non pas au refoulement, des représentations  identificatoires imaginaires ou idéales.

Si toute Jouissance passe par le corps,  cependant elle se difracte.

Il y aurait un passage par des modalités de jouissance différentes : la jouissance phallique « hors corps » prise dans le langage, celle que je dirais narcissique prise dans les identifications spéculaires et une « autre » qui s’éprouve hors langage, même si elle se soutient d’un discours sur elle-même,  soit la théorie qui la suppose,  qui fonctionnent comme  fantasme.

Effectivement si le sujet commence son histoire en se cherchant dans les identifications, c’est avec le fantasme qu’il  trouve son assise et sa jouissance.

Ce que Lacan écrit  $ <> a

Si  au cours d’une analyse, ces identifications (imago pour certains) se déconstruisent, qu’en reste-t-il en fin d’analyse ?

Freud s’arrêtait au roc de la castration. Après lui d’autres modèles ont  été envisagés comme celui de Balint  qui proposait une identification à l’analyste comme idéal du moi.

Aujourd’hui on est passé avec Lacan à d’autres conceptions. Il a été souvent avancé que la fin de l’analyse se faisait dans une « traversée du fantasme » tel que (a) perdrait sa fixité …ou encore dans une « identification au sinthome ». Lacan lui-même dans la 3ème trouve que c’est peu. 

Si je reprends mon hypothèse de parcours de la pulsion, on peut dire qu’on peut attendre de l’analyse qu’elle permette un  « achèvement » de la pulsion. Il y aurait un dépassement du refoulement en tant qu’il a porté sur le passage par une des valeurs de la  fonction  du corps. Et  je dirai alors qu’on arrive moins d’une identification au corps qu’à  la reconnaissance, connaissance de,  la valeur de l’éprouvé corporel.

 Ce vécu possible en fin d’analyse je  le retrouve dans le propos d’  un ami analysant que disait : « avant je trainais mon corps, maintenant mon corps me porte. »

On pourrait alors dire qu’on passe de $ <>  (a)  à   $ <>  D. (formule de la pulsion chez Lacan, dans le graphe du désir)

J’admets cette écriture si elle fait valoir l’acceptation de la demande à l’Autre et celle de l’Autre comme paradigme de l’amour et non pas comme aphanasis du sujet dans la demande de l’Autre.

Et pour poursuivre à partir de mon expérience propre, j’aimerai illustrer mon propos  en mentionnant ce qui se découvre par la pratique de la méditation assise dans la tradition bouddhiste.

Par un travail sur la posture, par un détachement des stimuli extérieurs  et une mise en suspend des signifiants du discours, s’établit un rapport différent au corps et un autre fonctionnement de la conscience, qui n’est plus assimilable au moi auquel nous nous référons habituellement  mais qui s’éprouve alors simplement comme vigilance.

Nous avons, je pense, pas mal à appendre sur notre corps-esprit  et nos mode de jouissance à partir de cultures différentes et de pratiques différentes des  nôtres, d’autant que nos langages ne sont pas anomaliques !